Librairie Guillaumin & Cie (p. 535-539).

POST-SCRIPTUM





Au moment où j’écris ces lignes, le Parlement se dispose à voter une loi sur les retraites ouvrières avant la loi sur les impôts. Il me semble que c’est mettre la charrue avant les bœufs. Le plus avisé, le plus habile ministre des finances peut à peine établir l’équilibre de notre budget ; le plateau de la balance, côté des dépenses, est sans cesse plus lourd que son vis-à-vis, côté des recettes. Et voilà qu’on va mettre encore dans le premier un poids plus lourd que jamais. En supposant que cette loi soit ce qu’il y a de plus favorable à la classe ouvrière, elle ne constituera, au début, qu’une très légère amélioration puisque les ouvriers âgés aujourd’hui de vingt à vingt-cinq ans auront à attendre au moins trente ans avant d’en profiter.

Dans l’intervalle, ils auront, au contraire, à prélever sur leur salaire un versement de 4 % par an dans l’industrie, et de 5 centimes par jour dans l’agriculture. À 65 ans seulement la retraite sera de 360 francs par an pour les premiers et de 240 pour les seconds. À cette époque, le budget aura à payer 230 millions pour les pensions, d’après M. Guyesse et 300 millions, d’après les calculs ministériels. En attendant, les ouvriers, actuellement âgés de 65 ans recevront à titre de cadeau, puisqu’ils n’ont rien versé une somme annuelle de 50 francs. C’est peu, assurément, pour chacun, mais cela fera encore un vide dans le budget, et avec notre système actuel, ce sera encore le travail, en grande partie, qui sera chargé de le combler. Est-il possible de décrire un plus gigantesque cercle vicieux ? Au lieu de demander à l’impôt sur le travail, sur la petite propriété, comme le comporte notre système actuel, de quoi aider le travailleur devenu vieux, infirme, impotent, ne serait-il pas plus simple de favoriser l’épargne volontaire entre ses mains en l’exemptant des impôts actuels ? au lieu d’encourager les ouvriers par une épargne dont ils voient chaque année le résultat entre leurs mains, on les découragera peut-être, on les rendra moins actifs, moins prévoyants, par une perspective à longue portée, hors de leur vue, puisque la moitié d’entr’eux, au moins, n’en profiteront pas, la mortalité en trente ans étant considérable. Et ce n’est pas tout que de pourvoir à l’ouvrier de 65 ans, combien sont infirmes avant cet âge ; le programme de l’assistance publique est bien autrement étendu ; il faut s’intéresser aux enfants, aux malades, aux femmes surtout, aux mères indigentes.

Dans les États mieux avisés, en Suisse et en Italie notamment, l’État n’assure même pas à tous ses fonctionnaires une retraite sur leurs vieux jours ; il les paie mieux, il laisse à leur prévoyance personnelle le soin de s’assurer des ressources nécessaires par une épargne volontaire. De plus, il les exempte d’impôts ce qui crée la vie à bon marché.

Cela du moins a le mérite de développer dans toutes les classes sociales l’esprit de prévoyance par un prélèvement dans tout le cours de la vie sur le revenu pour le retrouver à la fin. Cela vaut mieux que les dons de cet État-providence qui ôte à l’homme le souci de sa propre existence et le désir de son indépendance. Ajoutons que pour ce mécanisme de plus de deux millions de rentes viagères, il faudrait une nouvelle armée de fonctionnaires.

Voilà pourquoi je maintiens que la plus saine, la plus juste, la plus morale des législations fiscales consiste à exempter d’impôt tout revenu inférieur à une certaine somme ; ou, si l’on veut atteindre même les petits, qu’on le fasse d’une manière si légère, qu’elle ne serve qu’à leur donner, en quelque sorte, un brevet de citoyen électeur.

Frappons donc le capital et le revenu dans une proportion telle qu’au bas de l’échelle le poids soit supprimé ou insignifiant, et qu’il aille en grossissant à mesure qu’ils augmentent. Faisons en sorte que le travailleur puisse prélever sur son salaire, même et surtout quand il a une famille à élever, de quoi se procurer à lui-même et à laisser aux siens quelques ressources épargnées pendant la période laborieuse de sa vie. Cela vaudra mieux que toutes les combinaisons de la science financière, faisant intervenir l’État, le plus coûteux et le plus despotique des intermédiaires, dans ces questions d’intérêt privé.

Que l’impôt surtout ne vienne pas aggraver les charges déjà trop lourdes de la classe ouvrière. Ce n’est pas là une idée socialiste, comme on le prétend ; il y a des siècles qu’elle est enseignée par le christianisme, par toutes les grandes écoles philosophiques, qu’elle a passé dans le droit canonique, et de là jusque dans la Déclaration des Droits de l’Homme. Ce n’est pas dans trente ans que la classe ouvrière devrait profiter d’une législation à trop longue portée ; c’est de suite, avec son concours intelligent et prévoyant, qu’elle pourra résoudre la question. Il suffira pour cela d’une bonne loi fiscale.



Nos caisses d’épargne ont joué un rôle utile au début en favorisant la formation du petit capital. Le prix de la terre était très élevé, la petite épargne ne pouvait guère s’y employer ; d’un autre côté, l’État n’était pas encore sous le poids d’une dette publique énorme et d’un budget écrasant. La situation a changé : les caisses d’épargne ont un inconvénient grave ; elles mettent l’État en jeu, elles le grèvent d’une charge et d’une responsabilité qui peuvent devenir dangereuses, surtout pour lui et quelquefois pour les épargnistes qui, d’après la loi, ne peuvent pas, dans certaines circonstances données, retirer en totalité les sommes versées. Il y aurait là aussi quelque chose à changer. Le cultivateur surtout aurait mieux à faire que de porter ses économies, quand il en fait, à l’État ; ce serait de les consacrer à augmenter l’étendue de ses champs ou d’en perfectionner la culture ; mais il a contracté facilement l’habitude de compter sur un revenu sans rien faire, ne se doutant pas qu’il supporte lui-même, sous forme d’impôt, au moins un quart de l’intérêt qu’il touche, puisque la dette publique absorbe plus du quart des dépenses générales. Il convient donc de ramener à la terre l’épargne du cultivateur ; pour cela il faut, par une meilleure distribution des impôts, le dégrever, en totalité ou en grande partie, quand il ne possède que le nécessaire pour lui et sa famille. L’impôt actuel frappant la terre, prélève le quart du produit de la culture, sans tenir compte de la situation personnelle du possesseur ; de là le découragement et le dégoût de la profession.

L’impôt progressif est là, comme la suprême ressource dans notre état économique, le plus lourd qui existe. La sagesse consiste à ne pas exagérer la progression et à la rendre supportable même à la grande fortune qui ne peut pas être supprimée, mais touchée avec mesure, afin d’empêcher la destruction complète de la petite et de la moyenne richesse.

La grande fortune n’est pas une coupable, suivant le mot de M. de Resnes, mais elle est certainement un danger. En supportant l’impôt dans une plus grande proportion, elle jouera le rôle économique utile à la société toute entière, à la satisfaction et dans l’intérêt même, bien entendu, de ceux qui la possèdent. C’est un fait constaté à peu près dans toutes les parties de la France, que les grands domaines n’ont conservé leur valeur que là où ils sont entourés d’un grand nombre de petites propriétés ; c’est la présence des petits cultivateurs qui fait la valeur de la terre.