L’Inconnu (Corneille)/Prologue

Poèmes dramatiquesBordeletTome 5 (p. 317-321).
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PROLOGUE


La décoration est une montagne toute de rochers, aux côtés de laquelle on découvre plusieurs arbres, avec cette différence, que les montagnes qui ont été vûes jusqu’ici au théatre, sont d’une peinture plate qui représente le relief, & que celle-ci est un relief effectif. C’est en ce lieu que Thalie, qui est celle des muses qui préside à la comédie, rencontre le genie de la France, avec qui elle s’étoit déjà déclarée sur la peine où elle se trouvoit touchant quelque nouveauté qu’elle avoit dessein de faire paroître ; & comme elle ne pouvoit sortir d’embarras par elle-même, elle lui adresse les paroles suivantes.


THALIE, LE GÉNIE DE LA FRANCE.
Thalie.

Génie incomparable, esprit à qui la France
Doit les sages conseils qui la font admirer,
Pour réparer mon impuissance,
De ton secours qu’ai-je lieu d’espérer ?

Le génie.

Tout, divine Thalie, & je suis sans excuse,
Si pouvant t’appuyer contre ce qui t’abat,
Je néglige à servir la muse,
De qui la comédie emprunte son éclat.
C’est toi qui fais paroître avec pompe, avec gloire,
Sur le théatre des François,
Ce qu’aux Étrangers quelquefois
Le récit qu’on en fait rend difficile à croire.

Thalie.

Je promettrois encor des divertissemens
Dont on aimeroit le spectacle,

Si pour faire crier miracle
J’en pouvois à mon choix régler les ornemens.
Quand Sémélé, Circé, la Toison, Androméde,
Sur la scéne à l’envi se sont fait admirer,
Par la machine à qui tout céde,
Chacun avec plaisir se laissoit attirer.
Mais que pensera-t-on, si toujours je m’obstine
À faire voir machine sur machine ?
Comme on se plaît à la diversité,
Il est de galantes matiéres
Qui, par les agrémens de quelque nouveauté,
Auroient des grâces singuliéres.

Le génie.

J’en ferai tant voir à la fois,
Que je pourrai te satisfaire.
La nouveauté charme tous les François,
Et ce m’est un moyen assuré de leur plaire.

Thalie.

Je t’ai parlé déjà d’un amant inconnu,
Qui pour toucher une fiére maîtresse,
Lui donnant des fêtes sans cesse,
En auroit enfin obtenu
L’heureux aveu de sa tendresse ;
Mais l’amour aura beau le rendre ingénieux.
Que fera-t-il de magnifique,
S’il n’a pour l’oreille & les yeux,
Ni pompes de Ballets, ni charmes de musique ?

Le génie.

Il peut se reposer sur moi
Du soin de ses galantes fêtes.
Pour plaire à ce qu’il aime, & lui marquer sa foi,
Il les trouvera toujours prêtes.

Thalie.

Ses desseins doivent être heureusement conduits,
Si ta bonté les favorise.

Le génie.

Il faut par un essai dont tu seras surprise,
Te faire voir ce que je puis.

Vois-tu cette inégale masse
Qui partout n’est que pierre ? En ce même moment,
Je lui veux, devant toi, donner du mouvement,
Et que les corps divers qui naîtront en sa place,
Attirent ton étonnement.

Thalie.

Je brûle de voir ces merveilles.

Le génie.

Tu m’avoueras peut-être que jamais
Il ne s’en est vû de pareilles ;
Mais il est temps d’en venir aux effets.
Animez-vous, rochers, & changez de figure ;
Paraissez tout couverts d’hommes & de verdure,
C’est moi qui veux ces divers changemens,
Et voir de votre sein naître des Instrumens.

[On voit ici la Montagne se remuer ; elle est en un moment couverte d’arbres, & il s’en détache des pierres qui sont changées en hommes. Ces hommes touchent d’autres pierres, & elles deviennent des violons entre leurs mains. Ils en jouent un air dont la vîtesse du mouvement rend Thalie toute surprise.]

Thalie.

Tu promets moins que tu ne donnes,
Et ma peine déjà commence à s’adoucir.
Quels divertissemens, lorsque tu les ordonnes,
Peuvent manquer de réussir ?

Le génie.

C’est encor peu ; je veux que vous fassiez paroître
Un Berger dont les doux accens
Suivent les tons ravissans
De quelque Nymphe champêtre.

[En même temps on voit deux morceaux de rocher se changer en une nymphe & en un berger ; ils s’avancent, & chantent les paroles qui suivent.]

CHANSON DE LA NYMPHE.

Amans, qui vous rebutez
De la fierté d’une belle,
Aimez, souffrez, méritez ;
La constance vous appelle
Aux grandes félicités.
Languir pour une inhumaine
Que d’abord en vain on poursuit,
C’est une cruelle gêne ;
Mais regardez-en le fruit,
Vous en aimerez la peine.

CHANSON DU BERGER.

Quand on differe à se rendre,
Une belle peut prendre
De la fierté ;
Mais contre un cœur tendre
Pourquoi défendre
Sa liberté ?

Le génie.

Achevez, & formez pour spectacles nouveaux,
Et des buissons & des berceaux.

[Les arbres qui ont paru sur la montagne, s’en séparent, & forment successivement des buissons, des allées, & des berceaux.]

Le génie poursuit.

Hé bien, Muse, es-tu satisfaite ?

Thalie.

Je t’admire & me tais.

Le génie.

Je t’admire & me tais.Après ce que tu vois,
Des fêtes dont l’amour me doit laisser le choix,
Puisque j’en prends le soin, ne sois plus inquiéte.


LA NYMPHE & LE BERGER
chantent ensemble.

Ah, qu’il est doux de s’unir à l’amour !
Avec l’amour on peut tout faire ;
La beauté la plus sévere
A beau fuir ce qui peut l’enflammer à son tour,
Cherchez toujours à lui plaire,
Vous trouverez un nouveau jour.
Ah, qu’il est doux de s’unir à l’amour !
Avec l’amour on peut tout faire.

Le génie.

Allons, c’est trop tarder, sui-moi.

Thalie.

Pour l’Inconnu j’attens beaucoup de toi.

Le génie.

L’entreprise est un peu hardie ;
Mais je n’ai rien promis dont je ne vienne à bout.

Thalie.

Je le croi, ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on publie
Que les François ont un génie
Qui les rend capables de tout.

[Ils passent en s’en retournant par-dessous une allée qui occupe le milieu du théatre, & qui en tient toute la longueur ; & lorsqu’ils sont tout-à-fait retirés, cette grande allée forme trois petits monts, qui se changent en un instant en plusieurs arbres. Ces arbres se retirent un moment après, & les violons jouent une ouverture.]