L’Inde française/Chapitre 33

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 193-201).

CHAPITRE XXXIII

UN SAUVAGE CIVILISÉ


Nos colonies ont été de tout temps les exutoires de la métropole. Lorsqu’un fils de famille tourne mal, ses parents, s’ils ont des relations dans le monde officiel, obtiennent pour lui un emploi qui l’éloigne du théâtre de ses folies et facilite sa conversion au bien.

Au nombre des viveurs, battus par la tempête, qui étaient venus s’échouer sur la côte de Coromandel, à leur tête peut-être, était placé un homme jeune encore, un peu trapu, vigoureusement trempé et d’une force musculaire incomparable, que M. de Verninac, en 1848, alors il occupait le ministère de la marine, avait emballé pour l’Inde, à la recommandation de son beau-frère.

L… avait été placé à la direction du domaine, seule administration ouverte dans nos départements d’outremer à ceux qui ne font pas partie de la hiérarchie maritime. Fatigué autant que dégoûté, à force d’avoir vécu vite, à l’exemple de beaucoup d’autres, L… venait de serrer les nœuds de l’hyménée, au moment où les événements politiques rapprochèrent de lui son ancien protecteur.

L’expérience et le temps avaient accompli chez ce personnage une métamorphose complète. Il ne restait plus rien en lui du viveur d’autrefois, du coureur d’aventures, du riche bohémien qui avait jeté sa fortune à tous les souffles de son caprice, dont le jeu, les duels et les faciles amours avaient été longtemps les seules occupations.

Dépouillé, en moins de trois ans, de l’héritage paternel qui s’élevait pourtant à un million, n’ayant en perspective que des espérances lointaines, le dissipateur eut assez de force de caractère pour rompre avec les vices qui l’avaient ruiné et pour manifester énergiquement la volonté de se refaire une fortune.

Ramassant quelques bribes de sa trop courte opulence, il se rendit en Amérique. Il espérait trouver ce qu’il cherchait dans quelqu’une de ces petites républiques encore mal assises dans leur autonomie et livrées à des révolutions périodiques, nécessaires peut-être à la constitution des nationalités et des peuples, comme, en matière d’hygiène, l’expulsion violente des humeurs est indispensable au corps humain.

Notre homme devint tour à tour corsaire, négrier, marchand d’esclaves. Une fois, sa barque fut coulée avec toute sa cargaison ; il échappa seul au naufrage et gagna la côte voisine à la nage.

Une autre fois il fut pris en flagrant délit de traite, mis en prison, jugé et condamné à être pendu. Il descella les barreaux de sa prison et se sauva au moment décisif, non sans avoir assommé d’un coup de poing un gardien qui avait eu l’imprudence de le poursuivre.

Il ne s’arrêta que lorsqu’il fut loin de tout centre habité et s’assit sur une pointe de rocher afin de se reposer et de réfléchir. Le résultat de ses réflexions fut que n’ayant ni vivres, ni argent, ses vêtements tombant en loques et se trouvant dans l’impossibilité de les remplacer, il aurait tort de se préoccuper de rien et qu’il fallait laisser à la Providence le soin de pourvoir à ses besoins.

C’est ce qu’il fit, aidant la Providence, lorsque la soif ou la faim le tourmentait trop, mangeant de l’herbe ou des fruits sauvages et s’abreuvant à un ruisseau d’eau bourbeuse et saumâtre qui faisait semblant de couler près de l’endroit où il aurait planté sa tente s’il en avait eu une.

Trois jours se passèrent ainsi sans amener de changement dans sa situation. À l’expiration des trois jours, il s’interrogea de nouveau pour savoir ce qui lui restait à faire. Il se répondit que, la Providence lui tenant rigueur, il n’avait plus qu’à se laisser mourir de faim.

Il grava ce programme dans sa tête et commença à le mettre à exécution. Avec l’énergie de son caractère, il serait allé jusqu’au bout ; lorsque le soir, à la lueur du crépuscule, il aperçut au large un corps mobile qui se balançait sur les flots. Ce pouvait être une barque ; comme elle était loin encore, et qu’il manquait de patience, il remit au lendemain pour la reconnaître et s’endormit.

En s’éveillant avec l’aurore, il aperçut une toute petite barque amarrée à un roc, et, au-dessous de sa couche de pierre, un homme, blanc comme lui, et presque nu, qui dormait sur le sable.

Il alla à l’homme et le secoua :

— Monsieur, dit le dormeur réveillé en sursaut, nous n’avons jamais été présentés l’un à l’autre.

Cette phrase avait été prononcée dans le pur dialecte des bords de la Tamise ; elle était aussi anglaise par la pensée que par la forme. L… savait l’anglais parce qu’il avait adoré trois Anglaises au temps de sa splendeur ; il salua gravement et répondit :

— C’est juste, milord, j’ai donc l’honneur de vous présenter L…, — c’est moi, — ex-riche naturel de Paris, ex-négrier, ex-corsaire, ex-traitant, ayant en perspective pour le moment une potence et hors d’état de vous offrir mieux qu’une hospitalité archi-écossaise.

— Je vous présente à mon tour, répliqua l’Anglais, sir Williams G…, ex-riche naturel de Londres, ex-négrier, ex-corsaire, ex-traitant, ne possédant au monde que cette mauvaise barque qui l’a soustrait aux bras amoureux d’une potence à laquelle on l’avait fiancé.

— Ah ! bah ! s’écria L…, et d’où venez-vous, cher confrère ?

— Du Pérou ; les juges n’y sont pas aimables… et vous ?

— Moi, je viens du Chili ou plutôt je foule encore sa terre inhospitalière et je voudrais bien m’en aller, car la justice chilienne, qui ne vaut pas mieux que celle du Pérou, est ici sur son domaine.

— J’ai une idée, dit l’Anglais, je vous la communiquerai en route, si vous voulez bien accepter un passage sur mon vaisseau.

— Et vers quel rivage mettrons-nous le cap ?

— Vous ne pouvez rester au Chili ; je ne puis aller au Pérou : cinglons vers le Brésil, à moins que vous n’ayez une préférence quelconque.

— Je n’en ai aucune : la vie est bête partout ; les gens, qu’ils soient civilisés ou non, sont odieusement méchants ; je déteste le monde, les hommes et les femmes surtout ; mon intention est de me cacher dans quelque bois touffu et impénétrable et d’y mourir le plus tôt possible.

— C’est la proposition que j’allais vous faire. Comme vous, je n’ai plus rien à attendre de la société ; j’ai vidé d’un trait la coupe des plaisirs, il ne me reste qu’une douzaine de guinées. Allons au Brésil ; nous emploierons mes capitaux à acheter des armes de pacotille, des ustensiles de chasse et de pêche : nous vivrons dans quelque forêt vierge, où personne ne viendra nous déranger.

— C’est ça, faisons-nous sauvages : j’ai toujours senti de la vocation pour cet état.

L… enjamba la barque. Sir Williams, qui avait à bord quelques biscuits de mer et une gourde d’eau-de-vie, offrit un lunch à son hôte. Puis ils mirent la voile dehors. Ce ne fut pas sans dangers qu’ils abordèrent à la côte brésilienne.

Alors ils abandonnèrent la barque et marchèrent droit devant eux. À la première bourgade qu’ils rencontrèrent, ils achetèrent de la poudre, du plomb, des balles, un filet, des lignes et quelques autres outils, puis ils se remirent en route, s’inquiétant peu de l’endroit où la route les conduisait. Ils finirent par atteindre une de ces forêts hérissées d’arbres immenses comme on en rencontre dans l’intérieur du Brésil.

— Nous voici rendus, dit L…, nous serons là comme deux coqs, et nous aurons pour sujets plusieurs races de singes, ce qui ne nous changera pas beaucoup, quoique je les tienne pour moins désagréables que les hommes.

— Bâtissons notre wigvam dans ce lieu agreste et restons-y jusqu’à l’éternité.

Les premiers jours, ils s’y plurent beaucoup, mais peu à peu le regret du monde se révéla dans leurs entretiens. Sir Williams fut le premier à bailler, à se plaindre, à faire des allusions, timides d’abord, puis directes, à la vie civilisée.

— De quoi vous plaignez-vous ? lui disait L…, nous n’avons ni gendarmes ni gardes champêtres pour nous interdire la chasse ; nous sommes les deux consuls d’une république fantastique.

— Il nous manque quelque chose, risquait l’Anglais.

— Quoi ?

— Des femmes !

— Des femmes ! et pourquoi faire s’il vous plait ?

— Pour faire notre soupe.

— Celle que vous fabriquez est excellente.

— Notre république manquant de citoyens, je voudrais avoir sous mes ordres au moins quelques citoyennes.

— Ah ! ça, mon cher, que vous ai-je fait pour qu’il vous passe par la tête l’idée saugrenue d’introduire dans notre thébaïde des animaux malfaisants ? vous n’êtes qu’un sybarite, un faux sauvage, un affreux civilisé !

Sir Williams courbait la tête en silence et se taisait, mais il recommençait le lendemain, si bien que, vers la fin du huitième mois, il déclara qu’il ne resterait pas plus longtemps dans ce désert. L… refusa de le suivre, se prétendant engagé d’honneur à devenir homme des bois, même cannibale à l’occasion. Cependant, généreux jusqu’au bout, il délia son compagnon de la foi jurée.

— Mais qu’allez-vous faire quand je serai parti ? demanda celui-ci.

— J’apprendrai la langue des singes et je ferai la conversation avec eux, répondit fièrement L….

— Mais vous éprouverez un jour le besoin de ne pas vivre absolument seul ; vous regretterez, n’ayant pas d’ami, de n’avoir pas une femme.

— Alors j’épouserai une guenon.

— Vous voulez donc rester ici ?

— Certainement, je veux rester.

— Je me reprocherais toute ma vie de vous avoir abandonné, s’écria sir Williams qui ressentit un moment d’hésitation.

— Du tout, partez, vous me ferez plaisir. Je suis venu pour me transformer en sauvage ; je le deviendrai bien davantage quand vous ne serez plus là. Vos regrets, vos plaintes, vos soupirs m’horripilent ; vous me rendrez service en vous en allant.

— Puisqu’il en est ainsi, je file ; adieu.

L’entêtement de L… ne faiblit pas devant le départ de son ami ; il tint bon pendant quatre mois encore, vivant des produits de sa chasse et de sa pêche ; enfin son année de sauvagerie révolue, jugeant qu’il avait assez fait pour son amour-propre, notre homme quitta, à son tour, la forêt vierge et vint à Rio-Janeiro.

Il essaya en vain d’y reconstituer sa fortune, alors il retourna en France où il demanda et obtint, par l’intermédiaire de son beau-frère et de ses amis, d’être envoyé à Pondichéry en qualité de premier commis des domaines. Il occupa plus tard les fonctions de directeur ; l’excellent garçon est mort, il y a peu d’années, en revenant d’un congé passé en France.

Ce viveur, ce prodigue, ce joueur effréné possédait un cœur d’or. Il se mit à adorer sa femme puis, devenu veuf, sur les prières instantes de ses parents qui étaient millionnaires, il amena à Paris ses six enfants dont la famille voulait se charger. Mais, au moment de repartir seul pour l’Inde, la force de se séparer de ses enfants lui manque et il les ramena tous avec lui vers le pays où ils étaient nés et où il passait son temps à les manger de caresses.

Ceux qui se souviennent de L… pensent de lui à coup sûr que ce fut un original ; mais ils ajouteront qu’il avait conservé toutes les qualités des défauts avec lesquels il avait si complètement rompu lors de sa déconfiture. Il était généreux, serviable, honnête, dévoué à ses amis et il se montra toujours père de famille exemplaire.