L’Inde française/Chapitre 42

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 245-249).

CHAPITRE XLII

SUPERSTITIONS INDIENNES


Ce que j’ai surtout voulu faire connaître, c’est la vie indienne dans ses plus singulières manifestations, dans ses plus naïves croyances. Et qu’on ne croie point qu’elles soient propres aux populations natives seules : les préjugés et les superstitions sont de nature contagieuse.

J’ai connu à Pondichéry un blanc d’une intelligence remarquable, parfaitement doué par la nature et par l’éducation, riche négociant à la tête de grosses affaires qui s’était, sous ce rapport, étrangement indianisé.

Avant de s’établir dans une maison, il consultait les auspices, il faisait intervenir les brahmes. La caisse devait être placée dans une orientation favorable et suivant l’état des constellations dans le ciel.

L’installation faite, si le commerce prospérait, tout était strictement maintenu dans le même état ; pas un clou n’était déplacé. Si, au contraire, les affaires avaient mal marché, on bouleversait tout de fond en comble.

La toilette extérieure des maisons se renouvelle souvent dans l’Inde où l’on aime les couleurs riantes et variées. La maison de mon ami gardait la teinte sombre qu’y avaient déposée les intempéries des saisons : les années se succédaient prospères. Un jour le vent tourna, l’immeuble fut impitoyablement abandonné.

Le propriétaire du procureur général était un riche Babou malabar, en contact journalier avec la population européenne. La fréquentation aurait dû lui élargir un peu l’esprit et développer en lui le sentiment du bon goût. Ayant fait élever un étage sur sa maison à rez-de-chaussée, au-dessus des fenêtres de sa nouvelle construction, il fit peindre deux rosaces abominables, présentant confusément un mélange de toutes les couleurs.

Cette horrible peinture, sur laquelle se jouaient les rayons ardents du soleil, aveuglait les visiteurs. Le locataire, homme du monde d’une grande distinction, gémissait de voir l’odieux barbouillage qui déshonorait son habitation, et dont il ne pouvait s’expliquer ni le but ni le prétexte. Il s’en plaignit au Babou :

— Comment vous êtes-vous décidé à badigeonner ainsi votre immeuble ?

— Vous ne voyez donc pas, répondit l’honnête propriétaire, que cette peinture est là pour attirer et figer les regards des divinités ennemies qui rôdent sans cesse autour de nous.

— C’est l’effet du paratonnerre que vous espérez de votre affreux badigeonnage ? demanda le procureur général.

— Oui, attirés et fascinés par l’éclat de ces couleurs, les yeux des divinités malfaisantes ne verront point les splendeurs et les riches proportions de votre demeure. Ainsi toutes les mauvaises inspirations que suscitent leur jalousie et leur colère vous seront épargnées, vous vivrez heureux sous la protection des dieux propices.

— Vous croyez que vos dieux peuvent être jaloux de simples mortels ?

— Incontestablement, non pas Brahma le Créateur, non pas Wichnou le Conservateur, pas même Siva le Destructeur, trop haut placé pour vouloir moins que des catastrophes grandioses, mais les dieux de la suite de Siva, les dieux méchants sont terriblement envieux et ils ne se gênent point pour tracasser un homme.

— C’est bien mesquin de la part de ces immortels.

— Que voulez-vous ? cela les distrait et maintient ici-bas une salutaire crainte, une discipline dont les grands dieux n’ont guère le temps de s’occuper.

— Et vous êtes sûr que votre badigeonnage me met à l’abri des vexations des petites divinités ?

— Aussi sûr que je le suis de causer avec vous en ce moment. Je vous affirme que ces couleurs les aveuglent et qu’elles vous laisseront tranquille.

— J’accepte en ce cas le barbouillage, quoique je tienne vos petits dieux pour de pauvres hères.

— Ah ! ne blasphémez point, car s’ils ne vous voient point, ils pourraient vous entendre et vous feraient subir mille ennuis.

J’ai fait ressortir plusieurs fois déjà la désespérante uniformité de la vie dans l’Inde. Le ciel d’un azur implacable pendant dix mois de l’année, l’absence d’hiver, la régularité des jours et des nuits égaux en longueur, ne contribuent pas peu à produire cette monotonie qui engendre assez rapidement le spleen, puis la nostalgie.

On ne s’étonnera donc pas d’apprendre que je saisissais avidement toutes les occasions de sortir de la léthargie dans laquelle j’étais ordinairement plongé.

Elle est tellement accablante que, malgré les merveilles d’une nature sans rivale, l’immensité des horizons, la facilité de l’existence contemplative, on ne tarde point à regretter les agitations et les soins de la vie parisienne, l’atmosphère humide, les maisons étroites divisées en mille petits compartiments où vivent parquées des familles entières.

Dans l’orient, l’air, l’espace, la verdure, les fleurs ne sont mesurés à personne ; ils sont mesurés à tous en Europe, et pourtant on a la nostalgie de l’Europe lorsqu’on en est quelque temps exilé. Un esprit actif se plie difficilement, du reste, à l’éternelle contemplation des beautés éternelles de la nature, lorsque rien ne ternit un instant sa magnificence.

La rentrée de la cour et la distribution des prix du collège malabar de la mission étaient deux de ces rares occasions que je ne laissai point échapper. Il m’est resté de ces solennités des impressions que j’ai précieusement gardées et qui m’ont donné, sur l’histoire et sur l’ethnographie des peuples de l’Inde, des notions que je n’aurais pu acquérir que par des études continues et par un séjour prolongé.

Je dois à la vérité d’ajouter que l’obligeance de M. le procureur général Ristelhueber a donné à mes souvenirs une incontestable autorité, et que j’ai eu recours à la mémoire de l’éminent jurisconsulte chaque fois qu’un doute s’est présenté à mon esprit en matière de législation hindoue.