Librairie Guillaumin & Cie (p. 186-189).

Observation d’un riche propriétaire





« Dans les calculs que vous avez donnés, vous n’avez parlé de l’impôt progressif que sur le revenu des capitaux ou des terres. Pourquoi indiquer vaguement l’impôt sur les revenus produits par l’industrie et le travail ? »

En effet, j’ai dit seulement que l’impôt sur les ressources produites par le travail pourrait être fixé à la moitié de l’impôt frappant les revenus des capitaux ; c’est la mesure adoptée dans la plupart des États. Pour entrer plus avant dans la question, je peux donner ici un tableau complémentaire au sujet de l’impôt sur cette autre source de revenus.

D’après les appréciations très divergentes des économistes, les revenus du travail s’élèveraient à douze milliards suivant les uns, et peut-être à vingt-cinq milliards selon les autres. Afin de ne pas nous tromper, prenons le chiffre minimum, celui de douze milliards. D’après le calcul de la brochure, il suffit qu’ils produisent 312 millions de francs. Il sera donc facile d’exempter à la base, non seulement 400 francs, mais 800 et même 1.000 francs, et de placer encore plus haut le commencement de la progression. C’est donc seulement à partir de mille francs que cette nature de revenus serait touchée par l’impôt. Il y aurait, ainsi, exemption totale d’impôts pour la très nombreuse catégorie de citoyens ne trouvant que dans leur travail leur moyen d’existence ; les ouvriers, ouvrières, manœuvres, domestiques, les petits employés débutant dans nombre de carrières, et petits commerçants. Ici nous n’avons pas une base aussi précise que pour les fortunes révélées par les droits de mutation ; mais il n’est pas téméraire d’avancer que la moitié environ des travailleurs échapperait à cet impôt. C’est à peu près sur ces bases, que l’impôt sur le produit du travail est pratiqué à l’étranger.

En Russie le revenu du travail est exempt d’impôt jusqu’à 1.125 francs.

En Hollande, jusqu’à 650 florins (le florin vaut 2 fr. 08), avec progression de 0.15 centimes jusqu’à 2 fr. 40 pour cent. En Autriche, jusqu’à 600 florins (le florin Autrichien vaut 2 fr. 47) avec progression d’après 95 catégories, très favorable aux revenus agricoles rarement supérieurs à 600 florins. En Italie, jusqu’à 400 lires (400 frs) et probablement bientôt jusqu’à 1.500 francs d’après les propositions de M. Sonnino et l’ouvrage de M. della Volta (traduit par M. Baudoin-Buguet) insistant pour cette élévation du dégrèvement, dans le but de favoriser davantage la formation du capital au profit des travailleurs.

Du reste, l’élasticité de ce mode de taxation permettrait de modifier le taux et la progression après expérience faite et du produit et des besoins de l’État. Voici un tableau qui peut donner une idée de ce que l’impôt produirait :

Revenu Taux de ià i.ooo o — r.o00 à 3.o00 2% — 3.000 à 6.000 3% — 6.000 à 10.000 4% — 10.000 à 20.000 5 "/o — 20.000 à 40.000 6 °/0 — 40.000 à 60.000 7% — 60.000 à 100.000 8 o/0 — 100.000 à 200.000 9% — 200.000 à 500.000 10 — 500.000 à 1.000.000 11% — 1. 000. 000 et au-dessus 15%

Toujours en faisant bénéficier le contribuable de la diminution du taux aux échelons inférieurs.

Je dois ajouter ici que plusieurs protestations se sont élevées notamment de la part de la Chambre de commerce de Gray contre le projet d’impôt sur le revenu appliqué aux bénéfices commerciaux et industriels, et en général, à tous les produits du travail. Il y a donc lieu de tenir compte de ces protestations, sinon pour exempter absolument cette nature de revenus, mais, au moins, pour atténuer le taux de l’impôt qui doit l’atteindre ; mais il paraît difficile de l’exempter d’une manière absolue. L’impôt qui ne frapperait que le revenu des capitaux serait certaine ment trop élevé, surtout s’il est démontré, d’après les statistiques, que ces capitaux s’élèvent, tout au plus, à deux cents milliards, dont le revenu serait d’environ 6 à 8 milliards seulement.

Signalons aussi le vœu adopté le 13 novembre 1904, par le conseil municipal de Besançon, pour protester contre celui voté par le Conseil municipal de Paris, qui est hostile à l’impôt sur le revenu :

Considérant que, par suite du nombre considérable de fortunes existant à Paris, toute répartition plus équitable des impôts aura nécessairement pour effet d’augmenter la part payée par Paris, le conseil émet le vœu que, dans la préparation et le vote du projet de l’impôt sur le revenu, le gouvernement et le Parlement ne se laissent pas arrêter par cette considération. L’adoption de ce vœu sera proposée à tous les conseils municipaux.

On aurait donc à lutter à la fois contre la capitale[1], le capital et les capitalistes, trois forces très sérieuses dans un État essentiellement centralisé et gouverné par la ploutocratie.

Les monarchies qui nous entourent ont été plus heureuses que notre République, jusqu’à ce jour, pour atténuer par leurs réformes fiscales, les lourdes charges qui continuent à peser en France sur le travail.


  1. La Province, dit-on, danse toujours l’air que Paris chante. On peut ajouter qu’elle paie toujours l’impôt que Paris ne paie pas, mais dont il profite dans une très large mesure.