L’Inde française/Chapitre 32

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 185-191).

CHAPITRE XXXII

QUELQUES ORIGINAUX


La série des originaux était nombreuse et remarquable. Le magistrat improvisé que je viens de citer n’était pas le moins amusant de la confrérie. Il avait une manière de s’exprimer qui n’appartenait qu’à lui, et, circonstance à noter, il était à mille lieues de supposer que les rires de l’audience avaient pour cause ses discours.

Un jour, il avait lancé je ne sais quelle bourde l’assistance s’était mise à rire ; l’accusé lui-même prenait part à l’hilarité générale.

— Ce rire est indécent, s’écria l’orateur hors de lui. vous, accusé, si vous continuez, je vous adresserai une injection.

Il s’opposait à ce qu’on mît les pieds sur les gredins, et, quand il voulait dire que l’audience avait été envahie par la foule, il affirmait qu’il y avait eu influence.

Ces lapsus linguæ n’empêchaient pas notre homme de déployer sur son siège une majestueuse attitude. Il n’était que magistrat intérimaire d’ailleurs, et, dans les colonies comme à la campagne, il est sage de se contenter de ce qu’on a.

Si cet homme antique s’exprimait mal, il avait la bosse de la justice ; car, après avoir condamné un de ses voisins à cinq francs d’amende pour avoir battu un domestique, il appela la cause de son propre dobachi contre lui-même.

Ce dobachi l’avait bien volé, selon l’habitude de tous les dobachis passés, présents et futurs, et le vol lui avait valu comme gratification un coup de pied du maître ; mais il avait inscrit ce coup de pied à la colonne des profits et pertes : il ne s’était pas plaint et n’avait nulle envie de se plaindre.

Voilà que son maître, simulant une plainte dont le résultat pouvait être de lui faire rendre gorge sans lui enlever le coup de pied, introduisait sa cause devant Thémis ; c’était désolant. Heureusement, le vieux juge ne réclama pas la chose volée, et se borna, dans un mouvement bien senti d’équité, à s’adjuger à lui-même cinq francs d’amende pour avoir, d’un pied léger, atteint un homme en pleine dignité.

Il n’y a pas trop à s’étonner de l’originalité de ce juge ni de ses incorrections de langage. La société est bien mêlée, dans les colonies, et je pourrais citer tel gros négociant de Pondichéry, réalisant chaque année des bénéfices considérables, correspondant de maisons importantes de Paris, de Londres et de Marseille, entouré et chatouillé par une foule de parasites qui chantaient ses louanges du matin au soir, et à qui le défaut d’éducation inspirait des bourdes continuelles.

L’un de ces trafiquants que j’interrogeais un jour sur les apparences de la récolte me répliqua avec aplomb :

— Les fruits seront rares ; mais les céréaux viennent bien.

Et ce n’était pas là un fourchement de langue : c’était une locution que mon homme croyait française, et que je l’amenai à me répéter trois fois dans le cours de la conversation.

À côté de ceux-ci vient prendre place un commissaire de la marine, d’origine allemande, qui eut une fois une singulière altercation avec un capitaine au long cours.

Aux termes des règlements de la marine, les navires marchands sont tenus de transporter, sur réquisition, d’un point de la colonie à un autre où ils se rendent, les colis du gouvernement. Or, le capitaine venait prendre sa patente pour Karikal.

— Fort bien, dit le commissaire, vous allez à Karikal ? J’ai à vous confier divers colis à remettre au chef du service.

— Volontiers, répondit le capitaine, qu’est-ce que c’est ?

— Ce sont des bombes.

— Des bombes ! je n’en veux pas, et, comme je ne suis point obligé de les prendre, je les refuse formellement.

— Puisque je vous dis que ce sont des bombes !

— J’entends bien des bombes !

— Mais non, des bombes, des bombes, des bombes !

— Encore une fois, je ne veux pas de vos bombes qu’aucun règlement ne m’oblige à embarquer.

Les deux interlocuteurs étaient dans une violente colère. En partant, le capitaine envoya le commissaire à tous les diables, et le commissaire le menaça de lui faire retirer son commandement.

L’affaire fut portée devant le gouverneur qui manda le capitaine au long cours. Une très-courte explication suffit pour dissiper le malentendu ; il s’agissait simplement de transporter des pompes à incendie réclamées par le chef de service de Karikal ; l’accent teuton du commissaire avait transformé ces pompes en bombes incendiaires.

Le gouverneur et le capitaine rirent beaucoup du quiproquo ; le commissaire, qui était bon enfant, prit part à leur hilarité, et les pompes partirent pour leur destination.

Dans la galerie des originaux, je ne puis m’empêcher de placer un vieux magistrat, fort intègre du reste, et tout à fait digne de l’estime que ne lui ménageaient pas même ses ennemis. C’était un conseiller près la cour d’appel. Il était fils du grand Broussais ; les caprices de la fortune l’avaient placé dans un état presque voisin de l’indigence, en même temps qu’un mariage d’amour lui mettait sur les bras cinq filles à doter.

Ce Broussais avait obtenu une place de conseiller à Pondichéry, où il avait d’abord amené sa famille qu’il renvoya en France après quelques mois de séjour. Le voyage de la nichée, aller et retour, coûta en moins d’un an la somme assez ronde de 26,000 francs au trésor. Aussi le père Broussais était-il un épouvantail pour l’administration locale, qui s’attendait à chaque instant à une nouvelle demande de crédit pour le transport de cette collection de filles à marier.

Il n’en fut rien. Le conseiller Broussais se résigna à vivre seul dans l’Inde. Il laissa en France sa famille avec laquelle il partagea son traitement, ce qui réduisit de moitié ses ressources. Autant par goût que par nécessité, il s’enferma dans sa maison comme dans une forteresse et n’en sortit que pour aller à la Cour.

Le reste du temps, la nuit surtout, on apercevait sa grande silhouette aller et venir sur sa terrasse à la façon de l’ours Martin dans sa fosse. Cette solitude ne fatiguait point Broussais parce qu’elle était tout à fait volontaire, et il en profita pour se livrer à de mystérieuses rêveries qu’il transformait en innombrables volumes.

Ces volumes manuscrits ne verront jamais le jour sans doute, et c’est vraiment dommage ; à défaut d’autre mérite, ils ont probablement celui de l’originalité, leur auteur ayant enfanté, dans ses longues heures de loisir, une religion nouvelle et consigné par écrit toutes les combinaisons auxquelles sont soumises les innovations de ce genre.

Il y avait en même temps à Pondichéry un brave homme qui était venu dans l’Inde à la suite d’une burlesque aventure. Il était parmi nous depuis quelques mois et faisait partie de la gamelle.

C’était un négociant établi à Paris qui, un soir, au spectacle, se prit de querelle avec un capitaine de Marseille. Tous les deux avaient mauvaise tête, de sorte que l’affaire ne put être arrangée.

On se rendit au bois de Vincennes, le matin à la première heure ; on se mit en garde et le capitaine marchand tomba. Le négociant ramassa ses habits, revint à Paris, entassa dans une malle tout ce qui lui tomba sous la main en linge et en vêtements, prit le premier train partant pour Marseille, monta sur un paquebot qui chauffait et arriva en quelques jours à Alexandrie.

Ne se trouvant pas assez loin du théâtre du meurtre, il traversa l’Égypte et s’embarqua à Suez sur le steamer des Indes. À bord, un voyageur français auquel il conta son cas lui conseilla de se rendre tout simplement à Pondichéry, où il vivrait avec des compatriotes et ne serait pas tracassé.

Lorsque j’y arrivai, il attendait que son affaire fût terminée en France. Il lui tardait de rentrer, car il avait laissé sa maison en désarroi. Mais, et ceci fait l’éloge de son cœur, il se désolait d’avoir tué un homme.

Un jour que nous aspirions la brise à la Pointe-aux-Blagueurs, le capitaine d’un des navires mouillés au large vint pour s’asseoir dans notre cercle.

Son apparition fit bondir l’exilé volontaire :

— Mais c’est lui, s’écria-t-il, c’est lui !

— Qui lui ? demandâmes-nous.

— Eh bien ! celui que j’ai tué !

— Moi-même, dit le capitaine.

Les gens que vous tuez se portent à merveille comme vous voyez.

— Vous n’êtes pas mort ?

— Pas encore que je sache, moun pichoun, et même, si vous voulez recommencer, je vous embroche à la façon d’un poulet, car vous n’êtes pas fort. Vous m’avez effleuré d’un coup de maladroit qui ne devrait pas compter.

— Cependant vous êtes tombé !

— J’étais tellement ahuri de votre botte insensée que je me suis allongé en riant comme un bossu.

— Je suis enchanté du résultat, répliqua le négociant.