L’Inde française/Chapitre 39

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 227-231).

CHAPITRE XXXIX

UN MARIAGE INDIEN


Ce qui fut dit fut fait. Je fis appel à plusieurs personnes qui consentirent à partager avec moi le soin de préparer cette fête qui, aux yeux d’un Européen fraîchement débarqué, aurait passé aisément pour un conte des Mille et une nuits.

Toute la colonie européenne reçut des invitations. Dès que le bruit se répandit en ville que le gouverneur avec sa famille et les hauts fonctionnaires de la ville blanche honoreraient la ville noire de leur présence, chacun fit ses préparatifs pour s’y rendre. Les femmes mirent dehors leurs toilettes les plus meurtrières. Celles qui en avaient arborèrent leurs diamants.

Dès neuf heures du soir commença le défilé des voitures et des palanquins : on n’entendait, dans la longue et large avenue qui conduit de la ville proprement dite, à la cité beaucoup plus peuplée des indigènes, que le chant cadencé des coulis, le claquement des fouets et le pas sonore des chevaux. Les véhicules couraient au milieu des groupes parmi lesquels brillaient des milliers de torches.

Toutes les maisons de la ville noire, qui appartenaient à des notables, étaient illuminées ; mais l’éclat des lumières pâlissait devant celui que lançait, dans toutes les directions, la maison nuptiale inondée, du faîte à la base, de feux aux couleurs diverses qui semblaient jaillir de l’amoncellement de verdure et de fleurs sous lequel disparaissaient ses murs de stuc.

Un commissaire se tenait sous la vérandah formant le premier vestibule et offrait à chaque visiteur un billet de tombola et, de plus, à chaque dame, un éventail. Dans un second vestibule, des serviteurs, vêtus de riches habits, passaient autour du cou des hommes un cercle de fleurs au parfum pénétrant, qui descendait jusqu’à la ceinture ; les dames recevaient, chacune, un admirable bouquet, enchâssé dans une gaine en argent ciselé ou en ivoire sculpté.

Lorsque toute la société fut réunie dans un vaste salon, dont les murs étaient formés de vérandahs à colonnes de marbre rouge, les mêmes serviteurs arrosèrent avec de l’eau de senteur le triple rang de femmes élégantes qui avaient pris place sur des banquettes, dorées. Ils se servaient pour cette aspersion de vases en vermeil fermés, comme les cassolettes, par un couvercle percé de petits trous.

Quand la voiture du gouverneur fut annoncée par les coureurs d’Arounassalom, la commission tout entière se porta au-devant du chef de la colonie, et le maître de la maison lui-même le conduisit à la place d’honneur qui lui était destinée.

Au même instant, les flammes de Bengale jaillirent avec plus de force des bassins qui les contenaient ; les boîtes éclatèrent de toutes parts, et la bruyante fanfare de cymbales, de trompettes et de tambours fit retentir les airs.

L’arrivée du gouverneur marqua le commencement de la fête. Un orchestre, qui ne valait pas précisément ceux de nos théâtres lyriques, mais qui avait le mérite de jouer sur des instruments à peu près acceptables et selon les principes de la musique, fit entendre des airs de danse, et les amateurs se mirent en branle, tandis que les gens dits raisonnables, parce qu’ils ne dansent plus, prenaient possession des tables de jeu installées dans une pièce voisine.

Un observateur aurait pu remarquer, en regardant attentivement les grillages qui séparaient les vérandahs intérieures des autres pièces de la maison, les têtes curieuses des femmes indiennes qui assistaient, cachées, à ce spectacle qu’elles n’avaient jamais vu, car si les femmes des castes inférieures vont et viennent dans les rues à peine vêtues d’un pagne transparent, les femmes des hautes castes se cachent avec soin des Européens. La loi religieuse ne leur défend pas de se montrer ; mais la jalousie des maris a ajouté aux prescriptions de Manou un codicille de sa façon.

Vers onze heures les danses cessèrent ; on passa dans une vaste salle de marbre où était dressé, sur plusieurs tables, l’un des festins les plus merveilleux auxquels j’aie jamais assisté. On mangea les mets recherchés que produit l’art des Vatels européens, les denrées les plus coûteuses, les fruits les plus savoureux ; les libations furent faites avec les vins des crus les plus renommés. L’hôte de ce palais enchanté avait mis à contribution la Bourgogne, l’Aquitaine et la Champagne ; il avait emprunté, en outre, à l’Espagne, à l’Italie et aux îles ce qu’elles avaient de meilleur en produits liquides.

Après ce repas, dont l’or, l’argent et le vermeil encadraient les merveilles, les danses reprirent avec une animation nouvelle. Elles ne furent suspendues que vers une heure du matin, moment où apparut le fameux moulougouthani, sur lequel on se jeta avec enthousiasme. J’ai dit l’infaillible succès qu’obtient le bouillon de poivre parmi les Européens résidant dans l’Inde. C’est du fanatisme.

La tombola fut tirée à quatre heures du matin, pendant une nouvelle interruption de la danse. Les lots étaient, pour la plupart, d’une certaine richesse et d’une grande élégance. Il y avait parmi eux des cachemires, des dentelles et des soieries de l’Inde, des boîtes à parfums, de très-beaux éventails, des statuettes, des ouvrages en or, en argent, en ivoire, en ébène et en écaille, des palanquins en réduction, des bijoux et des pierres précieuses, et ces mille objets que l’artisan indien cisèle simplement, mais supérieurement.

Le gouverneur quitta la fête après le tirage de la tombola, mais les danses continuèrent jusqu’à six heures du matin ; on vint alors nous avertir que le déjeuner était servi. C’était une seconde édition du souper, à laquelle personne ne toucha pour ainsi dire ; enfin, les retardataires prirent congé du maître de la maison en l’accablant de félicitations.

Après le départ de la société européenne, les serviteurs de l’opulent Babou n’auront probablement pas manqué de purifier les lieux profanés par la présence des infidèles. Ces braves Indiens avaient admiré, pendant toute la nuit, les hôtes de leur maître, mais ces hôtes étaient des maudits à leurs yeux, et ils se seront cru obligés d’effacer avec des parfums, l’empreinte de leurs pas sur les dalles de marbre.

Je ne sais pas au juste ce que coûta à Arounassalom cette fantaisie de nabab ; mais je sais bien que peu de rajahs pourraient s’en permettre de semblables, et que le Grand Mogol lui-même, au temps de sa splendeur, n’aurait dépassé le négociant de Pondichéry, ni en savoir-vivre, ni en magnificence, ni en charité.