Éditions Prima (Collection gauloise ; no 29p. 18-21).

iv

Un mystérieux conciliabule


La reine-mère Radegonde s’était retirée ce jour-là dans ses appartements privés dont elle avait interdit l’accès à qui que ce soit. Elle avait, disait-elle, besoin de se trouver seule pour prendre du repos.

Or, ce besoin subit d’isolement avait eu lieu à la suite d’un entretien fort animé entre la souveraine et son fils le roi Benoni. Nul n’avait entendu les propos échangés par les augustes personnages, sinon les dernières paroles du souverain qui avait quitté la chambre de sa mère en lui disant :

— N’en déplaise à Votre Majesté, madame, il en sera ainsi, et je n’en démordrai pas, car tel est mon bon plaisir… Plutôt que d’y renoncer, je préférerais abdiquer et révéler publiquement le secret qui est entre nous…

La reine était atterrée… la reine ne savait plus que gémir et soupirer en disant :

— Ah ! mon Dieu !… mon Dieu ! Quelle cruelle alternative !…

Après qu’elle fut restée longtemps assise, la tête dans ses mains, elle ouvrit une porte secrète dissimulée par une tapisserie et s’engagea dans un escalier, ignoré de tous sauf d’elle et qui aboutissait dans les sous-sols du palais à un souterrain dans lequel elle s’engagea délibérément. Au bout du souterrain, elle trouva un autre escalier qu’elle gravit rapidement et qui donnait dans une aile écartée. La reine se trouvait dans une pièce éclairée seulement par une meurtrière, mais meublée avec beaucoup de luxe.

— Pourvu, dit-elle, qu’il ne tarde pas à venir. Il n’ignore point pourtant que j’ai eu une entrevue avec le roi.

Celui qu’elle attendait ne fut pas long à arriver. Il apparut bientôt devant elle ; dès qu’elle le vit, elle alla vers lui, en s’écriant :

— Ah ! Gontran ! Gontran !… Le malheur est sur nous !…

Et elle sauta, d’un mouvement impulsif, au cou de celui qu’elle appelait ainsi de son petit nom, et qui n’était autre que l’ancien comte devenu duc de Vergenler, grand sénéchal du royaume…

— Qu’as-tu donc, ô ma chère colombe ? demanda le sénéchal.

On le voit, comme au temps de la naissance du roi Benoni XIV, ce haut personnage continuait à entretenir avec la reine-mère des relations sur la nature desquelles il n’y a point à insister.

— Jamais… non, jamais, tu ne te douterais, ô ami cher, de la catastrophe imprévue qui vient fondre sur nous.

— N’as-tu pas réussi à obtenir du roi la libération de mon malheureux fils ?

— Benoni a autant que nous hâte de le tirer de son cachot.

— Alors… pourquoi te désoles-tu ?…

— Je me désole, à cause de la condition que le roi veut lui imposer.

— Quelle est donc cette condition qui te cause si grand mal ?

— Ami cher… C’est terrible à dire… car ni toi, ni moi n’y pouvons souscrire. Ah ! nous sommes bien punis de notre sacrilège d’il y a vingt ans… Dieu nous châtie aujourd’hui dans nos enfants…

— Tais-toi. Ce que nous avons fait il y a vingt ans était nécessaire et pour mon compte, je ne m’en repens nullement… Dis-moi vite ce qu’exige le roi.

Radegonde alors parla, Elle parla longuement, et le grand sénéchal l’écoutait en mordant sa moustache… Le grand sénéchal n’était pas moins stupéfait que la reine… le grand sénéchal était abasourdi… il ne disait rien…

— Tu ne me réponds pas, Gontran… C’est que tu penses comme moi… C’est que tu crois, toi aussi, que nous ne pouvons accepter, nous qui connaissons le secret de la naissance de Benoni… notre enfant !… Ah ! nous sommes maudits, vois-tu !

Et Radegonde se laissa tomber en sanglotant dans les bras de son amant.

Pourtant, le grand sénéchal réfléchissait.

Il caressait doucement la pauvre reine, essayant de la consoler de son mieux.

Finalement, il la porta sur le lit de repos où si souventes fois ils s’étaient aimés, l’assit doucement et prit place à côté d’elle.

Puis d’un geste brusque, il se leva, porta la main à la garde de son épée et d’une voix décidée, déclara :

— Sois courageuse, ma Radegonde… Nous n’avons pas le choix…

— Il faut tout lui révéler, n’est-ce pas ?… Oh ! J’en mourrai de honte !…

— Tu n’y penses pas, s’écria Gontran de Vergenler. Ce n’est point là ce que j’ai voulu dire…

— Alors ?…

— Il faut obéir au roi…

La reine poussa un grand cri :

— Que dis-tu là ?… Accepter pareille chose !… Mais c’est un crime, Dieu le défend… Songes-y bien, on ne peut marier ensemble le frère et la sœur…

— Bah !… C’est une idée que nous nous faisons. Cela se pratiquait couramment jadis en Égypte et la reine Cléopâtre qui fut la plus belle femme de son temps était le fruit d’un inceste royal. C’était même la coutume dans la famille des Ptolémée que le roi épousât sa sœur…

— Cependant…

— Plus j’y réfléchis, plus je considère que nous n’avons pas autre chose à faire… D’ailleurs, nul être au monde ne le saura que nous… Lorsqu’il y a vingt ans, nous avons fait ce que tu sais, nous en avons accepté toutes les conséquences, quelles qu’elles soient. Acceptons encore celle-là comme les autres…

Et puis, il n’y a pas d’autre moyen de faire sortir Hector de la Tour du Silence…

— Mais, dit encore Radegonde, ton fils qui aime Séraphine n’acceptera jamais.

— Il acceptera si on lui dit que la vie de la princesse qu’il aime en dépend…

— Ah ! Je n’ai plus de courage… J’ai peur que cela nous mène à je ne sais quel malheur plus grand encore.

— Allons ! Allons !… Il faut être forte… Après tout, ces jeunes gens ne sont frère et sœur qu’à moitié, puisque, s’ils ont même père, une mère différente leur donna le jour.

Reprends donc tes esprits, retourne dans ton palais et dis au roi que tu consens à ce qu’il t’a demandé… et tâche qu’il me confie le soin de convaincre Hector…

— Ô Gontran, je le ferai puisque tu le veux… Depuis le jour où je t’ai aimé, n’ai-je pas fait tout ce que tu as voulu ? Et aujourd’hui encore, pour un baiser de toi, je commettrais un crime…

— Tu t’exagères la portée de cet acte… Ce n’est un crime que parce que nous n’y sommes point accoutumés dans notre pays…

— Gontran, tu m’aimes encore, toujours. J’ai besoin que tu me le dises pour me donner du courage.

— Te le redire, cela m’est facile, car tu es toujours à mes yeux aussi belle, tu es toujours, malgré les années, aussi fraîche, et mon amour ne s’est pas amoindri… Il me semble, au contraire, que le temps a parfait la beauté de ma Radegonde, et je ressens, à te serrer dans mes bras, un bonheur aussi grand que le premier jour, mes sens sont aussi excités par le parfum de ton corps, mon désir de toi est aussi grand. Ô Radegonde aimée, à tout instant du jour ou de la nuit je suis prêt à te répéter que je t’aime, et à te le prouver avec autant d’ardeur…

Le grand sénéchal, tout en parlant ainsi, caressait les cheveux de la reine, puis leurs lèvres s’unirent en un long baiser ; ils tombèrent ensemble sur le lit de repos pour ne se relever qu’après s’être, une fois de plus, plongé dans l’ivresse des sens…

La reine ouvrit les yeux, elle attacha un long regard sur son amant et lui dit :

— Tu fais de moi tout ce que tu veux, ô mon beau chevalier… Il me semble que nous avons toujours vingt ans, et je t’obéirai…

Avant une heure, le roi saura que je consens à ce qu’il m’a demandé…

— Va alors… Et, au nom de notre amour, agis vite pour que mon fils soit délivré.

Ils échangèrent un long baiser, puis la reine regagna ses appartements, qu’elle quittait bientôt pour se faire annoncer chez le roi.

Celui-ci la reçut sans la faire attendre :

— Eh bien, madame ! dit-il… Avez-vous réfléchi…

— J’ai réfléchi. Comme je ne veux autre chose que votre bonheur, Sire, il sera fait suivant le désir que vous m’avez exprimé…

Benoni XIV, alors, se laissa aller à manifester une joie enfantine. Ses yeux brillaient d’une lueur révélant un grand bonheur intérieur ; et, au mépris de toute étiquette, il se jeta dans les bras de la reine. Il pleurait et riait à la fois, disant :

— Oh ! chére mére ! chére mére !… Quelle grande félicité vous m’apportez… en me permettant de réaliser mon rêve… Si vous ne l’eussiez voulu, je vous le jure, j’aurais renoncé à cette couronne…

Il se reprit un instant pour dire :

— Pourvu qu’Hector à présent ne refuse pas. Comment le décider ?…

— Chargez de cette mission le grand sénéchal. Lui seul est capable de faire accepter à son fils la condition que vous mettez à sa libération.

— Soit ! Le duc de Vergenler aura carte blanche pour agir… Mais qu’il fasse vite, car je suis impatient, vous le comprendrez, de voir la réalisation de ce projet…