Victor Palmé (p. 62-71).

CHAPITRE VI

Richemont.




Le grand argument de Richemont, l’argument que l’on retrouve dans tous ses écrits, et qui fut sa principale, parfois même son unique réponse, quand on le prenait en flagrant délit de mensonge, quand on le mettait en pleine contradiction, quand on lui prouvait, clair comme le jour, que le duc de Normandie était bien mort au Temple, quand on le poursuivit en justice, au mois d’octobre 1834, etc., etc., consistait dans la phrase suivante : « Si je ne suis pas Louis XVII, écrivait et s’écriait ce faux dauphin, dites-moi donc qui je suis ? » L’objection n’avait pas une grande portée, elle n’avait même pas de portée du tout, car Richemont n’est point le seul individu, qui ait été condamné par les tribunaux, malgré l’insuccès des recherches relatives à l’identité ; mais enfin, en la prenant pour ce qu’elle valait, on doit reconnaître que jamais il ne fut possible de lui opposer une réponse satisfaisante. Richemont est mort voici trente-deux ans, et depuis le décès, pas plus que du vivant de cet homme, son vrai nom n’a été retrouvé. Un moment, « on a cru, dit M. de La Sicotière, qu’il pouvait s’appeler Claude Perrein, né en septembre 1786, à Lagnieu (Ain), et fils d’un boucher : erreur bientôt rectifiée ». Se nommait-il Henri-Éthelbert-Louis-Victor Hébert ? on a des raisons pour le penser, mais cela n’a pas été démontré. En tout cas : Giovanni, de France, baron Augustin Picted, Legros, baron Bénard, comte de Saint-Julien, colonel Lemaître, Henri de Transtamare, prince Gustave et baron de Richemont, de tous ces noms qu’il s’était successivement donnés, aucun ne doit être le véritable, et le dernier, celui sous lequel il fut surtout connu, et par lequel je le désignerai, certainement ne l’est pas.

Dans la vie de cet imposteur, le plus loin que l’on puisse remonter, c’est jusqu’en 1821. À cette époque, il était en prison à Milan, et l’on tient de Silvio Pellico, qui s’y trouvait à la même date que Richemont, se disait déjà le duc de Normandie. Sorti de prison en 1824, Richemont vint en France. Il lui arriva plusieurs aventures, que je ne raconterai point. Il faut en signaler une cependant : un nouveau séjour en prison, celui-ci de trois mois seulement, causé par une banqueroute. « Dès 1828, écrit M. de La Sicotière, il adressa, paraît-il, soit aux Chambres, soit à quelques-uns de leurs membres individuellement, des pétitions pour réclamer, sinon le trône, du moins la qualité d’enfant de Louis XVI. Il recommença après la Révolution de 1830, et à partir de cette époque jusqu’à son arrestation (1833), on devait le voir à Paris, à Grenoble, à Lyon, mêlé à des intrigues et à des intrigants de toute nuance, légitimistes, républicains et même bonapartistes. Sa vie était débauchée et crapuleuse. »

La licence de ses mœurs ne l’empêcha point, toutefois, de recruter un grand nombre de partisans, que, chose peut-être plus extraordinaire encore, la licence de ses opinions ne lui fit pas perdre. Il faut savoir, en effet, qu’en 1831, dans son premier factum, intitulé : Mémoires du duc de Normandie, fils de Louis XVI, écrits et publiés par lui-même, Richemont « se donnait pour un combattant de juillet, et promulguait une constitution dont le suffrage universel, l’électivité de toutes les fonctions et la séparation de l’Église et de l’État devaient être la base ». On voit que « le fils de Louis XVI » allait assez loin. C’était une belle entrée en scène. Les Mémoires, d’ailleurs, constituaient ce qu’on peut imaginer de plus insensé. « Un chef-d’œuvre d’ignorance et d’effronterie, un véritable défi au bon sens et à la vérité », dit avec raison M. de La Sicotière. Richemont y racontait qu’il avait été enlevé du Temple en juin 1794, et que la femme Simon s’était prêtée à cet enlèvement. – Elle n’était plus au Temple depuis six mois ! Desault (il écrivait Dussault), s’étant aperçu de cette substitution, le Directoire l’avait fait empoisonner. – Le Directoire n’entra en fonctions que cinq mois après la mort du chirurgien Desault !...

Mais ce qui est inouï, ce qu’il faut citer sans passer une ligne, c’est la description du cheval de bois qui emporta le Dauphin :


{{g| « ... Il était artistement recouvert d’une véritable peau de l’animal qu’il représentait ; on l’avait attaché à une grosse charrette, de manière à être supporté par deux allonges en fer, cordées et peintes de la couleur des cordes ordinaires et fixées à la pointe des brancards, et, directement devant le cheval qui était attelé à la charrette même ; il avait devant lui deux autres chevaux, ce qui présentait un attelage de quatre de ces animaux, traînant une voiture conduite par un homme en blouse, habitué à ce métier, et n’ayant pour toute charge qu’un peu de paille. Ce cheval était aussi léger que l’avait pu permettre sa grandeur, ses jambes un peu courtes et pliantes dans toutes les jointures inférieures, ce qui facilitait la marche en cas de rencontre d’un corps dur. Il était bien garni dans l’intérieur, et fourré de manière à éviter les inconvénients des secousses de la charrette. Sous sa longue queue était un soupirail qui avait été également pratiqué dans les oreilles et les narines... »|2}}


Cela devait produire des courants d’air, il me semble !

Inutile d’insister sur ce récit, n’est-ce pas ?

Du reste, ce n’est point cette première édition des Mémoires qui est la bonne, ce n’est pas non plus la deuxième, ni la troisième, ni la quatrième, publiées sous d’autres titres et d’autres noms d’auteur, et revues, augmentées, modifiées. Non, la bonne, la « vraie », c’est la dernière, qui, intitulée Vie de Mgr le duc de Normandie, parut en 1850. Seule, elle dit ce que Richemont a voulu dire. Richemont, en effet, ainsi que Naundorff d’ailleurs, se butant constamment à de nouvelles impossibilités, à de nouvelles contradictions, à de nouveaux démentis, se corrigeait sans cesse. Il n’en avait point le droit, pas plus que Naundorff. Comme le remarque très justement M. de La Sicotière, « s’agissant de faits personnels, les erreurs ne leur étaient pas permises, et les contradictions, ou les rétractations qui honorent parfois la sincérité de l’historien racontant des circonstances auxquelles il a été étranger, suffisaient pour condamner la leur sans retour ».

Je dois dire tout de même quelques mots de cette Vie de Mgr le duc de Normandie. Il n’y est plus question du cheval à soupirail, et puis ce n’est pas, comme dans les premiers Mémoires, en juin 1794, que le Dauphin s’est évadé, mais au mois de janvier de la même année, le 19, jour fixé pour le départ des époux Simon. Je cite les premières lignes du résumé très exact que M. de La Sicotière fait des inventions suprêmes de l’imposteur :


 « Le héros, caché sous un paquet de linge sale, est enlevé du Temple par Ojardias. Ojardias a pour complice la femme Simon et, – révélation nouvelle ! – Simon lui-même. Un enfant, muet et souffrant, introduit dans le corps d’un cheval de bois, est laissé à sa place. Frotté... »

Notez bien que dans les premiers récits de Richemont, il n’était pas question d’Ojardias ni de Frotté. Mais poursuivons :


 « Frotté, caché à Paris, sous le nom et avec les papiers d’un commis-voyageur allemand, le reçoit en présence de Mme de Beauharnais (Joséphine). « Le même jour, Ojardias et le comte de Frotté qui avaient tout préparé d’avance, le font sortir de Paris en voiture et le conduisent dans les provinces de l’Ouest (la Bretagne et le bas Poitou), où les persécutions de la faction qui gouvernait la France, se faisaient sentir alors moins que partout ailleurs. » (C’est le contraire qui est vrai. Jamais la Vendée n’avait été plus accablée, plus dévastée par le fer et le feu, plus voisine de sa ruine totale.)
 « Arrivé dans le Bocage, le jeune prince est aussitôt reconnu des chefs vendéens, rassemblés tout exprès à Beaupréau. Il préside même à un service où retentissent en son honneur les cris de : Vive Louis XVII !
 « En juin 1795, le comte de Frotté le fait évader de France par la route du Nord et le remet aux mains du prince de Condé, pendant qu’Ojardias, pour donner le change, se fait arrêter sur celle du Midi, avec le jeune Morin de Guérivière.
 « Le prince de Condé et son conseil, après avoir annoncé sa délivrance aux souverains armés pour sa cause, s’empressent, non pas de le nommer roi, mais de proclamer Louis XVIII, le tout par intérêt pour l’héritier légitime. »

Qu’en dites-vous ? Ne vous semble-t-il point que je serais en droit de répéter ce que j’écrivais plus haut : Inutile d’insister, n’est-ce pas ? Cependant il faut citer encore les trois petits alinéas qui suivent :


 « Bientôt, le prince de Condé remet l’enfant royal à... Kléber, « chargé de lui donner une éducation noble, généreuse et libérale, et de lui enseigner, tant par son exemple que par ses leçons, les choses qui font les grands capitaines, les hommes d’État habiles et les rois puissants, bons et magnanimes ».
 « Le Dauphin, sous le nom de Louis, suit Kléber en Égypte en qualité d’aide de camp (!). Au siège de Saint-Jean-d’Acre, il sauve le corps d’armée, en invoquant le Dieu de saint Louis, comme Clovis avait gagné la bataille de Tolbiac en invoquant le Dieu de Clotilde, ou « comme la légion Mélitine avait sauvé l’armée de Marc-Aurèle ».
 « Kléber, à son tour, confie le Dauphin à Desaix, avec le secret de sa naissance. »

Aide de camp ! À quinze ans ! Dans une armée régulière ! Où se trouvaient plusieurs centaines de personnes qui pouvaient l’avoir connu avant son entrée au Temple ! Quelle absurdité ! Quelle folie !

Je ne raconterai pas la suite des prétendues aventures de Richemont, ses voyages, ses malheurs, les injustices odieuses qu’il a subies, les tentations de toutes sortes auxquelles il a su énergiquement résister, et il lui a fallu parfois bien du courage, notamment le jour où Louis-Philippe lui offrit, s’il voulait abdiquer en sa faveur, la main de sa fille la princesse Clémentine. Qui n’eût pas consenti ? Richemont, avec noblesse et fierté, refusa. Toute autre place qu’un trône était indigne de lui, comme l’a écrit Bossuet.

C’est à la suite de ce refus grandiose, dit-il, qu’il fut arrêté, en 1833. Là, nous rentrons dans le domaine des réalités. L’année suivante, il comparut devant le jury de la Seine et fut condamné, pour complot contre la sûreté de l’État, port d’armes prohibées et délits de presse, à douze années de détention. L’amnistie de 1840 lui permit de reprendre son rôle. Il retrouva ses partisans. Ses malheurs n’avaient pas abattu leur fidélité.

Et il en avait beaucoup de partisans, beaucoup ! Malgré l’évidence et la sottise de ses mensonges, malgré ses contradictions, malgré ses idées politiques, il avait pu réunir autour de sa personne toute une cour. Des ecclésiastiques s’y pressaient en grand nombre. On y voyait même deux évêques ; elle comptait, de plus, d’anciens émigrés qui affirmaient reconnaître bien certainement le Dauphin ; parmi ces vieillards se trouvait Brémond[1], qui avait été l’un des serviteurs de Louis XVI ! Et celui qui fit les frais nécessaires pour la publication du premier factum de cet imposteur, fut un Montmorency !... D’ailleurs, Richemont ne reculait devant aucun moyen s’il y voyait une chance de recruter des fidèles et de les retenir ensuite. Cet homme qui se glorifiait d’être un incrédule, un franc-maçon, se glorifiait aussi d’avoir été reçu par le Pape, se disait « protégé spécialement par la sainte Vierge ; il avait des révélations célestes, des colloques avec les anges ». Naundorff ne lui cédait rien sur ce terrain, cela va sans dire, et, comme Richemont, s’entretenait familièrement avec les anges, si bien qu’il en arriva un beau jour à écrire, sous leur dictée, un évangile nouveau et diverses choses des plus intéressantes. J’en ai des extraits. Mais je les garde pour un autre chapitre.

Ils se querellèrent constamment, Naundorff et Richemont. C’était plaisir de voir comme ils savaient se réfuter mutuellement, quand ils ne disaient pas la même chose, et même, quelquefois, lorsqu’ils disaient la même chose. Ils se décochaient aussi des brochures d’invectives. Naundorff appelait Richemont « un agent de Goritz », Richemont traitait Naundorff de « misérable intrigant soudoyé par la police de Louis-Philippe ». ─ « Escroc ! » répondait celui-ci. ─ « Menteur », répliquait celui-là ; etc. « Tous deux avaient raison », conclut M. de La Sicotière.

La fin de leur vie fut tristement semblable ; jusqu’au bout, mais avec un succès qui diminuait chaque jour de plus en plus, surtout pour Naundorff, ils persistèrent dans leurs rôles. Richemont mourut le dernier, le 10 août 1853, au château de Vaux-Renard, à Gleizé, près de Villefranche (Rhône). L’acte de décès, rédigé conformément à « la déclaration de M. de Nolhac, de Lyon, et du curé de la paroisse », le qualifie ainsi : Monsieur Louis-Charles de France, natif de Versailles, etc. Sur la tombe du défunt, on avait gravé l’inscription suivante, qui ne fut enlevée que cinq ans après : « Ci-gît Louis-Charles de France, né à Versailles, le 27 mars 1785, mort à Gleizé, le 10 août 1853. » Le croira-t-on ? ce malheureux a quelques partisans... posthumes ; et même deux ou trois m’ont écrit. Ils me blâmaient de nier l’évasion de l’enfant royal, mais ils me félicitaient chaudement de « courir sus » aux Naundorff. Hélas ! que vont-ils penser de moi maintenant ? Ah ! j’ai perdu toute leur estime !

Il existe encore, du reste, deux ou trois individus qui se prétendent chacun fils naturel... et unique de Richemont. Ils ont une demi-douzaine de fidèles mélancoliques.

Avant de terminer ce chapitre, et de passer à l’histoire de Naundorff, je ne veux pas omettre de dire, pour compléter le tableau, qu’il y eut aussi des fausses dauphines. Deux intrigantes contestèrent à la sainte duchesse d’Angoulême son authenticité. L’une s’appelait Marie Groult de la Cauvillière, l’autre était fille d’une marchande de vins, et domestique d’un acteur. Celle-ci fut enfermée bientôt, comme folle. La première, une rouée dangereuse, et qui ressemblait d’une manière surprenante à la sœur de Louis XVII, eut affaire à la justice.

  1. Il devait ensuite passer à Naundorff.