L’Inde française/Chapitre 40

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 232-239).

CHAPITRE XL

LA PAGODE DE VILLENOUR


Les cérémonies religieuses chez les Indiens sont bien faites pour éveiller la curiosité et les investigations des étrangers. Ce n’est pas le côté le moins bizarre de leur civilisation. Leur vie intime, ordinairement murée, devient impénétrable lorsqu’il s’agit du culte intérieur.

Nul profane n’en a sondé les mystères ; les Européens se gardent de recherches qui, aux yeux de ces populations fanatiques, seraient considérées comme des souillures ou des profanations. J’ai lu quelque part que des voyageurs avaient été admis, moyennant des cadeaux aux brahmes, à assister aux actes secrets de l’intérieur des pagodes. Il n’en est rien : les portes des pagodes sont hermétiquement fermées, et celui qui oserait les franchir n’en sortirait pas vivant.

Un seul homme a tenté d’y pénétrer une fois ; c’est le général duc de Saint-Simon, le gouverneur le plus populaire qu’ait eu l’Inde française après l’amiral de Verninac. Eh bien ! M. de Saint-Simon n’a dû qu’à son immense popularité, à l’affection profonde de la population indigène, de se tirer sain et sauf d’une tentative qu’il ne poussa pas jusqu’au bout d’ailleurs.

Je ne puis donc parler que des cérémonies extérieures qui, à des époques déterminées, se célèbrent avec une grande pompe et appellent chez nous, des points les plus éloignés de la péninsule, les sectateurs de la Trimourti indienne.

Au nombre de ces cérémonies est la fête de l’Agriculture qui, au mois d’avril de chaque année, a lieu à Villenour, chef-lieu d’un des districts français les plus peuplés et les plus riches.

La pagode de Villenour est d’un effet saisissant. Vaste quadrilatère entouré d’une muraille de granit, elle présente la configuration de tous les antiques monuments de ce genre disséminés sur le territoire indien.

Sur chaque face s’élève une tour qui dresse vers le ciel un monde de statues, de colonnettes et de sculptures, véritable fouillis dont l’œil ne peut saisir les détails infinis.

Au milieu de l’enceinte s’étend un vaste étang au centre duquel est bâti, sur pilotis, un élégant pavillon. Là se font les ablutions si chères aux indigènes. Ainsi que le Koran, le livre de Manou les prescrit comme une étroite obligation imposée aux fidèles. C’est une mesure d’hygiène populaire sous l’apparence d’une prescription religieuse.

L’immense emplacement contient de nombreuses constructions affectées à la famille brahmanique des desservants et aux innombrables serviteurs attachés au culte.

Quoique la pagode de Villeneur soit loin d’avoir la réputation de sainteté de celle de Jaggernaut, ses fêtes sont très-suivies. On y vient du territoire anglais. Les autorités sont convoquées d’ordinaire, et j’ai eu la bonne fortune d’y assister plusieurs fois en compagnie du gouverneur et des hauts fonctionnaires de Pondichéry.

Le personnel artistique de la pagode vint au-devant de nous pour nous faire honneur. Il se compose en particulier de porteurs de gigantesques trompettes en cuivre. Celles qui firent tomber les murs de Jéricho n’avaient certes pas cette effroyable dimension ni des sons aussi effrayants.

Les abords du temple étaient garnis d’une affreuse et complète exhibition des infirmités et des folies humaines. La cour des Miracles n’a jamais, à coup sûr, rien offert de plus hideux.

Des squelettes vivants gisaient sur le sol, où s’étalaient toutes les formes de la lèpre, l’éléphantiasis avec ses pieds monstrueux, le lupus aux chairs livides et profondément ulcérées, la carie mettant à nu des tronçons de pieds et de mains.

À côté des affections résultant de la fatalité humaine, se montraient toutes les insanités et toutes les barbaries que s’inflige la superstition.

Sur un espace d’un mètre carré, calciné par le soleil, j’aperçus une tête rasée, figurant sur la terre comme la tête du décapité parlant. Le corps enfoui dans le sable disparaissait entièrement.

Ce martyr volontaire restait ainsi depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, et j’entendais dire dans la foule que des œufs, placés sur son crâne durcissaient sous cette influence torride.

Plus loin une vieille femme qui, vingt ans auparavant, avait fait vœu de tenir le bras droit levé vers le ciel, circulait parmi la foule. Le membre ankylosé avait acquis la rigidité du fer.

Une autre s’était astreinte, par expiation, à garder une de ses mains toujours fermée ; les ongles avaient poussé et s’étaient fait jour par la partie supérieure.

Un Hindou suspendu, la tête en bas, au-dessus d’un foyer ardent, se balançait pendant des heures entières aux applaudissements frénétiques de la foule.

Ce qui me frappa le plus, ce fut un enfant de dix à douze ans, couronné de fleurs à forte senteur et barbouillé de poudre de sandal. Son buste était nu. Il avait le flanc traversé de part en part par une large épée dont la pointe ressortait de plusieurs pouces.

L’enfant circulait allègrement à travers les groupes de curieux. Je le saisis au passage afin de me rendre compte du truc ingénieux qui faisait de ce joyeux garçon une victime expiatoire. J’avoue à ma honte qu’il me fut impossible d’y rien comprendre. Les Indiens excellent, on le sait, dans ces sortes d’escamotages.

Ma revue des martyrs volontaires se termina par l’examen d’un indigène extraordinairement ventru qui n’avait pour tout vêtement qu’un langouti. Il faisait promener sur son volumineux abdomen un énorme scorpion noir de la plus dangereuse espèce.

Nous nous fîmes jour avec assez de peine à travers une foule bigarrée, compacte, bruyante, transportée d’une joie tenant de la folie, quand nous fumes rassasiés d’un spectacle que peuvent seuls présenter les pays perdus de l’extrême Orient, et nous atteignîmes enfin le centre de la fête.

Un char de la hauteur d’un quatrième étage se dressait devant nous. C’était le char de la pagode, véritable monument, construit en bois de teck massif, et reposant sur quatre roues pleines, larges comme l’étaient les aubes de nos plus forts transatlantiques.

Quatre câbles formidables, gros comme les haussières d’un vaisseau à trois ponts, s’élongeaient devant le char. Quatre mille indigènes environ, en habits de fête, se tenaient prêts à saisir les câbles. L’inaltérable crédulité des Indiens affirme que, lorsque le char exécute sans encombre le tour de l’immense périmètre de la pagode, l’année est sûrement féconde.

En tête de la colossale machine, on aperçoit un quadrige de chevaux à robes impossibles : verte, jaune ou violette ; on dirait qu’ils vont s’élancer dans l’espace. C’est l’œuvre d’un sculpteur naïf.

Au-dessus de ce monstrueux attelage est le plateau sur lequel trône la divinité. Des théories de bayadères, vêtues de pagnes éclatants, couvertes de bijoux précieux et de fleurs odorantes, s’enlacent et se dénouent autour du dieu, agitent des éventails en plumes et lançant des nuages d’encens.

Comme je tiens à ne perdre aucun détail de ce spectacle et à bien saisir les nuances, après avoir joui d’un peu loin de l’ensemble que je trouve harmonieux, je m’approche, je regarde ; je recule soudain malgré moi.

L’immense char est sculpté à jour. De sa base à son faîte se déroulent une série de scènes dont rougirait la Vénus impudique elle-même. Les cauchemars de la débauche, les conceptions les plus monstrueuses de l’imagination en délire, les fantaisies les plus insensées sont épuisés et dépassés.

Les musées secrets qui ont révélé à notre siècle les tristes manifestations de la vie grecque et romaine pâlissent devant la vieille corruption du génie indien, qui a fait de l’obscène Lingam l’une des incarnations de leurs dieux.

À un signal donné, l’attelage humain saisit les câbles et produit un effort puissant ; le char s’ébranle, les roues crient ; une immense clameur sort de la foule : l’épreuve sainte est commencée.

Nulle victime volontaire ne se précipita sous les roues du char ; la prévoyance de l’administration avait placé devant chaque roue un gardien vigilant dont la mission était de s’opposer à la folie contagieuse des suicides pieux.

À Jaggernaut, le fanatisme a les coudées plus franches. On assure cependant que soit par faute de précaution, soit par surprise, deux Indiens fanatiques se firent broyer sous les yeux de M. le commissaire général Bontemps, l’un des successeurs de M. de Verninac dans le gouvernement de l’Inde.

Si cet événement a eu lieu, il s’est passé longtemps après mon séjour à Pondichéry ; mais il ne constitue qu’une exception. La pagode de Villenour n’a pas le sinistre privilège de celle de Jaggernaut, dont les fêtes se renouvellent une fois par mois.

À Jaggernaut, l’immoralité est plus grande, le fanatisme plus accentué, les pèlerins plus nombreux, les danses des bayadères plus lascives, et le sang coule à flots à chaque promenade du char. On ne compte pas moins de cinq à six mille victimes par an autour de ce temple consacré à Krichna ; la route qui mène de ce point à Bénarès est ordinairement jonchée de cadavres.

Revenons à la fête de l’Agriculture de Villenour. Le char avait triomphalement accompli son cycle, et cet heureux événement fut salué par les acclamations des quatre mille individus qui le traînaient et de l’énorme foule qui l’accompagnait.

Hommes, femmes et enfants n’avaient cessé de pousser des hurlements pendant le voyage. Ils redoublèrent à la fin de l’épreuve qui promettait une année féconde. Elle le fut, en effet, et ce résultat, dû probablement à de bonnes conditions atmosphériques, la superstition ne manqua point de l’attribuer à la faveur dont jouissait l’amiral auprès des divinités, ce qui augmenta considérablement sa popularité.