Éditions Prima (Collection gauloise ; no 29p. 1-5).

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Une naissance illustre



Ding din don !… Bim boum !… Ding din don !… Bim boum !

Pourquoi donc les cloches de toutes les églises sonnaient-elles à toute volée ce matin-là dans la cité de Brindejonville capitale du royaume de Sigourie ?

Ding din don !… Bim boum !… Ding din don !… Bim boum !

Ce n’était pas seulement dans la capitale, mais dans toutes les villes, tous les bourgs, tous les villages, tous les hameaux de Sigourie que les cloches sonnaient ce matin de l’an 14… Ma foi, je m’en excuse auprès des lecteurs, je me souviens parfaitement que c’était en 1400 mais j’ai complètement oublié le quantième de cette année, pourtant mémorable dans l’histoire de la Sigourie…

Cela, d’ailleurs, importe peu aux faits que je vais vous raconter.

Donc, les cloches sonnaient et lorsqu’elles eurent fini de sonner, des hérauts d’armes à cheval parcoururent les rues, précédés de trompettes et clamèrent le manifeste suivant :

« Nobles seigneurs, gentes dames, bourgeois et manants,

« Oyez :

« Notre bien-aimée souveraine, la reine Radegonde, a donné heureusement le jour ce matin à un prince, qui a été aussitôt proclamé roi de Sigourie, sous le nom de Benoni XIV

« Des réjouissances publiques auront lieu pour célébrer en grande liesse cet heureux événement et des Te Deum seront chantés dans toutes les églises.

« Gloire et longue vie à notre roi Benoni XIV !… »

Et la foule, entourant les hérauts, répétait à tue-tête :

— Vive notre bien-aimé roi Benoni XIV !…

Cette naissance royale était attendue avec grande impatience par tous les Sigouriens, petits et grands, car le trône était vacant depuis la mort survenue trois mois plus tôt du précédent souverain Benoni XIII.

La question de la succession s’était posée à ce moment, les légistes de l’État avaient tenu longuement conseil et compulsé toutes les archives du royaume pour savoir si la couronne devait revenir au cousin de Benoni XIII, le duc de Boulimie, qui était, à défaut de descendance mâle, l’héritier le plus proche. Mais la reine portant encore dans son sein le fruit de ses amours légitimes et royales, il fut décidé que si elle mettait au monde un fils, cet enfant serait proclamé roi sous la régence de sa mère, au contraire si elle donnait naissance à une fille, ce serait le duc de Boulimie qui serait appelé à régner sous le nom de Népomucène VIII.

Mais le prince Népomucène n’était guère populaire, aussi la nouvelle que la reine avait accouché d’un fils fut-elle accueillie avec un enthousiasme délirant par toute la nation. On festoya tout le jour, on vida force hanaps, on dansa, et naturellement il y eut, la même nuit, entre Sigouriens et Sigouriennes grandes joutes d’amour, ce qui promettait pour le printemps suivant un notable accroissement de la population.

Il va sans dire que, seul de tous les seigneurs du royaume, le prince Népomucène avait vu d’un très mauvais œil l’arrivée au monde du bébé royal qui venait mettre fin au rêve secret qu’il caressait. Néanmoins, il avait été le premier à venir féliciter la reine Radegonde et à prêter hommage au jeune Benoni XIV, lui jurant fidélité en étendant suivant la coutume sa dextre sur la garde de son épée.

La duchesse de Boulimie n’était pas moins déçue que le duc son époux, elle qui se voyait déjà remplaçant sa cousine Radegonde. La duchesse, qui était d’ailleurs une fort jolie femme, ne pouvait admettre que la Providence l’ait ainsi abandonnée. Et, retirée dans ses appartements, elle se lamentait sur son malheureux sort, tandis que ses femmes procédaient à sa toilette pour la nuit…

Or, ses lamentations furent interrompues par l’arrivée du premier aide de camp du duc ; l’aide de camp ne pénétra pas dans la chambre de la princesse, ce qui ne lui était pas permis, mais, suivant l’étiquette de la cour, il chargea la première dame d’atours de faire savoir à la duchesse que le duc Népomucène la priait de se préparer afin de le recevoir cette même nuit dans son auguste couche.

Lorsque la première dame d’atours transmit ce message à sa maîtresse, Sigeberte (c’était le nom de cette princesse) en montra un grand étonnement.

— Eh quoi ! dit-elle… Le duc, en un aussi triste moment, aurait des idées folâtres !…

Et elle se récria, même elle était prête à faire annoncer à son mari qu’elle souffrait d’un grand malaise qui l’empêchait de l’accueillir comme il le lui demandait.

Mais la dame d’atours lui représenta respectueusement que le duc était homme à aller porter à quelque dame de la noblesse les hommages qu’elle voulait repousser, et cette raison détermina la belle Sigeberte à déférer en soupirant au désir exprimé par son auguste maître.

Elle se laissa donc revêtir de linge fin, parfumer le corps, tresser la chevelure, ainsi qu’elle avait la coutume en pareille circonstance, et, s’étant mise au lit, envoya sa dame d’atours prévenir le premier aide de camp que Son Altesse pouvait venir.

L’aide de camp remplit aussitôt cette importante mission et s’en fut, en compagnie de la dame d’atours. Ils s’en allèrent tous deux suivre l’exemple que leur donnaient leurs illustres maîtres, et cela sans aucune manière, car c’est une chose qu’ils avaient coutume de faire ensemble, avec moult plaisir, aussi souvent qu’ils le pouvaient.

Mais les épanchements amoureux de ces personnages secondaires n’ont pour nous aucun intérét.

Il n’en est pas de même de ceux du duc et de la duchesse. Aussi nous y arrêterons-nous plus longuement.

La princesse Sigeberte, malgré qu’elle eût consenti, comme on l’a vu, à satisfaire les exigences de son époux, le reçut avec froideur.

— Comment, lui dit-elle, vous avez des idées semblables le jour que nous survient si grand malheur.

— Tout doux ! Calmez-vous, chère âme de mon cœur, calmez-vous et veuillez m’écouter. C’est justement pour réparer le grand dommage qui nous est causé que ce soir je viens vers vous.

— Oui da ! Je ne vois pas que cela nous apporte réparation.

— Réfléchissez un peu, et vous vous rendrez compte que je parle avec bon sens. Cette couronne qui nous échappe il nous la faut faire revenir à quelqu’un de notre lignée. Le roi qui vient de naître grandira, et dans vingt ans d’ici, on lui cherchera une épouse de sang princier. Or, si nous avons alors une fille, il sera tout naturel qu’elle devienne reine de Sigourie.

— Une fille ?

— Mais jusqu’ici le ciel ne nous a point accordé cette faveur. Aidons le ciel et peut-être nous aidera-t-il. Vous n’ignorez point, tendre moitié de moi-même, comment on doit aider le ciel en cette circonstance et préparer la voie à une future reine. C’est pourquoi je vous ai fait dire de m’accueillir ce soir. Je veux que nous besognions pour donner une fiancée à notre jeune sire Benoni XIV… En outre, je ne vous cacherai point que le dîner de gala donné en l’honneur du nouveau roi m’a mis de fort amoureuse humeur, qu’outre les mets succulents qu’on nous y servit et les vins généreux qu’on nous y versa, je ne me lassai pas de vous admirer, car vous y brillâtes d’un vif éclat et fûtes sans contredit la plus belle des gentes et nobles dames qui assistaient à ce repas royal… tant que je vous dévorai des yeux et que, vous admirant, j’étais fier de me dire l’époux d’une aussi belle princesse…

Concevez donc que je me sens rempli ce soir d’une ardeur sans égale et que jamais je ne fus dans si bonnes dispositions pour planter avec vous le rosier dont la rose sera, si Dieu le veut, la princesse que nous donnerons comme épouse au roi venu ce jour au monde…

Les compliments de son mari avaient agréablement flatté la duchesse Sigeberte, qui répondit :

— Vos raisons, je le confesse, sont de celles qui convainquent, et je me rends à vos arguments.

— Rendez-vous donc aussi à ceux que je vous présente maintenant, car si vous fûtes belle durant les cérémonies de la journée, vous l’êtes mille fois plus telle que je vous vois à présent, ainsi dévêtue et me donnant à admirer des charmes secrets qui ne se dévoilent que pour moi seul… Ô Sigeberte, quand même la gloire de notre maison ne serait pas en cause, je ne pourrais cette nuit me passer de votre amour.

Et le duc, emporté par son ardeur, ajoutait encore à ses discours enflammés des gestes qui achevèrent la défaite de son épouse, laquelle se rendit sans plus de résistance, si bien que l’instant d’après, elle disait en soupirant :

— Ô Népomucéne, si la princesse est aussi belle que votre ardeur est grande, ce sera la plus jolie qu’on ait jamais vue dans tout le royaume.

Dans le même temps que ces faits se passaient dans le palais du duc de Boulimie, le colonel du régiment des hallebardiers de la garde, le noble comte de Vergenler, rentrait tout joyeux en son logis et disait à la comtesse :

— Madame, réjouissons-nous, car notre maison vient encore de recevoir un grand honneur. Sa Majesté la reine m’a fait l’insigne faveur de me confier la charge de précepteur militaire de notre auguste souverain Benoni XIV.

Mais la comtesse ne se réjouit qu’à demi, car elle n’ignorait pas ce que racontaient les méchantes langues, à savoir que son mari, le comte de Vergenler, passait pour avoir obtenu de la reine Radegonde des faveurs d’un tout autre genre, ce dont elle n’éprouvait nul orgueil, mais une grande jalousie.

Pourtant elle accepta de célébrer le mémorable événement de ce jour avec son époux de la même façon que le duc et la duchesse de Boulimie, l’aide de camp et la dame d’atours de ces augustes personnages, et en général tous les Sigouriens, nobles bourgeois ou manants… Et le comte de Vergenler se montra avec son épouse d’autant plus brillant que depuis plusieurs jours, et pour cause, il était privé de l’honneur que lui faisait secrètement la reine Radegonde, honneur qu’il ne pourrait plus maintenant recevoir qu’après les relevailles de Sa Majesté.

Le ciel accorda au duc de Boulimie ce qu’il espérait, et neuf mois plus tard, jour pour jour, la duchesse Sigeberte donnait naissance à une princesse qui reçut le prénom de Séraphine, en même temps qu’un fils naissait au comte de Vergenler et que la dame d’atours accouchait secrètement d’un bâtard dont le père était sans conteste le premier aide de camp du duc de Boulimie.