Éditions Prima (Collection gauloise ; no 29p. 5-10).

ii

Les amours de la princesse Séraphine


Vingt ans ont passé, vingt années pendant lesquelles le royaume de Sigourie ne connut que d’heureux jours, car il ne fut en guerre avec aucun de ses voisins, ne vit ni famine ni épidémie et ne fut secoué par aucune révolution.

Le roi Benoni XIV règne toujours. C’est maintenant un jeune homme que son peuple adore, car son gouvernement n’a rien de despotique et une sage administration lui a conquis une popularité dont aucun souverain n’a put se prévaloir avant lui.

Il y a une autre raison pour laquelle on acclame joyeusement le jeune souverain ; c’est qu’il est le prince le plus gracieux et le plus aimable qui soit. Déjà les filles nobles sentent leur cœur battre en sa présence et plus d’une se demande s’il ne jettera pas sur elle son dévolu.

Le duc de Boulimie cependant ne doute pas que sa fille ne soit l’élue du roi. La princesse Séraphine, en effet, est une beauté accomplie, et tous admirent ses yeux bleus d’azur, ses cheveux couleur de soleil, son visage à l’ovale régulier, sa bouche mignonne, son corps souple et harmonieux, la grâce et la distinction de toute sa personne. Sa mère Sigeberte elle-méme reconnaît qu’elle ne fut jamais aussi belle que sa fille. Et pourtant, même encore à présent, la duchesse de Boulimie compte parmi les plus jolies femmes de Sigourie.

Le roi venant d’atteindre sa vingtième année, on a hâte d’apprendre son prochain mariage, car il faut bien, n’est-ce pas, que la dynastie se perpétue.

Benoni XIV cependant n’a pas encore laissé deviner ses intentions.

De puissants souverains étrangers ont chargé leurs ambassadeurs de sonder le terrain, et de poser adroitement la candidature de leurs filles, mais ces ambassadeurs n’ont jusqu’alors obtenu aucun encouragement, et n’ont pu transmettre à leurs maîtres aucun indice, si petit fût-il, leur permettant de fonder le moindre espoir.

Ils sont d’ailleurs convaincus, les uns et les autres, que le roi finalement épousera sa cousine Séraphine. Presque tous les Sigouriens en sont également convaincus… presque tous, sauf le comte de Vergenler, qui est toujours le précepteur militaire du souverain, lequel lui a conféré le plus haut grade de son armée, qui est celui de grand sénéchal, avec le commandement de toutes les troupes du royaume.

Lorsqu’on parle du mariage de Benoni XIV avec la fille du duc de Boulimie, le grand sénéchal a un sourire entendu et il ne manque pas de dire :

— Il n’y a pas de plus jolie femme que la princesse Séraphine, mais ce n’est pas une raison pour qu’elle devienne notre reine, et que le roi en soit amoureux. D’ailleurs, rien ne presse… rien ne presse…

Pourtant le comte de Vergenler n’a pas de fille. Par conséquent il ne peut espérer pour sa maison l’honneur d’un mariage royal, Alors, pourquoi ne veut-il pas que son souverain épouse sa cousine ? Serait-ce parce que le duc de Boulimie lui a toujours témoigné une réserve et une froideur qui lui font craindre de perdre les bonnes grâces du roi ? Serait-ce pour d’autres raisons mystérieuses qu’il est seul à connaître ? Nul ne le sait, hormis peut-être la reine-mère Radegonde et Benoni XIV lui-même.

Benoni XIV, à vrai dire, ne paraît pas très empressé auprès de Séraphine. Benoni XIV n’est d’ailleurs empressé auprès d’aucune femme. C’est même un phénomène surprenant et unique dans la famille royale de Sigourie, car tous ses aïeux sont aussi célèbres dans les fastes de l’histoire pour leurs aventures galantes que pour leurs exploits glorieux, et le royaume pullule de gentilshommes qui se proclament descendants de bâtards royaux et se prévalent des faiblesses d’une de leurs grand’mères ou de leurs arrière-grand’mères pour un ancêtre du prince régnant.

Benoni XIV est le seul qui ait atteint sa vingtième année sans qu’on lui connût de maîtresse au point que les ennemis du pouvoir — il en est malheureusement en Sigourie comme ailleurs — l’ont surnommé le « Roi Puceau ».

Sans doute à cause de sa naissance posthume, ce souverain est resté de frêle complexion. Il n’a jamais fait aucune maladie grave, et cependant il paraît faible ; il est beau, sans doute, mais d’une beauté qui n’a rien de mâle et ses traits n’ont aucune rudesse ; il semble, à vingt ans, être resté un jeune adolescent.

Son cousin le duc de Boulimie est d’autant plus pressé de le voir épouser sa fille, car il espère que Benoni XIV, avec une aussi fragile apparence physique, ne vivra pas très longtemps, et que si Dieu bénissait rapidement l’union royale, il deviendrait, sous le couvert de sa fille, tôt restée veuve, le véritable maître du pays.

Mais il y a un autre obstacle au mariage tant désiré par les augustes parents de la princesse Séraphine, un obstacle ignoré de tous, c’est que Séraphine n’est pas du tout enthousiaste de cette union. La princesse ne ressent aucun amour pour un souverain qui n’a guère que l’apparence de la virilité… Disons mieux, la princesse Séraphine est amoureuse d’un autre personnage, qu’elle voit chaque jour à la cour, et qu’honore de son amitié personnelle le jeune roi.

Et il se trouve, comme par hasard, que ce personnage n’est autre que le fils du grand sénéchal, Hector de Vergenler, qui, on le sait, est exactement du même âge que la princesse, puisque tous deux furent conçus dans la même nuit qui suivit le jour où naquit Benoni XIV.

Hector de Vergenler est un beau jeune homme de dix-neuf ans, habile à tous les jeux de chevalerie, qui a conquis le cœur de la princesse, malgré qu’il ne soit pas de sang royal. Et lui-même nourrit à l’égard de Séraphine une passion violente, qu’il n’a pas hésité, un soir, à lui déclarer… Révélons tout, en historien scrupuleux de l’exactitude, il leur est même arrivé d’échanger déjà un baiser…

Voilà le nuage dans le ciel bleu de la cour de Sigourie, voilà d’où va naître le grand scandale qui dérangera tous les projets, fera échouer toutes les ambitions du duc de Boulimie.

Ce soir-là, Hector et Séraphine s’étaient échappés chacun de leur côté pour se retrouver dans les jardins du palais. La nuit tombait, une nuit complice aux deux amoureux.

Et le fils du grand sénéchal, entraînant la princesse vers un coin discret, lui disait :

— Séraphine, j’ai la mort dans l’âme. On ne parle que de votre prochain mariage avec le roi… Je n’y survivrai pas, vous le savez.

— Hector… je vous en supplie, n’en croyez rien. Jusqu’au dernier moment, je lutterai pour ne pas m’y soumettre.

— Hélas ! Je crains bien que vous ne puissiez refuser… On vous opposera la raison d’État.

— Cependant je sais que la reine-mère et votre père, le grand sénéchal, sont hostiles à ce projet. Le roi lui-même ne me marque aucun penchant. Il me traite en parente et c’est tout. Je crois même qu’il affecte de ne me témoigner aucune familiarité.

— Ainsi, il serait notre meilleur allié. Mais je crains quand même qu’à la fin il ne cède, lui aussi. Ô Séraphine, je redoute tout pour notre amour… Aussi ai-je fait un audacieux projet ; si vous y consentez, je vous enlèverai et nous partirons ensemble pour les pays barbaresques où nous pourrons nous aimer loin de Sigourie… Je préfère l’exil à votre perte…

La princesse s’enthousiasma aussitôt pour ce beau projet.

— Oh ! dit-elle… Oui, je le veux bien. Enlevez-moi… Vous serez mon chevalier, et je serai votre dame d’amour.

— Que ne l’êtes-vous déjà ?…

— Je la suis, Hector… Faites de moi ce que vous voudrez.

— Vos paroles me transportent, et me communiquent un désir d’aimer infini… Séraphine… Séraphine, je t’adore…

Emporté par une juvénile ardeur, le fils du sénéchal prenait dans ses bras la jeune princesse, et follement la couvrait de baisers, embrassant ses cheveux d’or, ses yeux bleus, et ses lèvres roses, les lèvres surtout sur lesquelles il s’attardait longuement, si bien que la jeune fille, gagnée par la folie de son amant, lui rendait aussitôt baisers pour baisers.

— Oh ! dit Hector. Je veux que tu sois mienne dès ce soir.

Il souleva dans ses bras la jolie Séraphine, et, l’amour lui donnant des forces, l’emporta en courant vers un petit pavillon de chasse qui était dissimulé derrière un bosquet

Ce pavillon de chasse servait aussi de rendez-vous d’amour aux seigneurs et aux dames de la cour, et Hector s’en était


Elle se laissa revêtir de linge fin… (page 3).
procuré la clé… Il ouvrit donc et entra avec son précieux fardeau, qu’il déposa doucement sur un lit de repos qui se trouvait là.

Séraphine ne disait rien ; elle goûtait la joie d’être ainsi aimée et emportée… et elle n’osait prononcer un mot dans la crainte de rompre le charme qui la plongeait dans un immense ravissement.

Hector défit la robe de son aimée, et poussa un cri d’admiration à la vue du beau corps de la jeune vierge. Il ne fit pas que manifester son admiration, et après avoir dit : « Ô Séraphine, que tu es belle », il embrassa cette chair fine et douce qui tressaillait à son contact, il l’embrassa, disons-nous, à plusieurs reprises. Il ne se lassait pas de poser des baisers partout, et Séraphine lui disait :

— Ô mon aimé. Que fais-tu donc ? tu me rends folle… Tes baisers sont autant de brûlures qui allument en moi un feu inconnu…

— Que parles-tu du feu qui te brûle… Il n’est rien certes auprès de celui qui me dévore et que je n’éteindrai qu’en te possédant ?

En quoi d’ailleurs, le jeune gentilhomme se trompait étrangement. Il dut bien s’en convaincre, car, ayant pris son amante dans ses bras, et lui ayant révélé le mystère de l’amour, il se trouva qu’il était encore rempli d’une ardeur plus grande. Ne voyait-il pas, après le suprême abandon, sa maîtresse langoureusement étendue, plus belle et plus désirable encore ?… Le feu qui le dévorait semblait se renouveler et il lui fallut bien recommencer à l’étreindre, pendant que Séraphine se donnait à lui en criant qu’elle l’aimait, qu’il était tout pour elle, qu’elle lui appartenait pour la vie…