Ch. Vimont (p. 25-32).



CHAPITRE IV.


L’Indienne revit Julien ; l’éducation anglaise et réservée qu’elle avait reçue l’eût empêchée de songer la première à ce qu’il lui demandait ; mais cette demande éleva son cœur à une passion telle qu’elle devait la sentir ; elle vit que Julien était à elle sans réserve et pour la vie, elle aima de même. Sa bonté l’eût retenue dans l’Inde, si elle eût cru que le bonheur de M. Berks y était intéressé ; mais M. Berks lui montrait la plus complète indifférence : il ne l’avait épousée que pour des arrangemens de fortune. Anna ne consentit pas tout de suite à suivre son amant ; si l’amour la poussait, une réserve naturelle la retenait : elle craignait de faire suspecter à un Anglais la modestie des Indiennes. Fidèle au sang de sa mère, chérissant les Indes, en connaissant la langue et les poètes, entourée de serviteurs indiens, au lieu de se ranger parmi les vainqueurs, où la plaçait son père, elle était restée sœur des vaincus, qu’elle voyait si loin d’elle, pleurant l’asservissement de l’Indostan et fière de sa gloire passée. Il lui déplaisait de suivre un Anglais à Londres, d’y paraître, avec le teint brun de sa race, au milieu des femmes anglaises, comme une épouse infidèle entraînée par les passions de son climat, doublement vaincue au milieu de ces femmes dont la timidité ajoutait un nouveau prix à la beauté. Habituée à la riante chaleur des Indes, elle redoutait un pays triste et froid. Quand Julien la voyait regretter l’Indostan, il lui offrait d’aller vivre avec elle à Madras ou à Calcutta, et le sacrifice qu’il faisait de son pays faisait désirer à Anna de lui sacrifier aussi le sien. Julien lui parlait de la gloire politique de l’Angleterre, de la carrière que le Parlement offre à un homme de talent ; il lui rappelait qu’elle était Anglaise par la naissance et par la loi. À cela Anna ne répondait qu’en lui montrant dans son miroir ses yeux et son teint, qui contrastaient si fort avec les yeux bleus et le teint pâle de Julien.

« La nature nous apprend, lui disait-elle, si je dois oublier l’Inde, et si je suis Anglaise comme vous dites ; je ne le suis qu’à moitié, et mon âme retourne au pays où elle a trouvé le plus de sympathie. »

S’efforçant de faire aimer à Julien le séjour des Indes, elle parcourait le pays avec lui, tantôt s’abandonnant au doux charme de la mer, tantôt parcourant les rivages au clair de la lune : elle lui contait le culte de ses aïeux, les transformations de Vichnou ; son imagination asiatique rendait la vie à des fables ; et quand Julien lui rappelait la vraie religion, elle souriait, lui disait qu’elle était chrétienne, mais qu’elle se plaisait au récit des livres indiens, que son père ne lui avait pas laissé lire tous. Une vive et folle gaîté était souvent remplacée chez elle par l’immobilité et la tristesse : son amour prenait tous les tons. Julien la pressait de fuir avec lui Bombay, sans décider où ils se fixeraient plus tard. L’Indienne jouissait des prières de son amant, et son indolence ne lui laissait pas négliger les soins qui pouvaient la rendre plus belle ou plus séduisante.

Souvent ils allaient ensemble dans cet endroit où elle avait dîné une fois ; leurs nègres et leur chaise restaient à les attendre, et ils prenaient des barques pour parcourir la mer.

« Des sentimens tendres et empreints de langueur, lui disait Julien avec un amour qui convenait à la beauté pure et à l’air embaumé des rivages, furent aussi déposés par le Créateur dans les âmes du Nord, et c’est en vain que leur religion fabuleuse, si différente de celle de Brama, faisait naître l’homme de la neige. Le ciel du Nord a aussi son pouvoir, il éveille des pensées plus tristes, des douleurs plus profondes. »

Tout ce que la grâce et la beauté a donné aux femmes de l’Asie le ravissait durant ces chastes nuits ; rien ne pourrait rendre, pour les Européens, le charme de l’Indienne, la mollesse de sa taille, la langueur de ses yeux, son abandon, sa timidité délicieuse, ces impressions vives et variées dont le soleil de l’Indostan paraît son âme de feu. Un soir, en revenant au rivage, elle s’aperçut qu’elle avait perdu un grand schall de Cachemire dont elle avait entouré ses pieds ; elle le fit chercher dans le bateau. Julien, retournant sur mer pour le ravoir, l’aperçut qui flottait au loin, moitié s’enfonçant dans l’eau, moitié gonflé par le vent. Il le rapporta à l’Indienne, qui l’attendait, en rêvant, assise sous un palmier. Ils revinrent tard dans la nuit ; leurs deux chaises cheminaient à côté l’une de l’autre ; ils se parlaient du pays, des fleuves, des mers, ne pouvant exprimer leur amour sans être entendus, et s’exprimant, à la manière indienne, par des allégories.

Julien ne pouvait plus supporter cette vie ; Anna était lasse de sa résistance ; ses yeux cachaient mal son trouble ; le feu, que les Indiens adorent, consumait son âme tendre. Julien l’enleva malgré ses larmes ; il la déposa sur un vaisseau prêt à mettre à la voile pour l’Angleterre ; il l’entoura de serviteurs et d’oiseaux indiens ; il lui fit traverser les mers.