Éditions Prima (Collection gauloise ; no 29p. 44-50).

ix

Le sauveur


Le colonel Adhémar de Chamoisy était chargé, on le sait, de la mission de confiance de renseigner le roi sur la princesse Séraphine, mais lorsqu’il ne pouvait se rendre lui-même au couvent des Puritaines, il y dépêchait en son lieu et place son fils, le lieutenant Arnaud.

Et c’est ainsi que ce jeune officier fit la connaissance de la fille du duc de Boulimie. Celle-ci remarqua bien vite la belle prestance de l’envoyé du colonel des hallebardiers de la garde. Elle se prit à le considérer sympathiquement, tandis que de son côté, Arnaud, ému par la malchance qui s’était acharnée sur la belle princesse, sentit son cœur battre chaque jour un peu plus pour la pauvre recluse.

Dès lors, le moindre prétexte lui était bon pour se rendre au couvent où sa mère, la supérieure, était toujours heureuse de le recevoir et où la princesse l’accueillait sans déplaisir.

Un jour, Arnaud se dit :

— Je ne peux plus me mentir à moi-même. Je suis amoureux de Séraphine. Et il faudra que je lui avoue cet amour quoi qu’il puisse m’en coûter.

Je sais que je risque peut-être la destitution de mon grade, voire la prison pour jeter les yeux sur aussi noble demoiselle. Mais on ne résiste pas à l’élan de son cœur. La princesse est bonne, même si elle me repousse, elle ne me dénoncera pas. Et puis, tant pis, il en sera ce qu’il en sera !

Sa détermination était prise ; il parlerait à celle qu’il aimait.

Le lendemain, l’occasion lui était précisément donnée de se trouver seule avec la fille du duc de Boulimie, et il arriva, par un détour adroit, à lui tenir ce discours :

— Combien vous me faites peine, ô belle princesse, de vous voir toujours affligée ! Resterez-vous donc à jamais inconsolable de la mort ou de l’abandon du fils du sénéchal.

— Hélas ! gémit Séraphine, je suis fort à plaindre, et bien triste est mon sort. Je n’ai connu l’amour qu’un jour dans ma vie, et je dois l’expier cruellement.

— Est-il donc possible que douée comme vous l’êtes de grâce et de beauté, vous acceptez de ne plus entendre de douces paroles, de ne plus ressentir l’émoi de tendres caresses ?

— Cela est bien possible, messire, si le roi ne consent à me laisser sortir de ce maudit cloître où se fane ma beauté et s’étiole ma jeunesse.

— Mais c’est un crime contre la nature ! Tant de charmes ne peuvent se fiétrir dans l’isolement et la solitude. Et si je ne craignais pas de vous fâcher ou de vous causer de profond chagrin, je vous dirais bien ce que je pense de l’homme pour lequel vous vous sacrifiez ainsi.

— Dites-le donc, messire. Il ne faut jamais cacher ce que l’on pense.

— Oserai-je alors vous demander de ne point vous courroucer de mes paroles ?

— Je vous promets, quoi que vous me disiez, de ne pas vous en tenir rigueur.

— Ah ! Que vous êtes bonne ! Il y a longtemps que j’ai envie de vous dire cela.

Eh bien ! moi, je crois que si cet Hector de Vergenler vous eût vraiment aimée comme vous le croyez, vous ne seriez plus dans ce couvent. Un véritable chevalier ne laisse pas ainsi sa dame prisonnière.

Souvenez-vous du message que vous transmit mon père. Eh quoi ! Ce preux était vivant, et il acceptait qu’on le conduisit en un château éloigné en vous laissant ici. Si j’eusse été à sa place, je n’eusse certainement point agi de cette façon.

— Qu’eussiez-vous donc fait ?

— Songez que le voyage jusqu’au château de Vidorée dura six jours avec une faible escorte. Je sais, puisque j’étais de ceux qui accompagnèrent le fils du sénéchal, qu’il était facile durant une des haltes que nous faisions dans les forêts de s’enfuir et de revenir jusqu’ici. C’est ce que j’aurais fait, moi, si ma dame avait été retenue prisonnière. J’aurais brûlé les étapes pour arriver jusqu’à ce couvent, j’en aurais forcé l’entrée et je serais venu vous délivrer ou j’aurais péri les armes à la main. Mais j’ai confiance dans mon audace, je vous aurais certainement délivrée, et nous aurions fui ensemble.

Voilà, noble princesse, ce qu’eût accompli, à mon avis, un valeureux chevalier véritablement amoureux de sa dame…

Et puis, pour tout vous dire, je ne crois pas, moi, à la mort subite du fils du sénéchal. Je suppose bien plutôt que, d’accord avec son père, il a trouvé une retraite hors du royaume, en acceptant de ne plus jamais vous revoir et de passer pour mort…

— Messire Arnaud, j’admire votre juvénile ardeur. Et je ne doute pas que vous eussiez apporté pour accomplir cet exploit autant d’audace que vous mettez de feu dans votre discours… Aussi vous avouerai-je que je me suis fait déjà semblable raisonnement, et que je dois bien reconnaître que je doute depuis quelque temps qu’Hector m’ait aimée avec une véritable passion…

En entendant ces mots, Arnaud ne put plus se contenir. Il se jeta à genoux devant la princesse et lui dit :

— Ô Séraphine, je n’ai pu vous voir sans vous aimer ! Ce que n’a pas tenté le comte de Vergenler, moi, je le ferai pour l’amour de vous… Quand bien même vous devriez après me repousser et que je devrais en perdre la vie ! Dites-moi que vous consentez, et, cette nuit même, nous fuirons ensemble !…

Un éclair de joie brilla dans les yeux de la princesse. Libre ! Elle pouvait être libre !… Déjà elle s’était laissée aller à penser qu’elle connaîtrait à nouveau l’amour, et il ne lui était pas désagréable d’évoquer l’image du jeune officier des hallebardiers comme son futur amant… Et voilà qu’il venait au-devant de ses secrets désirs, se déclarait prêt à la plus folle des tentatives, disposé à tous les sacrifices, résolu à braver la colère royale pour la délivrer.

Elle ferma ses beaux yeux et dit :

— Arnaud, vous êtes brave et digne de mon amour ! Si vous me libérez, sitōt hors de ce couvent, je jure de vous appartenir !

— Ô Séraphine ! Vous me donnez la force de braver tous les chevaliers du monde. Pour un tel bonheur, il n’est rien que je ne tente, et le roi lui-même se mettrait sur mon chemin que je lui passerais mon épée au travers du corps.

En gage de cette félicité sans pareille que vous me faites entrevoir, me permettrez-vous pas de prendre sur vos jolies lèvres un premier baiser ?

La princesse accorda naturellement au bel officier la faveur qu’il sollicitait, et même ce ne fut pas un, mais plusieurs baisers que prit Arnaud et que Séraphine lui rendit,

— Tenez-vous prête, lui dit-il en la quittant, je viendrai vous prendre ce soir.

Lorsque la nuit tomba, le jeune lieutenant se présenta au couvent, ce qui ne surprit aucunement les tourières qui avaient l’habitude de le voir venir à toute heure. Il gagna la cellule de Séraphine qui l’attendait.

— Je vous ai apporté, dit-il, des vêtements d’homme. Deux chevaux nous attendent à la sortie du couvent.

La princesse se dévêtit, tandis qu’Arnaud se tenait dans un cabinet voisin et elle revint bientôt costumée en jeune gentilhomme. Par-dessus ce costume, elle passa une robe de nonne, puis accompagna l’officier.

Devant la tourière, Arnaud s’effaça :

— Passez, révérende mère, dit-il.

Et Séraphine sortit. Ils avaient trouvé ce stratagème, car ils n’ignoraient pas que la supérieure avait ainsi coutume certains soirs, de quitter le couvent pour aller rejoindre le colonel des hallebardiers…

Quelques minutes après, les sabots de deux chevaux au galop résonnaient sur le pavé d’une rue voisine. C’étaient Arnaud et Séraphine qui s’enfuyaient.

Ils chevauchèrent une grande partie de la nuit.

— Où me conduisez-vous ? demanda la princesse.

— Dans une retraite sire, qui n’est autre que la maison de ma mère nourricière au village de Gerbedor.

Ils arrivèrent avant le jour, et la nourrice d’Arnaud, renseignée par celui-ci, accepta de cacher les deux amoureux, qui n’eurent rien de plus pressé que de gagner la chambre que la brave femme mit à leur disposition.

Arnaud avait tout prévu ; d’une caisse que portait son cheval, il sortit des robes et du linge pour Séraphine, afin qu’elle pût reprendre des habits de son sexe.

Mais, cette fois, il ne se retira pas tandis qu’elle se déshabillait.

Il l’aida même à se défaire de son costume de cavalier et, ma foi, avant qu’elle revêtit de nouveaux vêtements, il ne put s’empêcher de lui dire quel trouble produisait en lui les charmes secrets qui lui étaient ainsi revélés.

Séraphine accepta cet hommage et même elle répondit :

— Ô mon sauveur, mon brave chevalier, ce que tu as délivré avec tant d’audace est maintenant ton bien. Je hâte de recevoir tes caresses.

Enlacés l’un à l’autre, leurs lèvres échangèrent des nouveaux baisers non moins passionnés que ceux de la veille. Mais leurs chairs brûlaient d’un égal désir, ils n’attendirent pas plus longtemps pour les satisfaire et se prouver combien grand était leur amour l’un pour l’autre.

Dès ce moment, Hector n’existait pas plus pour Séraphine que Séraphine pour Hector, et le fils du sénéchal pouvait chasser de son esprit tout remords d’avoir délaissé la fille du duc de Boulimie pour la charmante princesse-roi Églantine.

Mais durant le temps qu’Arnaud et Séraphine filaient ainsi le parfait amour, un grand branlebas se produisait au couvent des Puritaines où l’on s’était aperçu de la fuite de la sœur Marie-Anne.

La supérieure, en apprenant que Séraphine était partie en compagnie du lieutenant Arnaud, faillit se trouver mal. Ainsi, c’était son fils qui avait joué le rôle de ravisseur. Qu’allait dire le roi lorsqu’il apprendrait l’événement ? Et quel scandale pour la communauté !…

Toutes les nonnes se réunirent dans la chapelle, afin de dire des prières pour conjurer les conséquences de ce scandale !…

Et, plus morte que vive, l’abbesse attendit la visite du colonel des hallebardiers de la garde. Lorsque celui-ci, à son tour, apprit ce qui s’était passé, il dit à son amante :

— Qu’allons-nous faire à présent ? Je ne peux céler au roi ce qui s’est produit ! Et il ne manquera pas d’exiger que les coupables soient sévèrement châtiés !

— Adhémar, lui répondit l’abbesse, sauve notre fils ! je t’en conjure !

— Je m’y employerai, sois sans crainte. On ignore heureusement que je suis le père du lieutenant Arnaud et je demanderai d’être chargé de le retrouver, ce qui me permettra de faciliter sa fuite hors du royaume.

Le colonel fit comme il l’avait dit, et s’en fut en tremblant rapporter au roi ce qui s’était passé au couvent des Puritaines.

À la grande stupéfaction d’Adhémar de Chamoisy, le souverain ne se montra nullement courroucé, et ce fut en souriant qu’il dit au colonel des hallebardiers :

— Qu’y voulez-vous faire, mon cher colonel ? Si l’oiseau s’est envolé, c’est que la cage était mal fermée… D’ailleurs, quand l’amour s’en mêle, il n’est pas de cage qui ne s’ouvre… Partez donc à la recherche de ces jeunes fous, et quand vous les retrouverez, ramenez-les ici que nous les marions sans délai !

Adhémar était tout heureux. Il s’en fut incontinent annoncer cette bonne nouvelle à la supérieure des Puritaines, puis, sans tarder, il partit à cheval à la recherche des amoureux.

Le roi ne pouvait contenir sa joie. Cette fuite de Séraphine en compagnie d’un jeune officier était ce qui pouvait lui causer le plus grand plaisir.

Il réunit le soir même un conseil de famille, auquel il convoqua la reine-mère, le duc et la duchesse de Boulimie et n’oublia surtout pas la reine Yolande.

Il annonça tout de go la nouvelle qu’il venait d’apprendre, s’efforçant de montrer une vive indignation :

— Je vous ai convoqués, dit-il, pour prendre une décision à l’égard de la princesse.

La duchesse de Boulimie se montra la plus dure à l’égard de sa fille :

— C’en est trop, s’écria-t-elle, c’en est trop ! Cette fille a mérité la peine la plus grave. Il faut la déclarer déchue de son rang, la ramener dans son couvent et lui imposer les plus grandes expiations, qu’elle mortifie sa chair, qu’elle soit fouettée de verges jusqu’au sang.

— Vous êtes bien sévère, ma cousine, lui dit le roi. Il sied, au contraire, de nous montrer indulgents… N’est-ce pas votre avis, madame ?

Et le roi se tournant vers la reine Yolande, échangeant avec elle un regard dans lequel on pouvait lire une joie triomphante.

— Vous avez raison, messire, et je suis d’avis, puisque le lieutenant et la princesse s’aiment, qu’on les marie ensemble, déclara la reine.

— C’est aussi ce que j’ai pensé, reprit Benoni XIV, et j’ai donné des ordres en conséquence.


Je t’aime et j’ai hâte de recevoir tes caresses (page 47).

La duchesse voulut protester, mais le roi lui dit :

— Ma cousine, je suis le chef de la famille, je suis le roi, et vous devez vous incliner.

Tous s’inclinèrent donc, de bon ou de mauvais gré.

Lorsque le même soir, Hector gagna les appartements secrets du palais, il trouva la princesse Églantine plus amoureuse que jamais. Elle s’était spécialement parée pour le recevoir, faisant ressortir tous ses charmes afin d’être le plus désirable possible.

— Mon doux seigneur, dit-elle, je suis heureuse comme je ne saurais l’exprimer, plus heureuse encore que le soir où je devins votre épouse.

Tantôt, lorsque je fis part à la famille royale de l’événement que vous savez, j’observais votre attitude et mon cœur battait bien fort, tandis que mes yeux ne quittaient pas votre visage, cherchant à y lire vos impressions, aussi ma joie fut-elle grande de n’y voir aucune trace d’émotion.

Répétez-moi que l’escapade de Séraphine avec le lieutenant Arnaud ne vous a causé aucune tristesse, et dites-moi que vous ne pensez plus à cette femme…

Il y a longtemps, chère Églantine, que je ne pense plus à elle, et que mon cœur appartient tout entier à mon roi, qui est la plus enchanteresse des femmes…

Alors, vous allez pouvoir, sans faiblir, supporter à côté de vous la présence de la fille du duc de Boulimie et de son mari ?… Vous me le jurez ?

— Je le jure, Églantine aimée !

— Ô Hector… Hector… comme je t’aime… et comme mon bonheur est grand, à présent qu’il n’y a plus ce mauvais souvenir entre nous et que je te sens mien, tout à fait mien !

Vois, comme au soir de notre mariage, je me suis parée et j’ai parfumé spécialement mon corps pour t’en faire l’offrande… Tu es mien, mais je suis tienne plus que jamais !…

Hector, heureux lui aussi que plus aucun remords n’assombrît son bonheur, répondit avec feu aux appels amoureux de sa royale épouse et tous deux passèrent une nuit enivrante, se prenant et se donnant avec tout l’emportement de leurs vingt ans.

Églantine maintenant était bien sûre de n’avoir plus rien à redouter de sa jolie cousine, qu’elle pouvait autoriser à revenir à la cour, et même présenter sans arrière-pensée à la reine Yolande.