L’Inde française/Chapitre 43

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 250-258).

CHAPITRE XLIII

LA LÉGISLATION DE MANOU


C’est de l’extrême Orient, a-t-on dit, que nous vient la lumière. À ne considérer que superficiellement les énormités qui se produisent dans les pays du soleil, les préjugés des castes diverses, le fanatisme absolu qui a résisté aux efforts du temps, au mélange des races et au contact d’une immigration plusieurs fois renouvelée, on ne croirait pas qu’il en pût être ainsi.

Rien n’est plus vrai, cependant. Cette vérité ressort jusqu’à l’évidence des travaux des magistrats qui, depuis trente ans, se sont succédé dans le poste éminent de chef de la justice dans l’Inde. Appelés à prononcer, chaque année, le discours de rentrée connu sous le nom de Mercuriale, ils ont été naturellement amenés à approfondir, dans ses origines et dans sa philosophie, la législation hindoue, dont l’étude et l’application sont obligatoires pour les magistrats français.

La cour et les tribunaux reprennent leurs travaux au mois de mars. La rentrée s’accomplit avec une grande pompe, dans un vaste édifice situé au bord de la mer, sur la limite du cours Chabrol. Le gouverneur y assiste avec son état-major et l’élite des fonctionnaires. La population indigène, dans ses habits de gala, se presse à ces solennités de la justice.

C’est dans une de ces cérémonies qu’en écoutant le procureur général, qui avait pris pour texte de son discours le livre de Manou, j’ai pu comprendre tout ce que notre civilisation européenne doit à celle de l’Asie.

Lorsque la Grèce et Rome s’organisaient, les sages, ces grands citoyens à qui incombait la mission de fixer par des principes les destinées de leur pays, allèrent partout cherchant les traditions du passé, cette sagesse accumulée par les siècles. Ils fouillèrent surtout l’Égypte et l’Inde, et en revinrent chargés d’une abondante moisson.

Les lois des Douze Tables, résume concret de la législation primitive de Rome, qui, gravé sur l’airain et précieusement gardé au Forum, survécut à tous les bouleversements et ne disparut de la grande cité qu’emporté par l’invasion des barbares, portaient en plus d’un endroit la trace de cette origine et de ces nombreux emprunts.

Manou vivait douze cents ans environ avant l’ère chrétienne. Son livre, dont un éloquent orateur nous faisait passer sous les yeux les textes les plus saillants, fut pour moi un sujet d’étonnement profond et une véritable révélation. Quelle fermeté dans les principes ! Quelle logique dans les déductions ! Quelle haute et irrécusable sagesse !

De chaque citation sortaient de singulières analogies avec les lois et les institutions, de notre vieille Europe. Certains textes me frappèrent au point que je ne résistai pas à l’envie de les recueillir. Peu de personnes, même parmi les plus érudits, les connaissent en France. À moins d’être un savant indianiste, qui s’occupe de remonter le cours des âges pour extraire d’un fouillis de documents la quintessence d’une morale et d’une législation spéciales ?

Le livre de Manou se composait primitivement de cent mille versets ou slocas, nombre qui, par suite de retranchements et de remaniements successifs, fut réduit à quatre mille. Ainsi que le Koran, son code est une sorte d’Évangile comprenant tout ce qui touche à la vie sociale, à la conduite civile ou religieuse de l’homme.

Il est l’interprétation la plus fidèle et la plus pure des Védas, livres sacrés de l’Inde, dont la connaissance n’a été que très-imparfaitement acquise aux investigations du dehors et, du reste, superficiellement révélée.

Manou pose, comme base de l’édifice social, cet axiome qui a été, mais dans une certaine mesure seulement, à l’usage des gouvernements, autocratiques de l’Europe :

« Toute justice émane du roi. » Dans Manou, la justice, c’est la toute-puissance ; c’est le roi.

Qu’il lance les foudres vengeresses ou qu’il le fasse assister aux tranquilles débats d’un procès civil, le législateur représente le monarque assis ou debout, modeste dans ses habits et dans ses ornements, humble de maintien, entouré de brahmanes et de conseillers expérimentés, et rendant la justice, appuyé sur la loi éternelle.

Mes lecteurs verront peut-être avec intérêt quelques-uns de ces préceptes pleins de force et d’énergie, bien qu’ils soient consacrés à imposer aux peuples une soumission aveugle aux volontés du prince et à assurer à celui-ci un droit absolu de vie et de mort sur ses sujets ou plutôt sur ses esclaves.

En tenant compte du temps où s’est produit le livre de Manou, des mœurs et du fétichisme des adeptes, on sera forcé d’admettre, une fois, le principe d’autorité accepté, qu’il n’a jamais été plus éloquemment ni plus poétiquement proclamé.

On lit au livre VII :

Sloca 3. — Ce monde privé de rois, étant de tous côtés bouleversé par la crainte, pour la conservation de tous les êtres, le Seigneur créa un roi.

Sloca 6. — De même que le soleil, le roi brûle les yeux et les cœurs, et personne sur la terre ne peut le regarder en face.

Sloca 7. — Il est le feu, le vent, le soleil, le génie qui préside à la lune, le roi de la justice, le dieu des richesses, le dieu des eaux et le souverain du firmament par sa puissance.

Sloca 8. — On ne doit point mépriser un monarque, même encore dans l’enfance, en se disant : c’est un simple mortel, car c’est une grande divinité qui réside sous cette forme humaine.

Sloca 14. — Pour aider le roi dans ses fonctions, le Seigneur produisit, dès le principe, le génie du châtiment, protecteur de tous les êtres, exécuteur de la justice, son propre fils, dont l’essence est toute divine.

Sloca 15. — C’est la crainte du châtiment qui permet à toutes les créatures mobiles et immobiles de jouir de ce qui leur est propre et qui les empêche de s’écarter de leurs devoirs.

Sloca 16. — Après avoir bien considéré le lieu et le temps, les moyens de punir et les préceptes de la loi, le roi inflige le châtiment avec justice à ceux qui se livrent à l’iniquité.

Sloca 17. — Le châtiment est un roi plein d’énergie. C’est un administrateur habile ; c’est un sage dispensateur de la loi. Il est reconnu comme le garant de l’accomplissement du devoir des quatre ordres.

Sloca 18. — Le châtiment gouverne le genre humain ; le châtiment le protège, le châtiment veille pendant que tout dort ; le châtiment c’est la justice, disent les sages.

Le livre de Manou consacre aussi le principe de la délégation. Le roi, quand il ne jugeait pas lui-même, pouvait charger un brahmine instruit du soin de remplir son office. Le législateur montre une remarquable sollicitude pour le choix de ces délégués.

« Que le prince, dit-il au sloca xx, du chapitre VIII, choisisse, si telle est sa volonté, comme interprète de la loi, un homme de la classe sacerdotale qui n’en remplit pas les devoirs et qui ait d’autres recommandations que sa naissance, ou, à défaut de brahmine, un schatria ou un wayssia, mais jamais un homme de la classe servile. »

Manou pensait sans doute, comme plus tard le divin Homère, que l’homme plongé dans l’esclavage ou réduit à la domesticité perd la moitié de sa vertu.

Certes ces préceptes, qui tendent à courber toutes les têtes devant une seule, ne sont plus de notre époque ; nous aimons la liberté parce que nous la croyons compatible avec le respect de l’autorité et qu’elle est l’essence de la dignité humaine ; mais le législateur indien s’adressait à des races primitives, crédules autant que barbares ; il avait à créer une société et une civilisation, et il avait compris qu’il n’atteindrait pas le but s’il ne frappait les masses d’une salutaire terreur.

Là où éclatent la haute pensée et la prudente morale du législateur indien, c’est dans les devoirs qu’il trace aux juges et dans les préceptes qui doivent leur servir de règle de conduite. On retrouve dans ses prescriptions la poésie naïve et forte à la fois des premiers âges. Ici les préceptes sont plus acceptables. Empruntons en quelques-unes au livre que Manou leur consacre :

Sloca 12. — Lorsque la justice, blessée par l’injustice, se présente devant la cour et que les juges ne lui retirent pas le dard, ils en sont eux-mêmes blessés.

Sloca 17. — La justice est le seul ami qui accompagne les hommes après le trépas, car toute autre affection est soumise à la même destruction que le corps.

Sloca 18. — Un quart de l’injustice d’un jugement retombe sur celui des deux contestant qui en est cause, un quart sur le faux témoin, un quart sur tous les juges, un quart sur le roi.

Sloca 19. — Lorsque le coupable est condamné, le roi est innocent, les juges sont exempts de blâme, et la faute revient à celui qui l’a commise.

Sloca 28. — Que le roi ou le juge nommé par lui découvre ce qui se passe dans l’esprit des hommes par le son de leur voix, la couleur de leur visage, leur maintien, l’état de leur corps, leurs regards et leurs gestes.

Sloca 31. — Le témoin qui dit la vérité en faisant sa déposition parvient aux séjours suprêmes et obtient dans ce monde la plus haute renommée. Sa parole est honorée de Brahma.

Sloca 84. — L’âme (atmâ) est son propre témoin, l’âme est son propre asile. Ne méprisez jamais votre âme, ce témoin par excellence des hommes.

Sloca 85. — Les méchants se disent : personne ne nous voit, mais les dieux les regardent de même que l’esprit (pouroucha) qui siège en eux.

Sloca 86. — Les divinités gardiennes du ciel, de la terre, des eaux, du cœur humain, de la lune, du soleil, du feu, des enfers, des vents, de la nuit, des deux crépuscules et de la justice, connaissent les actions de tous les êtres animés.

Sloca 91. — Ô digne homme ! tandis que tu te dis : je suis seul avec moi-même, dans ton cœur réside sans cesse cet esprit suprême, observateur attentif et silencieux de tout le bien et de tout le mal.

Sloca 92. — Cet esprit qui siège dans ton cœur, c’est un juge sévère, un punisseur inflexible, c’est un Dieu ! Si tu n’as jamais eu discorde avec lui, ne va pas en pèlerinage à la rivière de Ganga ni dans les plaines de Courou.

Je borne là mes citations ; aller plus loin serait abuser de la bienveillance de mes lecteurs. Elles doivent suffire pour justifier à leurs yeux l’intensité des impressions que j’emportai de cet exposé d’une législation qui a pour elle la concision et la clarté et qui, malgré les siècles et l’expansion des lumières, est encore la règle inflexible d’innombrables populations.

Il y a, dans ces textes si caractéristiques, une vérité éternelle, qu’on ne saurait méconnaître et à laquelle ont rendu hommage tous ceux qui ont eu pour mission d’approfondir l’œuvre de Manou et d’en coordonner les éléments avec ceux de la législation européenne. Ces éléments constituent encore aujourd’hui le code que les magistrats français et anglais appliquent dans la répartition de la justice aux natifs ou dans les procès entre natifs et Européens.