Librairie Guillaumin & Cie (p. 175-180).

Lettre d’un fonctionnaire





« Il est à supposer que nous ne tarderons pas à voir fonctionner ce nouveau régime, dans une mesure restreinte, tout au moins, insuffisante à notre avis ; et je le comprends : car si vous êtes convaincu de la possibilité de son bon fonctionnement, il est évident qu’il ne faudrait pas se borner à la suppression de deux ou trois contributions. Là où je suis tout à fait d’accord avec vous au point de vue justice et aussi au point de vue métier, c’est dans le désir et l’espoir de voir une large exemption à la base faire disparaître des rôles ces milliers de petites cotes de quelques centimes, désespoir des percepteurs ; car beaucoup ne rentrent pas ou pas vite, et les percepteurs, qui ne sont pas toujours des barbares, n’osent pas poursuivre pour des sommes aussi minimes et préfèrent solder de leurs deniers. Cette disparition serait bien accueillie de tout le monde, contribuables et agents de recouvrement.

« Il faut bien, dit-on, conserver et augmenter, s’il se peut, les très grandes fortunes. »

Or voici qu’un journal, qui parle à un million de lecteurs, signalait récemment un effet assez extraordinaire du luxe que permettent les très grandes fortunes. Des milliers d’ouvrières, à Paris et dans plusieurs grandes villes, sont obligées, malgré la loi, de travailler 15 ou 18 heures de suite, pour permettre à d’autres femmes, riches celles-là, d’essayer leurs robes à minuit ou une heure du matin, à la sortie des théâtres ; car il est nécessaire de ne pas déranger pendant le jour ces heureuses capitalistes dans leurs habitudes de paresse et dans l’emploi de leur temps, consacré aux obligations mondaines. Il faut qu’un journal les signale à l’attention publique, leur reproche leur inconsciente cruauté, dont elles ne se doutent même pas, tant il est vrai que la richesse excessive a pour effet d’oblitérer même dans la femme, expression naturelle de la bonté, le simple sentiment de la justice.

Ce fait n’inspire-t-il pas cette réflexion, que la grande richesse qui permet à quelques-unes une semblable paresse, pourrait sans danger être diminuée par la progression de l’impôt, ce qui contribuerait sans doute à rétablir des rapports moins inégaux entre ces femmes placées aux deux pôles trop éloignés du monde économique. Partout, sous toutes les formes de gouvernement, la grande inégalité des conditions produira les mêmes effets : vanité, orgueil, esprit de domination, tyrannie au dessus : soumission passive et muette, dépression morale et intellectuelle, absence de liberté, parce qu’il y a absence de propriété, au bas.

Dans un autre journal, il est fait mention de revenus considérables qui, paraît-il, ne supporteraient actuellement à peu près pas d’impôts ; il s’agit de la transmission héréditaire de quelques majorats, constitués par le premier empire, au profit des membres de sa noblesse militaire.

Ces majorats soutiennent des noms historiques, c’est vrai : 234.171 francs au prince de Wagram, 84.000 au duc de Rivoli, 66.081 au duc de Trévise, etc., etc.

Quelles raisons y a-t-il d’imiter ici ces exemptions d’impôt qui ont été l’une des causes les plus effectives et les plus générales de la révolution. On peut porter un nom glorieux et payer un impôt.

Un autre journal signale à ce sujet un prince Suédois et un lord Anglais, réclamant leur inscription à la cote officielle des impôts, avec augmentation du chiffre à payer, leur revenu étant supérieur à ceux portés à leurs cotes. Que ces exemples ne sont-ils imités par nos princes de la finance ?

Le riche, en acquérant des rentes non imposables peut, par ce moyen, se soustraire à l’obligation de contribuer comme le pauvre aux charges publiques ; n’est-ce pas injuste ? Mais si l’on examine attentivement le fond des choses, on ne tarde pas à s’apercevoir que l’État, auquel il faut annuellement 3 milliards six cents millions pour équilibrer un budget, ne peut pas les prendre dans la bourse de ceux qui n’ont rien. On vote alors des impôts indirects grevant tous les objets de consommation. De là, nécessité d’augmentation des salaires ; de là, des grèves ; de là, le prix excessif de toutes les choses nécessaires à la vie. Alors, il arrive ceci : les ouvriers, employés, manœuvres dont les riches ont besoin, dont ils ne peuvent se passer en aucun temps, exigent de ces derniers des salaires proportionnés aux charges dont ils sont accablés. Cette augmentation forcée des salaires et du prix de toutes choses amène bientôt dans les dépenses du riche un accroissement qui se résume, au bout de l’année par un chiffre certainement supérieur à celui de l’impôt qu’il aurait payé directement à l’État, car la perception des impôts exige un personnel très nombreux et très dispendieux.

L’expérience de l’impôt sur le revenu, même progressif, faite dans presque tous les États de l’Europe, démontre, en effet, que c’est le moyen le plus efficace de dégrever la masse du peuple d’une foule d’impôts indirects et vexatoires, et de procurer, au riche comme au pauvre, la vie à meilleur marché ; ce que le riche semble perdre d’un côté, il le regagne largement d’un autre. Surtout il faut prendre en considération que les dépenses nécessaires étant moins élevées, l’ouvrier, le manœuvre, l’employé, pourra plus facilement épargner une partie de son salaire et arriver à la classe de petit propriétaire qui l’élèvera dans l’échelle sociale et lui procurera, sur ses vieux jours, les ressources nécessaires, sans avoir à recourir à cette fameuse retraite qu’aucune combinaison financière n’a pu trouver jusqu’à ce jour. L’aisance, au lieu de n’être plus nulle part, se rencontrerait presque partout. Encore une fois, l’expérience de ce système et les résultats obtenus, sont conformes aux prévisions qui ont fait naître cette importante réforme.

Presque partout, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Suisse, etc., celui qui n’a que les revenus nécessaires à son existence n’a pas d’impôt à payer ; c’est la richesse suffisante, quelquefois improductive et exorbitante qui paie les gros impôts ; n’est-ce pas là la justice dans l’impôt ? Est-ce au pauvre que l’État doit demander les ressources nécessaires pour garantir de sa protection ceux qui en ont le plus besoin, c’est-à-dire ceux qui possèdent les plus grands biens et les plus grandes richesses ? La pauvreté est une suffisante gardienne pour ceux qui n’ont rien. La force publique protège surtout ceux qui ont des capitaux, des châteaux et des domaines ; n’est-ce pas à ces derniers à en payer les frais ?

À un point de vue très général et très élevé, on pourrait soutenir que l’impôt proportionnel a quelque chose de matérialiste et de païen, parce qu’il ne considère que la chose, c’est-à-dire la matière ; et que l’impôt personnel, plus ou moins progressif sur le revenu a quelque chose de plus spiritualiste et de plus conforme au christianisme, parce qu’il considère l’homme et ses facultés vraies. Il favorise la marche du travailleur vers un état social meilleur ; il contribue à diminuer, lentement, il est vrai, l’extrême inégalité des conditions ; il favorise la réalisation de la fraternité, qui n’existe actuellement que dans une vaine formule. L’expérience démontre que l’impôt dit proportionnel frappe, au contraire, le travail et le pauvre dans une proportion plus grande que le riche, et qu’il a, pour couronnement immoral, la confiscation de la liberté et de la richesse au profit de quelques-uns et la dégradation du grand nombre ; il est contraire au but, à l’enseignement, aux préceptes du christianisme tel qu’il résulte des véritables traditions. Moïse, par son jubilé, par sa défense du prêt à intérêt, c’est-à-dire à usure ; 1600 ans plus tard, Jésus-Christ, par ses préceptes de fraternité ; enfin, le droit canonique fondé sur ces traditions et ces préceptes, n’ont pas eu pour but, comme on le reproche aujourd’hui à l’impôt progressif, de tendre au nivellement des fortunes, mais uniquement de maintenir entre les hommes une certaine égalité. Ils ont empêché ces monstrueuses accumulations de richesses modernes entre les mains de quelques-uns, et cet immense nivellement dans la misère qui se traduit aujourd’hui en France par plus de 5 millions cinq cent mille individus incapables de vivre du produit de leur travail[1]. L’impôt sur le revenu, même progressif, ne détruira pas non plus les grandes fortunes ; il en diminuera un peu les excès. Les ministres illustres, les classes sociales vraiment supérieures, qui l’ont adopté chez nos voisins savent parfaitement que cet impôt n’a pas pour but non plus d’arriver à un nivellement des fortunes, absolument impossible, mais qu’il est simplement un sage obstacle à l’expropriation universelle des travailleurs au profit de quelques-uns.

Parce qu’il présente quelques difficultés dans l’application, parce qu’il choque quelques-unes de nos traditions et nos routines héréditaires, faut-il abandonner un bon principe, une loi salutaire ? Un progrès s’est-il jamais réalisé dans la science, dans les lois, dans les institutions, sans qu’il ait fallu lutter contre des préjugés et un certain état social fondés sur des habitudes invétérées.


  1. Le budget total de l’assistance publique s’est élevé en 1898 à 236 millions. Les statistiques officielles évaluent à cinq millions et demi le nombre des personnes assistées. (Économie Sociale, M. Rubat du Mérac, avocat à la Cour d’appel, Paris ; Bloud 1903). C’est donc un septième de la population qui est dans l’impossibilité en France de vivre par son travail, et la charité privée fournit au moins 250 millions, c’est donc une somme de cinq cents millions consacrés chaque année à corriger dans une faible mesure les effets déplorables de notre système économique. L’impôt mieux réparti les atténuerait en grande partie.