Librairie Guillaumin & Cie (p. 41-43).

CHAPITRE XVI

L’impôt progressif correctif nécessaire de l’usure moderne admise en principe




Puis il faut considérer que l’ancienne législation juive n’admettait pas le prêt à intérêt entre juifs et que nos législations européennes, jusqu’au dix-huitième siècle, ne l’admettaient pas non plus. Ces sociétés étaient fondées sur le principe très conservateur et très favorable au travail, du prêt sans intérêts : mutuum date nil inde sperantes. Notre société moderne ayant admis en principe le prêt à intérêt, principe, à mon avis désorganisateur et spoliateur du travail, en ajoutant au capital une puissance qu’il n’a pas par lui-même, il est nécessaire de donner à cette société, comme correctif et comme contrepoids, le principe de la progression de l’impôt. À défaut de ce correctif, la force des choses amènera, d’une façon automatique, la possession de la richesse générale par quelques détenteurs seulement ; ceux-ci, ayant ainsi en mains ce qui, en définitive, fait vivre une société, tiendront sous le joug de la nécessité et des besoins la totalité de la nation. Et ce résultat s’acquiert plus vite qu’on ne le suppose. Avec notre organisation sociale, ou, plutôt, notre désorganisation actuelle, on a vu, en moins d’un siècle, certaines familles arriver, par la spéculation, l’agiotage, le jeu de bourse, l’usure légale ou illégale, à posséder un capital de cent millions, par exemple. En admettant, contre toute probabilité, car la soif de l’or est insatiable, que le possesseur de cette masse d’or, la prête à 3%, ce qui donne trois millions à la fin d’une année, 30 millions en dix ans, 300 millions en cent ans, et même plus d’un milliard, avec l’intérêt composé, voilà une famille qui devient, par ce fait, à peu près maîtresse des destinées de toute une population qui lui paie cet effrayant tribut. Et ce tribut ne ferait qu’augmenter si, à titre de correctif de cette pompe aspirante, la loi n’empêchait pas l’épuisement de la masse, par la progression de l’impôt qui ne fait que répondre à la progression mathématique du capital.

Pour peu que l’on pousse à fond l’examen des causes cachées de l’état d’anarchie de notre société économique, on trouve que c’est le prêt à intérêt qui a le plus efficacement démoli l’édifice social. Il a modifié tous les rapports entre le travail d’une part et le capital d’autre part, devenu infiniment plus puissant entre les mains de celui qui le possède. Les anciens arguments en faveur de la proportionnalité de l’impôt étaient acceptables, quand il y avait aussi proportionnalité entre le capital et le travail. Aujourd’hui, il n’en est plus ainsi. Le capital, avec son intérêt, est devenu progressif. À son tour, pour rétablir l’équilibre, il est utile d’instituer un nouvel élément de combat au profit du travail. C’est dans l’intérêt, dans l’usure légale, ou non légale, que se trouve la force aggravée du capital : in fenore venenum. Le contre-poids ou contre-poison est dans l’aggravation correspondante de l’impôt. L’intérêt a mis une arme perfectionnée entre les mains de l’armée capitaliste ; il faut donner à l’armée du travail un bouclier qui puisse la défendre ; c’est l’impôt progressif. Une législation doit avoir pour but non de faire quelques millionnaires, mais d’amener à l’aisance, à la culture morale et intellectuelle, le plus grand nombre possible de citoyens.

Nota. — Dans un ouvrage qui a paru en 1902 (librairie Bloud) M. Rubat du Mérac, avocat à la cour d’appel de Paris, professeur à la Faculté libre de droit, signale un fait qui vient à l’appui de l’opinion qui précède.


« La question de savoir si la rémunération des travailleurs s’est accrue aussi vite que celle des autres éléments de la production est fort discutée. »
 
« En fait, les statistiques officielles constatent une augmentation ininterrompue dans le chiffre annuel des transmissions à titra gratuit (donations entre vifs et successions) : 2 milliards en 1835, 3 milliards en 1855, 5 milliards en 1875, environ 7 milliards en 1895. Ces transmissions représentent la fortune acquise, qui est principalement dans les mains des classes riches ou aisées. Elles ont plus que triplé en 60 ans. Les renseignements précis que fournit la perception de l’impôt sur le revenu dans les pays où il existe viennent corroborer l’opinion de ceux qui croient observer une tendance générale à la concentration des fortunes. En Allemagne comme aux États-Unis, ils décèlent un double phénomène : diminution du nombre des riches en même temps qu’augmentation du chiffre total des capitaux possédés par eux. »