L’Inconnu (Corneille)/Acte II

Poèmes dramatiquesBordeletTome 5 (p. 343-361).
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ACTE II



Scène premiere.


OLYMPE, MÉLISSE.
Mélisse.

Ainsi par une vue au chevalier fatale,
La comtesse en ces lieux trouve en vous sa rivale ?

Olympe.

Il est vrai, c’est ici que j’ai pris, malgré moi,
Ce qui vers le marquis a fait pencher ma foi.
À le voir, à l’entendre, à toute heure exposée,
J’ai cru ne risquer rien, & me suis abusée ;
Son esprit engageant, son air plein de douceur,
Sa mine, tout pour lui m’a demandé mon cœur.
Pour peu qu’on se hazarde auprès d’un vrai mérite,
Que la raison est foible, & que ce cœur va vîte !
D’un tendre mouvement l’appas flatteur & doux
M’a fait voir la comtesse avec des yeux jaloux.
S’il lui parle un moment, je m’en sens inquiéte ;
Et trop pleine du trouble où ce chagrin me jette,
Dans ce Bois frais & sombre où je la viens trouver,
Je la cherche à pas lents, & n’aime qu’à rêver.

Mélisse.

Mais vous n’ignorez pas qu’il aime la comtesse ?

Olympe.

Nous pouvons l’une & l’autre avoir même foiblesse ;
J’aimois le chevalier avant ce changement,
Du moins je le souffrois en qualité d’amant.
Cependant le marquis fait balancer mon ame,
Et quoiqu’à la comtesse il ait montré sa flamme,

Que sait-on si l’amour, pour m’assurer sa foi,
N’aura pas fait en lui ce qu’il a fait en moi ?
Tu sais ce qu’il m’a dit, loin qu’il en prenne ombrage,
Il voit avec plaisir que l’inconnu l’engage,
Qu’il s’en fasse estimer, & voudroit que l’amour,
Pour les unir ensemble, eût déjà pris le jour.
Me découvrir ainsi le secret de son ame,
Mélisse, n’est-ce pas que parler de sa flamme,
Et me dire à demi que son cœur tout à moi
N’aspire qu’au bonheur de dégager sa foi ?

Mélisse.

Gardez de vous flatter, on croit ce qu’on desire ;
Mais souvent…

Olympe.

Mais souvent…Ne crains rien. Si pour lui je soupire,
L’amour qui m’y contraint se conduira si bien,
Qu’aux yeux de la comtesse il n’en paroîtra rien.
Tout ce que je prétens, est de vanter sans cesse
Les soins de l’inconnu, son esprit, son adresse ;
Et si de cet amour son hymen est le prix,
Je pourrai faire alors expliquer le marquis.

Mélisse.

Ainsi le chevalier n’a plus rien à prétendre ?

Olympe.

Le voici, je ne puis refuser de l’entendre ;
Mais son amour du mien s’est un peu trop promis.



Scène II

LE CHEVALIER, OLYMPE, MÉLISSE.
Le Chevalier.

Madame, apprenez-moi quel espoir m’est permis.
Mon chagrin ne peut plus se forcer au silence ;
Je vous vois, vous retrouve après un mois d’absence,

Et vous me recevez d’un air froid, sérieux…

Olympe.

Je rêve, & j’en ai pris l’habitude en ces lieux.
À me bien divertir quelques soins qu’on emploie,
Il y manque toujours quelque chose à ma joie,
La Campagne n’a point les charmes de Paris.

Le Chevalier.

Paris a des beautés dont on peut être épris ;
Mais enfin je n’en veux pour juge que vous-même,
On ne regrette rien quand on voit ce qu’on aime ;
Et vous n’envieriez pas les plaisirs les plus doux,
Si vous étiez pour moi ce que je suis pour vous.

Olympe.

Je croyois n’être pas obligée à vous rendre
Le même empressement que l’Amour vous fait prendre,
Et qu’il m’étoit permis, en recevant vos soins,
De vous trouver sensible, & de l’être un peu moins.

Le Chevalier.

Quelle réponse, hélas ! C’est donc tout ce qu’emporte
Cette parfaite ardeur ?

Olympe.

Cette parfaite ardeur ?Je l’avoue, elle est forte,
Vos feux par ces devoirs m’ont été confirmés ;
Mais de grace, est-ce vous, ou moi, que vous aimez ?
Je parois à vos yeux bien faite, belle, aimable,
Vous me cherchez, de quoi vous suis-je redevable ?
Forcez-vous en cela votre inclination ?
Et quand vous me parlez d’ardeur, de passion,
Si le secret panchant qui pour moi vous inspire,
Ne vous attiroit pas autant qu’il vous attire,
Ne trouvant rien en moi qui pût vous enflammer,
Pour mes seuls intérêts me pourriez-vous aimer ?
De vos prétentions voyez l’abus extrême.
Parce que je vous plais, il faut que je vous aime ;

Et je dois vous payer de la nécessité
Qui vous tient, malgré vous, dans mes fers arrêté.
Tâchez de les briser, si leur poids vous étonne ;
Sinon, mon cœur est libre, attendez qu’il se donne ;
Et quoi qu’enfin pour vous sa conquête ait d’appas,
N’exigez point de lui ce qu’il ne vous doit pas.

Le Chevalier.

Ah ! contre mon amour je vois ce qui s’apprête.
On veut…

Olympe.

On veut…Finissons là, j’ai quelque chose en tête ;
Et comme je vous crois généreux & discret,
Je veux bien avec vous n’en pas faire un secret.
L’inconnu par ses soins offre ici son hommage,
À lui vouloir du bien quelque intérêt m’engage.

Le Chevalier.

Qu’entends-je ? L’inconnu ! Madame, l’aimez-vous ?
Me quittez-vous pour lui ? Sera-t-il votre Époux ?
Vous a-t-il fait parler ?

Olympe.

Vous a-t-il fait parler ?Voilà de jalousie
Comme souvent sans cause on a l’ame saisie.

Le Chevalier.

Il est galant, je vois que vous en faites cas ;
Vous dédaignez mes vœux, & je ne craindrois pas ?

Olympe.

Non, puisque si pour lui ma bonté s’intéresse,
Ce n’est que pour lui faire épouser la comtesse.

Le Chevalier.

Favorable assurance ! En des maux si pressans,
Pardonnez si d’abord l’inconnu…

Olympe.

Pardonnez si d’abord l’inconnu…J’y consens,
Mais à condition que pour servir sa flamme
Vous verrez la comtesse, & ferez…

Le Chevalier.

Vous verrez la Comtesse, & ferez…Moi, Madame !

Le marquis qui l’adore est mon ami.

Olympe.

Le marquis qui l’adore est mon ami.Fort bien.
Le marquis vous est tout, & je ne vous suis rien.

Le Chevalier.

Madame…

Olympe.

Madame…À l’Amitié l’on doit un cœur fidéle,
Prompt, ardent ; pour l’amour, c’est une bagatelle.

Le Chevalier.

Mais si du marquis…

Olympe.

Mais si du marquis…Non, faites-vous son appui,
Je veux bien qu’il l’emporte, & vous laisse avec lui.
Adieu.



Scène III

LE MARQUIS, LE CHEVALIER.
Le Marquis.

Adieu.De quel chagrin vous vois-je atteint ? Il semble
Qu’elle sort en colére ; êtes-vous mal ensemble ?

Le Chevalier.

Oui, Marquis, & jamais amant ne fut traité
Avec tant d’injustice & tant de cruauté.
C’est peu que je la trouve ici toute changée,
À nuire à votre amour elle s’est engagée,
Et veut me voir servir l’inconnu contre vous.

Le Marquis.

Si vous la refusez, j’approuve son courroux.
Qui se déclare amant, doit tout à ce qu’il aime.

Le Chevalier.

Contre un parfait ami ? Contre un autre soi-même ?

Le Marquis.

L’amour n’excepte rien.

Le Chevalier.

L’amour n’excepte rien.Pour ne pas l’irriter,
Je vous trahirois ! Non, laissons-la s’emporter,
Le temps & la raison éteindront sa colere.

Le Marquis.

Une maîtresse ordonne, il faut la satisfaire.
Parlez pour l’inconnu ; tous vos soins employés
Peut-être me nuiront moins que vous ne croyez.

Le Chevalier.

La comtesse l’estime, & son ame incertaine
Peut malgré votre amour…

Le Marquis.

Peut malgré votre amour…N’en soyez point en peine.
Sur elle, sur mon cœur je sais ce que je puis.

Le Chevalier.

Comprenez-vous aussi quels seroient mes ennuis,
S’il falloit que par moi…

Le Marquis.

S’il falloit que par moi…Vous n’avez rien à craindre.
Empêchez seulement Olympe de se plaindre.

Le Chevalier.

Plus je vous vois agir en ami généreux,
Plus j’ai de répugnance à combattre vos feux.
Je m’oppose pour vous à ce qu’Olympe exige,
Et crains tant d’obtenir…

Le Marquis.

Et crains tant d’obtenir…Ne craignez rien, vous dis-je,
Et, sans examiner le péril que je cours,
Assurez, s’il se peut, le repos de vos jours.
Je le verrai sans peine.

Le Chevalier.

Je le verrai sans peine.Ô bonté que j’admire !
Que ne vous dois-je point, & que puis-je vous dire ?
Je vais rejoindre Olympe, & malgré sa froideur,
Lui jurer d’un amant la plus soumise ardeur,

Je lui promettrai tout ; mais, malgré ma promesse
J’aurai tant de réserve en voyant la comtesse,
Que ce qu’à l’inconnu je prêterai d’appui,
Faisant peu contre vous, ne fera rien pour lui.



Scène IV

LE MARQUIS, VIRGINE.
Le Marquis.

Virgine.

Virgine.

Virgine.Vous riez ? D’où vous vient cette joie ?

Le Marquis.

De voir contre elle-même Olympe qui s’emploie.
Le chevalier, d’erreur comme elle prévenu,
Va tâcher, pour lui plaire, à servir l’inconnu.
J’ai quelque part, sans doute, à ce qu’on lui fait faire.

Virgine.

Qu’on est dupe souvent !

Le Marquis.

Qu’on est dupe souvent !Le plaisant de l’affaire,
C’est qu’Olympe qui croit par là me conserver,
Brigue pour moi le cœur qu’elle veut m’enlever.

Virgine.

Cependant vous aviez besoin de mon adresse,
Quand j’ai suivi tantôt l’Amour & la Jeunesse.

Le Marquis.

Et qu’as-tu dit pour eux ?

Virgine.

Et qu’as-tu dit pour eux ?Qu’ils ont d’abord couru
Se jetter en carrosse, & qu’ils ont disparu.

Le Marquis.

Et la comtesse ?


Virgine.

Et la comtesse ?Elle est dans une peine extrême,
Et semble partagée entre vous & vous-même.
Je viens de lui vanter vos tendres sentimens,
Elle a rendu justice à leurs empressemens ;
Puis avec un soupir que l’amour a fait naître,
Que n’est-il l’inconnu, m’a-t-elle dit !

Le Marquis.

Que n’est-il l’inconnu, m’a-t-elle dit !Peut-être,
Si je me déclarois, son cœur sans embarras,
Quoique touché pour moi, ne le sentiroit pas.
Ne précipitons rien.

Virgine.

Ne précipitons rien.C’est l’humeur de la dame,
Le mérite la charme, il peut tout sur son ame ;
Mais il faut lui laisser vouloir ce qu’elle veut.

Le Marquis.

L’Amour est consolé quand il fait ce qu’il peut.
Elle paroît ; je vais pousser le stratagême,
Et faire quelque temps le jaloux de moi-même,
C’est le plus sûr moyen d’affermir mon bonheur.



Scène V

LA COMTESSE, LE MARQUIS, VIRGINE.
Le Marquis.

Madame, je vous trouve un air sombre, rêveur ;
Il me gêne, il m’alarme, & cependant je n’ose
Permettre à mon amour d’en demander la cause.
Peut-être, quand mon cœur s’attache tout à vous,
Le vôtre cherche ailleurs des hommages plus doux.
Vous ne répondez point ? Je le voi trop, Madame,
Un autre feu, sans doute, est contraire à ma flamme ;

Malgré ce que le temps m’a dû prêter d’appui,
C’est l’inconnu qu’on aime, & vous pensez à lui.

La Comtesse.

Vous l’avez deviné. Ses galantes manieres,
Si propres à gagner les ames les plus fieres,
M’obligent tellement qu’à ce qu’il fait pour moi
Un peu de rêverie est le moins que je doi ;
Je puis me la souffrir sur tout ce qui se passe.

Le Marquis.

Quoi, Madame, un rival…

La Comtesse.

Quoi, Madame, un rival…D’un ton plus bas, de grace.
S’il m’occupe l’esprit, vous devez présumer
Que c’est pour le connoître, & non pas pour l’aimer.
Après ce que pour moi ses soins marquent de zéle,
La curiosité n’est pas fort criminelle ;
Et vous-même déjà vous auriez dû tâcher
D’éclaircir le secret qu’il aime à nous cacher.

Le Marquis.

Je vous l’éclairciriis ! Promettez-moi, Madame,
Que votre main sera l’heureux prix de ma flamme ;
Et pour le découvrir, je fais ce que je puis.

La Comtesse.

Cherchez à me tirer de la peine où je suis,
Vous me ferez plaisir, & je vous le conseille.

Le Marquis.

Est-il contre un amant injustice pareille ?
Si l’inconnu par moi se découvre aujourd’hui,
Voudrez-vous point encor que je parle pour lui ?
Qu’en faveur de son feu le mien vous sollicite ?
Il peut, je le confesse, avoir plus de mérite,
À l’ardeur de ses soins donner un plus grand jour ;
Mais jamais, quoi qu’il fasse, il n’aura plus d’amour.

La Comtesse.

Je le veux croire ainsi ; mais puis-je avec justice
De son attachement vous faire un sacrifice,

Avant qu’avec lui-même une civilité
Marque au moins que je sai ce qu’il a mérité ?

Le Marquis.

Le détour est adroit autant qu’il le peut être ;
Il faut être civile afin de le connoître ;
Et vous donnant à lui, quand vous le connoîtrez,
L’étoile est le garant où vous me renvoirez.

La Comtesse.

Ainsi c’est de nos cœurs l’étoile qui dispose.

Le Marquis.

Mais…

La Comtesse.

Mais…Je hais les raisons quand je veux quelque chose,
Et j’avois toujours crû que la soumission
D’un véritable amant marquoit la passion.

Le Marquis.

Oui, quand il peut…

La Comtesse.

Oui, quand il peut…Marquis, voyez ce que vous faites.
J’aime en qui m’ose aimer, des volontés sujettes,
Et qu’on m’estime assez pour croire aveuglément
Que tout ce que je veux, je le veux justement.

Le Marquis.

Mon malheur est certain. J’ai de bons yeux, Madame,
Vous cherchez un prétexte à rejeter ma flamme.
Si je désobéis, c’en est fait, plus d’espoir ;
Et si de mon rival… Moi, vous le faire voir ?
Non, qu’il cherche lui-même à se faire connoître,
Ce ne sera jamais que trop tôt, & peut-être…

La Comtesse.

Suffit ; j’aime à savoir, Marquis, ce que je sai.
Vous m’osez refuser, & je m’en souviendrai.



Scène VI

LA COMTESSE, OLYMPE, LE CHEVALIER, LE MARQUIS, VIRGINE, MÉLISSE.
Le Chevalier.

Quoique j’ignore encor quel spectacle on apprête,
Je puis vous préparer à quelque grande fête,
Madame ; dans ce bois j’ai vû des gens épars,
Qui pour vous la donner viennent de toutes parts.
Ils s’avancent vers vous.

Le Marquis.

Ils s’avancent vers vous.Vous devez les attendre,
Madame, & l’inconnu ne sauroit moins prétendre.
Il connoît mieux que moi ce que c’est qu’être amant,
Par tout il vous régale.

La Comtesse.

Par tout il vous régale.Et toujours galamment ;
Du moins j’ai tout sujet d’en être satisfaite.

Le Marquis.

Vous pouvez l’écouter, voici son interprête.



Scène VII

LA COMTESSE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER, OLYMPE, LA MONTAGNE représentant Comus, VIRGINE, MÉLISSE, suite de Comus.
Comus.

Madame, par hazard, si Comus est un Dieu
Qui soit de votre connoissance,

Vous le voyez en moi qui parois en ce lieu
Pour vous jurer obéissance.
Je suis un grand maître en festins,
À les bien ordonner on connoît mon génie,
Et l’Amour, dont le goût fut toujours des plus fins,
Voulant en bonne compagnie
Vous donner un régale approchant des divins,
M’a fait maître-d’hôtel de la cérémonie.
C’est un dieu, quoique très-petit,
À qui l’on peut céder sans honte.
Marchez sous sa conduite, & rendez-vous plus prompte
À faire tout ce qu’il vous dit,
Vous y trouverez votre compte.

La Comtesse.

Sur l’espérance des douceurs
Dont l’Amour doit combler nos cœurs,
Quand une fois il s’en empare,
Je suivrois volontiers ses pas,
Mais comme il est enfant, j’ai peur qu’il ne s’égare,
Et j’aime à ne me perdre pas.

Comus.

Avancez, il est temps. Vîte, que l’on commence.


[Il fait signe à des paysans qui s’avancent, & qui forment un berceau composé de dix figures isolées en forme de termes de bronze doré, cinq de chaque côté, l’une d’homme, & l’autre de Femme, tenant chacune en l’une de leurs mains un bassin de porcelaine rempli de toute sorte de fruits en pyramide. Ces figures depuis la ceinture, se terminent en guaines, & ces guaines sont environnées de pampres de vigne chargés de raisins. Chaque figure est portée sur son piédestal de marbre d’orient, où il y a de petites consoles dans les saillies qui soutiennent des porcelaines de différentes manieres, remplies de pyramides de fruits aussi beaux que les autres. Du milieu de ces consoles pendent des festons de fleurs. Toutes les figures de ce berceau portent sur leurs têtes de grands vases de porcelaines qu’elles soutiennent d’une main & qui sont remplis en confusion de fleurs naturelles. Les cintres naissent de ces fleurs, & forment des figures cintrées de différentes manieres de verdure coupée, d’où pendent des festons de fleurs & de toile d’or. L’optique de ce berceau où devroit être un buffet, est d’une maniere toute extraordinaire. On y voit plusieurs degrés de gazon, & sur le plus élevé paroît un Bacchus tenant d’une main un vase d’or, & de l’autre une coupe. Il est environné de plusieurs vases d’or & d’argent. La déesse des fruits est à son aile droite, & à sa gauche Cérès tient dans une corbeille ce qui est de son ministere. Flore est un peu plus bas. On voit à ses côtés de grandes corbeilles de fleurs ; & comme elle en tient encore beaucoup, on connoît qu’elle en couvre tout le gazon qui l’environne ; ce qui se remarque par celles qui sont déjà sur ce gazon. Au dessous de Flore on voit l’Abondance avec deux cornets qu’elle vuide dans deux corbeilles que tiennent deux Satyres qui sont sur un degré plus bas, à demi courbés, & en posture de gens qui reçoivent. Entre toutes ces figures paroissent Pan & Sylvain accompagnés d’Orphée qui tient son lut, & les deux autres des flûtes. Le tout est fini par un degré de gazon, aux deux bouts duquel il y a deux scabelons fort riches, & portant chacun un grand vase d’or ; de sorte que sans avoir dressé un buffet de la maniere ordinaire, on en voit paroître un beaucoup plus beau, auquel il ne manque rien, puisque Bacchus & Cérès y apportent ce qu’on peut attendre d’eux, & que Flore elle-même prend soin de le venir orner.]


Le chevalier à la comtesse.

Tant de galanterie a droit de vous charmer,
Madame.

Olympe.

Madame.N’épargner ni peine, ni dépense,
Pour fournir des plaisirs toujours en abondance,
C’est là ce qui s’appelle aimer.

Comus.

Madame, il ne faut pas différer davantage.
Quand l’Amour, dont je prens ici les intérêts,
Vous rend par ce régale un volontaire hommage,
Vous connoissez à quel usage
En sont destinés les apprêts.

La Comtesse.

Je ne veux pas les laisser inutiles.
Olympe y prendra part ainsi que son amant.

Olympe.

Volontiers, les refus sont assez difficiles,
Quand on agit si galamment.

La Comtesse.

J’ai besoin d’une main, la vôtre est-elle prête,
Marquis ?

Le Marquis.

Marquis ?Vous vous moquez, je croi.

La Comtesse.

Non ; vous me conduirez.

Le Marquis.

Non ; vous me conduirez.Je renonce à la fête,
Elle n’est pas faite pour moi.

La Comtesse.

Point d’excuses, point de défaites ;
Je veux que vous veniez.

Le Marquis.

Je veux que vous veniez.Hé, Madame.

La Comtesse.

Je veux que vous veniez.Hé, Madame.Hé, Marquis,
Sans façon, croyez-moi, faites ce que je dis ;
Vous vous montrez plus jaloux que vous n’étes.

Le Marquis.

Justement.

La Comtesse.

Justement.Je connois votre cœur mieux que vous, ;
Et c’est si rarement que le trouble y peut naître…

Le Marquis.

Oui, Madame, j’ai tort de paroître jaloux,
Car je n’ai pas sujet de l’être.

[Le marquis sort.]



Scène VIII

LA COMTESSE, OLYMPE, LE CHEVALIER, VIRGINE, MÉLISSE, COMUS, suite de Comus.
Olympe.

On diroit qu’il sort en courroux.

La Comtesse.

Il aura tout loisir de s’en rendre le maître ;
Cependant divertissons-nous.

Comus.

Tandis que vous ferez une épreuve agréable
Des douceurs que ces fruits offrent aux curieux,
L’Amour qui m’emploie en ces lieux,
M’a fait chercher ce qu’il a crû capable
De pouvoir attacher vos yeux.
Allons, faites de votre mieux,
Et qu’à l’envi chacun se montre infatigable.


[La Comtesse s’avance avec Olympe & le Chevalier vers les corbeilles de fruits ; & tandis que chacun choisit ce qui flatte le plus son goût, les paysans qui ont ordre de divertir la Comtesse, après avoir fait quelques figures pour marquer leur joie, font un jeu avec des bâtons, & l’ont à peine fini, que sans sortir du lieu où ils sont, ils paroissent tous en un moment vêtus en arlequins, & réjouissent la Comtesse par mille figures plaisantes.]


La Comtesse.

On voit avec plaisir de semblables combats
Qui ne font craindre pour personne.

Comus.

Il seroit malaisé qu’ils manquassent d’appas,
Quand c’est l’Amour qui les ordonne.
Mais il est d’autres dieux que moi,
Qui se sont mêlés de la fête ;
Vertumne y prend part ; & je voi
Qu’ainsi que Pomone il s’apprête
À raisonner sur son emploi.


[Pomone & Vertumne s’avancent, et chantent le Dialogue qui suit.]


DIALOGUE DE VERTUMNE ET DE POMONE.


Vertumne.

De quel chagrin, Pomone, as-tu l’ame saisie ?

Pomone.

Si Vertumne a des yeux, doit-il le demander ?
Je suis, quoique déesse, obligée à céder ;
Puis-je le voir sans jalousie,
Quand en faveur d’un amant inconnu
J’ai promis de venir régaler cette belle,
J’avois crû ne trouver en elle
Que les appas d’une simple mortelle
Pour qui l’Amour étoit trop prévenu ;
Mais les divinités n’ont rien qui la surpasse,
Il n’est éclat qu’elle n’efface,
Et je viens d’avoir la douleur,
Qu’auprès d’elle mes fruits ont changé de couleur.
Après un tel affront puis-je être sans colere ?

Vertumne.

J’aurois la même plainte à faire.
J’ai beau, comme dieu des jardins,

Chercher à lui fournir toujours des fleurs nouvelles,
Son teint en a de naturelles,
Dont l’éclat ternit mon jasmin.

Pomone.

L’aveu que nous faisons augmente sa victoire.

Vertumne.

Le moyen de s’en dispenser ?

Pomone.

Elle est toute charmante, il faut le confesser.

Vertumne.

Unissons donc nos voix, & chantons à sa gloire.

Ensemble.

Heureux, heureux l’amant, dont la tendre langueur,
Pour mériter son choix, aura touché son cœur !


CHANSON DE POMONE.

Vous avez beau vous défendre,
Vous aimerez quelque jour.
À l’Amour,
Sans attendre
Pourquoi craindre de vous rendre ?
Chacun lui céde à son tour.
On n’a point de plaisir sans tendresse,
Sans amour on n’a point de bonheur.
Si d’un cœur
En langueur
Les soucis partagés vous font peur,
Rendez-vous au beau feu qui le presse,
Vous verrez qu’ils sont pleins de douceur.

CHANSON DE VERTUMNE.

L’Amour est à suivre,
Laissez-vous charmer ;
Tout doit s’enflammer.
Quel plaisir de vivre
Sans celui d’aimer ?

Les plus belles chaînes
Font voir mille peines
À qui n’aime pas ;
Mais quand on aime
Ce n’est plus de même,
Tout est plein d’appas.

Olympe.

L’un & l’autre ont la voix charmante.

Le Chevalier.

On auroit peine à mieux chanter.

La Comtesse.

La beauté de la fête a passé mon attente.

Olympe.

L’inconnu l’ordonnant, aviez-vous à douter
Qu’elle ne fût toute galante ?

Comus.

Hé bien, pour toucher votre cœur,
Comus a-t-il sû satisfaire,
En dieu d’importance & d’honneur,
À tout ce que l’Amour l’avoit chargé de faire ?

La Comtesse.

Comus peut s’assurer par tout de son bonheur,
Si Comus s’en fait un de plaire ;
Mais comme en terre quelquefois
La divinité s’humanise,
Le dieu Comus pourroit m’apprendre à qui je dois
Le divertissement dont il me voit surprise.

Comus.

Un secret qu’à conserver
Ma qualité de dieu m’engage.
Si de ses soins l’Amour qui veut vous éprouver,
Peut espérer quelque avantage,
Il m’attend dans le ciel où je le vais trouver.
Employez-moi pour le message.

La Comtesse.

Je ne m’explique pas ainsi.
Je veux connoître avant qu’entrer en confidence.

Comus.

Ma suite est disparue, & je suis seul ici.
Bon soir, vivez en espérance
De sortir bien-tôt de souci.

La Comtesse.

Se taire ! Se cacher si long-temps quand on aime !

Virgine.

J’avois crû par l’un d’eux, en lui parlant tout bas,
Développer ce stratagême ;
Mais après quelques mots que peut-être lui-même
En les disant n’entendoit pas,
Il a, d’une vitesse extrême,
Pour s’éloigner, doublé le pas.

La Comtesse.

Pour moi, je ne sai plus qu’en dire.

Olympe.

Le temps éclaircira l’amour de l’Inconnu,
Un peu de patience.

La Comtesse.

Un peu de patience.Il faut tâcher d’en rire,
En attendant que ce temps soit venu.