Librairie Guillaumin & Cie (p. 486-490).

Prêt à intérêt. — Constitution de rentes. — Effets économiques très différents





La constitution de rentes, admise par le droit canonique était une véritable vente, une aliénation du capital cédé, dont le prix était la rente constituée. Pierre remet à Paul mille francs dont Paul devient propriétaire définitif. En échange, Paul promet à Pierre de lui payer chaque année, à titre de prix ou de soulte, cinquante ou quarante francs selon le taux. Pierre n’aura jamais le droit de réclamer à Paul les mille francs à moins que celui-ci refuse de lui payer la rente convenue. Dans ce cas, c’est une résolution de contrat faute de l’exécution des conditions. Mais, de son côté, Paul conserve toujours le droit de se décharger de l’obligation de la rente, en remboursant le capital.

À première vue, on croit que ce contrat est l’équivalent du prêt à intérêt. Il produit cependant des effets absolument différents. Dans le prêt le capital est restituable, non pas à la volonté du débiteur, mais rigoureusement à une date que l’usage fixait à un an, cinq ans, dix ans, suivant la convention. L’échéance de ce terme est précisément le côté dangereux pour l’emprunteur. Le voilà, coûte que coûte, quelle que soit sa position financière, quels que soient les événements qui ont modifié la valeur relative de l’argent, obligé de payer la somme empruntée. Nouvelles démarches, nouveaux frais, peut-être exigences plus dures si les temps ont changé.

Au contraire, le capital qui a servi de cause à la constitution d’une rente, reste entre les mains du constituant aussi longtemps qu’il y trouve son avantage. Les capitaux sont-ils bon marché, ou bien ses affaires lui ont-elles assuré un bénéfice. Il rend le capital et rachète sa rente. On a calculé qu’une rente de mille francs, constitué en 1800 pour un capital de vingt mille francs, donnerait aujourd’hui au débit rentier un bénéfice de vingt mille francs environ, attendu que cette somme vaut actuellement à peu près la moitié de ce qu’elle valait en 1800.

On peut citer ici, à titre d’exemple, le fait considérable des emprunts s’élevant à plus de trente milliards faits par l’État français à différentes époques. S’il avait continué à payer le 5 %, c’est-à-dire un milliard cinq cents millions par an, il pourrait rembourser ces trente milliards de dettes avec un emprunt qui ne lui coûterait qu’un milliard par an. Diminuer le capital ou diminuer la rente du capital, ces deux faits produisent le même effet économique.

La puissance d’achat de l’or et de l’argent change avec le temps : le débit-rentier profite d’un changement de valeurs relatives ; le débiteur, au contraire, ne le peut pas, puisqu’il est astreint à un remboursement à date fixe.

Or, l’usure par le prêt d’argent, est devenue aujourd’hui la clé de voûte de notre édifice économique. Si nous ne voulons pas qu’il s’écroule par l’épuisement de tous au profit de quelques-uns, cherchons au moins le remède nécessaire dans une méthode plus rationnelle de l’impôt.



Si le capital, pris dans son sens général, remplissait son rôle naturel, bienfaisant, tels que l’ont compris les grands législateurs, la paix règnerait sur la terre avec une égalité relative entre les hommes. On ne verrait pas, au moyen de la spéculation et de l’usure, des amas de richesses accumulées en quelques mains au détriment de tous. N’y a-t-il pas eu, dans l’antiquité, une application de cette idée, dans les provisions de denrées et notamment de blé, dont parle la Bible ? Sans esprit de lucre, on réunissait durant les années d’abondance, d’immenses provisions pour éviter les effets des années de disette pouvant survenir. On fait encore aujourd’hui l’application de cette méthode dans divers cantons suisses. À côté des gares se voient d’immenses greniers remplis de blé, quelque fois même de paille et de fourrages destinés à parer aux inconvénients des récoltes mauvaises, et à la subsistance éventuelle des mobilisations militaires. Ces réserves, dûes à la prévoyance de l’État, évitent, dans l’intérêt des petits consommateurs, les effets de la spéculation commerciale et de l’usure capitaliste.

Nous comprenons le capital d’une manière si différente que plusieurs s’étonnent si on leur dit que le capital a pu et même a dû, pendant des siècles, se prêter sans intérêt. Alors, à quoi servait-il ? Il faut une certaine réflexion pour en concevoir l’utilité, même sous cette forme Si l’on prête mille francs à son voisin, sans intérêt, on ne cesse pas d’en être propriétaire ou créancier. N’est-ce pas le même résultat qu’on obtient en le déposant dans sa propre caisse ou une caisse publique pour le moment où l’on en aura besoin ? Si on prévoit un besoin prochain ou un besoin éloigné, on fixe l’époque où le prêt sera rendu à une date plus prochaine ou plus éloignée.

Entendu ainsi, le capital reste utile à tous, seulement il ne favorise pas la paresse ou la cupidité de celui qui le possède ; s’il veut s’en servir, il est obligé de le dépenser, et, s’il veut le conserver, il est obligé de remplir son obligation naturelle de travailler. Il ne développe pas en lui cette idée qu’il finit par trouver toute naturelle, qu’il a le droit de vivre sans travail personnel en se procurant par l’intérêt le produit du travail des autres.

Dans la vieille législation canonique et le droit mosaïque l’intérêt du capital n’avait pas d’existence légitime. Si l’impôt est détestable aujourd’hui, c’est qu’il retombe tout entier sur les travailleurs. L’usure d’un côté, l’impôt sur le travail d’un autre, forment l’obstacle le plus infranchissable qui sépare le travail et le capital.

Si le prêt à intérêt, c’est-à-dire l’usure, était encore interdit comme dans ces anciennes législations, nous ne verrions pas un si grand nombre de gens oisifs formant cette nouvelle classe sociale, le rentier, vivre du travail des autres, et réunir d’immenses fortunes sans travail personnel. Au lieu de conserver ce capital comme source indéfinie de richesses nouvelles, sans peine, sans souci, le possesseur de ce capital, une fois qu’il cesserait de travailler lui-même, le dé penserait et le ferait rentrer dans la circulation générale en mangeant au bout, suivant l’expression populaire. Il le dépenserait, non comme le fait aujourd’hui le prodigue, sans souci du lendemain, mais comme l’homme ayant eu la précaution d’amasser pendant la période active de sa vie et vivant sur le tard avec ce trésor amassé. Il le rend à la société, c’est-à-dire au travail des autres, au lieu d’exploiter ce travail par l’usure, comme cela se fait aujourd’hui. La propriété n’aurait jamais inspiré à personne l’idée du vol ; elle serait absolument légitime dans la mesure où elle doit l’être. Le capital et le travail seraient dans la même main, le capital ne dépasserait guère le besoin actuel ou futur de son possesseur, puisqu’en dehors de ce besoin il n’en tirerait pas grand profit. Que feraient nos grands collectionneurs d’or et d’argent s’ils ne trouvaient pas à placer ce métal, pour l’augmenter encore par l’usure ?

On me dit : l’abolition du prêt à intérêt est impossible. D’accord ; mais au moins, qu’on en atténue les funestes effets, comme on atténue les effets de la peste, du choléra et de la fièvre jaune. L’impôt servira de garde frontière contre l’usure entre le capital et le travail.