Victor Palmé (p. 1-11).

CHAPITRE PREMIER


Les causes du naundorffisme.
Le jugement de 1874.




Il faut des temps troublés, comme ceux que la France traverse, pour que les menées ridicules de trente ou quarante intrigants, suivis d’une troupe d’illuminés, renforcés de quelques naïfs et de quelques entêtés, puissent faire le bruit et causer l’émotion, que font en plus d’un endroit, et causent chez bien des personnes, les menées du petit clan naundorffiste. On avait pensé d’abord que le rire suffisait contre ces farceurs et ces dupes, qu’il était inutile de s’en occuper sérieusement. On se trompait. « Charles XI, fils de Louis XVII », est le chef d’un parti qui existe, qui fait des progrès, qui se remue tant qu’il peut, et le mouvement lui réussit. Cela n’ira pas loin, et ne constituera jamais un véritable danger, c’est bien sûr. À l’heure même, que nous souhaitons proche, où les choses rentreront enfin dans l’ordre, « Charles XI » rentrera dans l’obscurité. Néanmoins, en ce moment, la campagne est conduite avec une frénésie qui augmente chaque jour davantage. Les publications naundorffistes se multiplient. Quelques-uns s’y laissent prendre ; plusieurs s’en inquiètent ; beaucoup, ne connaissant pas la question, voudraient l’étudier un peu, et désireraient avoir, sous la main, de quoi répondre aux prétendus arguments de ceux qui cherchent à les embaucher.

C’est pour tâcher de ramener au vrai les premiers, c’est surtout pour calmer, pour éclairer, pour satisfaire les autres, que j’ai cru devoir publier ce petit volume.

Je l’annonce tout de suite, je ne me propose pas d’apporter ici beaucoup de nouveautés. Cela, du reste, n’est aucunement nécessaire. Les prétentions des Naundorff, on les a, plus d’une fois déjà, réduites à leur juste valeur, c’est-à-dire à néant ; on a réfuté leurs écrits, montré la grossièreté de leurs bévues, dévoilé l’impudence de leurs mensonges ; on a fait crouler enfin tout l’échafaudage de leurs impostures. Malheureusement, combien en est-il, parmi les dupes des Naundorff, qui se soient donné la peine de lire les ouvrages, presque tous volumineux, consacrés à cette honnête et saine besogne ? Pas un dixième ! pas un vingtième, peut-être ! Ayant l’espérance, en étant moins long, d’être lu davantage, je me propose tout simplement de réunir, comme en un petit faisceau, les preuves les plus évidentes, les plus saillantes, pour les mettre, ainsi groupées, sous les yeux du lecteur. C’est particulièrement dans l’œuvre magistrale de M. Chantelauze sur Louis XVII, et dans l’œuvre lumineuse de M. de La Sicotière sur les faux dauphins, que je compte puiser. Je ferai toutefois plusieurs emprunts à d’autres écrits. Les principaux ouvrages des champions de Naundorff me seront notamment d’un secours précieux : ces admirables travaux se réfutant avec une très grande facilité par eux-mêmes. De plus, je possède quelques pièces inédites, et quelques documents nouveaux, qui me semblent n’être point dénués de valeur. Ainsi armé, je rappellerai d’abord les preuves qu’on a du décès au Temple de Louis XVII, je montrerai ensuite, brièvement, ce que furent les faux dauphins, et, plus longuement, ce que fut Naundorff et ce que vaut sa progéniture. J’encadrerai le tout, cela va sans dire, de réflexions personnelles. Telle est la besogne que je désire mener à bien. Je tâcherai d’être aussi bref qu’il me sera possible. On comprendra cependant que je sois obligé de consacrer un certain nombre de chapitres à la tâche que voilà. C’est qu’elle n’est pas infertile, ni petite, la matière de mon sujet !

À en croire pourtant une demi-douzaine environ d’honnêtes dupés, partisans plus ou moins honteux des Naundorff, et qui, en apprenant quelle besogne j’allais faire, ont bien voulu m’écrire des lettres polies (ce qui ne rentre pas dans les coutumes de leur petit groupe), je pourrais ne donner à ce travail qu’une étendue fort restreinte. J’ai, en effet, reçu des lettres, généralement semblables, quant à la forme, et que je résumerai ainsi, quant au fond : « N’allez pas vous imaginer, monsieur, que je croie le moins du monde aux Naundorff. Non ! je n’y crois nullement. Cependant... j’y crois tout de même un peu. Mais, je n’y croirais certainement plus, si vous parveniez à réfuter cette unique objection, la seule sérieuse. » Après ce début, venait l’objection à réfuter, « la seule sérieuse ». Par malheur, autant de lettres, autant d’objections, et pas sérieuses ! Alors, en présence de cette multiplicité, j’ai dû prendre le même parti que le meunier de la fable :


... Que dorénavant on me blâme, on me loue.
Qu’on dise quelque chose ou qu’on ne dise rien,
J’en veux faire à ma tête !


déclarait ce meunier.

J’en veux faire à ma tête !Il le fit et fit bien,

conclut La Fontaine. Puissé-je mériter une pareille approbation !

Avant d’aborder la lutte directement, il me semble qu’il ne sera pas inutile de rechercher, pour en examiner la valeur et le degré de justice, quels sont les sentiments qui ont prédisposé les dupes des Naundorff à se rallier à cette triste cause, à se laisser prendre aux inventions et aux jongleries de ces imposteurs. Ils ne sont pas multiples, ces sentiments ; il n’y en a même guère que deux. Le premier a été suggéré par le spectacle de la fatalité, séculaire bientôt, qui pèse sur la maison royale ; le second a pris naissance dans l’antipathie qui va déjà diminuant, qu’on saura faire cesser, je l’espère, mais qu’inspirent encore à plus d’un vieux légitimiste, il ne faut point le nier, les princes d’Orléans. Je m’occupe tout de suite du second. C’est lui qui a conduit aux Naundorff presque toutes les recrues gagnées, depuis le décès du comte de Chambord, par ces intrigants.

Il ne me semble pas possible d’approuver les quelques fidèles d’Henri V qui, après sa mort, se sont retournés vers les Bourbons d’Espagne. J’estime que le droit n’est point avec eux, et qu’ils poursuivent l’irréalisable. Mais on les comprend en somme, on les excuse volontiers, et, s’ils se fourvoient, c’est en excellente compagnie. Ils marchent, ou plutôt ils voudraient marcher, à la suite de vrais princes, de chefs profondément estimables. Selon toutes les apparences, ils se trompent en croyant respecter les intentions du comte de Chambord ; au moins, ils n’insultent pas grossièrement à sa mémoire ! Or, c’est ce que vous faites, sans réfléchir à cette conséquence, j’aime à le penser, vous tous, qui, plus nombreux que les partisans de la branche espagnole, prétendiez vénérer si profondément Henri V quand il vivait, et venez maintenant vous joindre à la ridicule petite cohorte rangée derrière vos tristes sires, lesquels ont toujours accusé le grand défunt de n’être qu’un usurpateur, un imposteur ! Oui, vous insultez à la mémoire du comte de Chambord de la façon la plus abominable qui fût jamais ! Allez, vous devriez mourir de pure honte !

Et, de grâce, ne soutenez point cette thèse absurde, qu’Henri V n’a pas su la vérité ! Allons donc ! qui pouvait être mieux placé que lui pour la savoir ? Mais il ne lui était même pas possible de ne point la connaître ! Réfléchissez un peu. Son attention a dû être attirée sur les Naundorff tout au moins par les procès qu’ils lui ont faits. Ils ont plaidé en première instance en 1851 ; ils ont plaidé devant la cour d’appel en 1874. Jules Favre a soutenu leurs prétentions. Et vous croyez que le comte de Chambord ne s’est pas occupé de cette affaire ? Mon Dieu, oui, peut-être avez-vous raison ; mais alors cela prouverait tout simplement qu’il avait au plus haut degré la certitude que les Naundorff n’étaient que des imposteurs. Et chez cet homme, à qui pas un seul d’entre vous n’osera contester l’intelligence la plus étendue et la probité la plus entière, une telle certitude ne devait s’appuyer que sur des bases sérieuses !

Voilà ce que j’avais à dire aux légitimistes qui sont passés d’Henri V à Naundorff. (Quelle chute !) J’arrive maintenant à l’autre sentiment, celui qui provient, comme je l’ai tout à l’heure écrit, de la fatalité qui s’acharne, depuis un siècle, à poursuivre la maison de France. Je me bornerai, sur ce sujet, à présenter une simple réflexion.

C’est une pensée qui ne répugne pas, de considérer les cruels malheurs qui ont frappé les Bourbons et la France tout entière, comme un châtiment du Ciel. Pour le point de départ, on peut donc se trouver d’accord avec les champions de Naundorff. Par exemple, il va être bien vite nécessaire de bifurquer ; en effet, tandis qu’ils prétendent audacieusement que les derniers Bourbons se sont vus condamner : Louis XVI à la mort, Charles X à la perte du trône, Henri V à l’exil, parce que Louis XVIII a volé la couronne à son neveu Louis XVII, je crois plutôt que les derniers Bourbons, tout simplement, ont dû expier le règne de leur aïeul Louis XV. Il ne me paraît en vérité pas admissible que le roi martyr ait payé de sa tête un forfait qui aurait été commis, ultérieurement à son assassinat, sur la personne de son fils, par son frère cadet, tandis que celui-ci a régné bien tranquillement, et s’est éteint bien doucement dans la prospérité la plus enviable. On comprend qu’une malédiction divine ait poursuivi la race de Caïn, après le meurtre qu’avait perpétré son chef ; mais il n’est jamais venu à la pensée de personne, avant les Naundorff, de soutenir qu’Adam et Ève ont été chassés du paradis terrestre, parce que Caïn devait, pas mal d’années plus tard, égorger son frère Abel !

Telles sont les objections qui me semblent faire justice des raisons de sentiment que les naundorffistes invoquent. Et maintenant, pour ne pas terminer ce premier chapitre sans produire, après cette discussion, morale en quelque sorte, au moins un document matériel, je vais donner le principal considérant de l’arrêt définitif rendu contre les imposteurs le 28 février 1874, par la cour d’appel de Paris. Mais on me permettra d’abord d’indiquer la portée considérable de cet arrêt, en rappelant au milieu de quelles circonstances il fut prononcé.

En ce temps-là, notre magistrature n’avait pas encore été réformée, épurée ; on ne parlait même point de la livrer à cette vindicative opération. Elle présentait donc, – c’était l’avis unanime, – toutes les garanties désirables de science et de conscience. Je n’insiste pas ; ce qu’il importe surtout de faire ressortir, c’est ce qui suit : tandis que les Naundorff, demandeurs, avaient accumulé à loisir toutes les ressources dont ils pouvaient disposer, qu’ils avaient choisi, en Jules Favre, un avocat passé maître dans l’art de colorer d’une certaine vraisemblance les contes les plus insensés, tandis enfin qu’ils avaient pris tous leurs avantages, le défendeur, M. le comte de Chambord, faisait défaut. Point d’avocat, pas d’avoué, personne qui le représentât devant la cour. Or, ceci est une règle qui souffre très peu d’exceptions : lorsque le défendeur, pour un motif ou pour un autre, se dérobe, le demandeur gagne son procès. Le défendeur peut ensuite faire opposition, si cela lui plaît ; la cause alors revient devant les magistrats, il y a débat contradictoire, et, souvent, le second arrêt se trouve absolument contraire au premier. Eh bien ! M. le comte de Chambord n’eut pas même à faire opposition ; du premier coup, la cour débouta les demandeurs, et non point, comme cela s’est vu tant de fois, en se bornant à dire que des preuves suffisantes n’avaient pas été produites, mais en des termes qui montrent avec quelle évidence, pour un homme éclairé, consciencieux, ayant bien étudié l’affaire, l’imposture de Naundorff était prouvée.

Qu’on en juge :


 « Considérant que, la vérité de l’acte de décès (de Louis XVII) étant établie, il n’y a pas lieu de s’occuper des moyens déduits d’une foule de vagues rumeurs, de futiles présomptions, d’inductions hasardées et de quelques vaines marques d’une possession d’état à l’étranger, à l’aide desquels on s’est attaché à démontrer l’identité de Naundorff avec Louis XVII, survivant supposé à la captivité du Temple ;
 « Que, sur ce point, Naundorff a pu faire illusion à des gens crédules et enthousiastes, dont l’imagination s’exalte ou le cœur s’éprend sur la trace des choses extraordinaires, et qui forment un cortège dont, en France, les faux dauphins et, partout dans l’histoire, de célèbres imposteurs n’ont jamais manqué ;

{{g| « Que, quand on résume les traits principaux de l’histoire connue de Naundorff, ayant erré longtemps en Italie, en Allemagne, en France, en Suisse, en Angleterre et en Hollande, ayant exercé pendant vingt-deux ans en Prusse la profession d’horloger, sans qu’on sache où il en avait fait l’apprentissage, épousant à Spandau, en 1818, une femme d’une condition obscure, poursuivi à l’étranger, en 1814, pour crime d’incendie, en 1825 pour crime de fausse monnaie, et subissant en Silésie une peine de plusieurs années de travaux forcés ; se proclamant à Londres, en 1838, fondateur d’une Église nouvelle, après avoir reçu surnaturellement les communications d’un ange, renié publiquement en 1841 par plusieurs de ses anciens adhérents, qui, éclairés à la fin sur son compte, dénonçaient ses assassinats simulés, ses jongleries, ses intrigues ; se rendant au commencement de 1845, peu avant sa mort, en Hollande, où il traitait avec le gouvernement néerlandais un marché relatif à des projectiles de guerre dont il était inventeur ;|2}}

{{g| « Ayant écrit enfin des mémoires de sa vie où il accumule des rencontres étranges, des incidents mystérieux, des faits tragiques, des événements romanesques bizarrement enchevêtrés, avec le dessein facile à apercevoir d’empêcher des vérifications, de dépister les recherches, de rendre ses antécédents insaisissables ; ce tableau sous les yeux, on ne peut voir dans Naundorff qu’un aventurier hardi, d’un profond esprit de combinaison et d’astuce, luttant contre le milieu sans ressource où un déclassement social l’avait jeté, capable d’une fourbe habile pour jouer un grand rôle ou faire lucrativement des dupes, et ayant entrepris, avec plus d’étude et d’art que les autres faux dauphins, de renouveler leur tentative à la faveur de sa ressemblance extérieure avec le type bourbonien et du mystère qui couvrait une grande partie de son existence. »|2}}


Est-il possible d’imaginer quelque chose de plus formel, de plus net, de plus dur ? Comme il fallait que les magistrats qui ont rendu cet arrêt solennel, écrasant, impitoyable, fussent pleinement, absolument certains de connaître à fond la vérité, pour tenir un tel langage, un langage que rien ne les obligeait à tenir, s’ils eussent conservé dans un repli de leur cœur la moindre velléité de doute ! Mais, le seul document que je viens de citer suffit à confondre à jamais les Naundorff, et à la rigueur, on pourrait presque en demeurer là ! Je continue cependant ma tâche, et vais produire les principales preuves qui ont été données de la mort de Louis XVII au Temple.