L’Imitation de Jésus-Christ (Lamennais)/Livre deuxième/09

Traduction par Félicité de Lamennais.
Texte établi par M. Pagès, Bonne Presse (p. 108-112).


CHAPITRE IX.

DE LA PRIVATION DE TOUTE CONSOLATION.

1. Il n’est pas difficile de mépriser les consolations humaines, quand on jouit des consolations divines.

Mais il est grand et très grand de consentir à être privé tout à la fois des consolations des hommes et de celles de Dieu, de supporter volontairement pour sa gloire cet exil du cœur, de ne se rechercher en rien, et de ne faire aucun retour sur ses propres mérites.

Qu’y a-t-il d’étonnant, si vous êtes rempli d’allégresse et de ferveur lorsque la grâce descend en vous ? C’est pour tous l’heure désirable.

Il avance aisément et avec joie, celui que la grâce soulève.

Comment sentirait-il son fardeau, quand il est porté par le Tout-puissant, et conduit par le guide suprême ?

2. Toujours nous cherchons quelque soulagement, et difficilement l’homme se dépouille de lui-même.

Fidèle à son évêque, le saint martyr Laurent vainquit le siècle, parce qu’il méprisa tout ce que le monde offre de séduisant, et qu’il souffrit en paix, pour l’amour de Jésus-Christ, d’être séparé du souverain prêtre de Dieu, de Sixte, qu’il aimait avec une vive tendresse.

Par l’amour du Créateur, surmontant l’amour de l’homme, aux consolations humaines il préféra le bon plaisir divin.

Et vous aussi, apprenez donc à quitter, pour l’amour de Dieu, l’ami le plus cher et le plus intime.

Et ne murmurez point s’il arrive que votre ami vous abandonne, sachant qu’après tout il faut bien un jour se séparer tous.

3. Ce n’est pas sans combattre beaucoup et longtemps en lui-même, que l’homme apprend à se vaincre pleinement, et à reporter en Dieu toutes ses affections.

Lorsqu’il s’appuie sur lui-même, il se laisse aisément aller aux consolations humaines.

Mais celui qui a vraiment l’amour de Jésus-Christ et le zèle de la vertu, ne cède point à l’attrait des consolations, et ne cherche point les douceurs sensibles : il désire plutôt de fortes épreuves, et de souffrir de durs travaux pour Jésus-Christ.

4. Quand donc Dieu vous accorde quelque consolation spirituelle, recevez-la avec action de grâces ; mais reconnaissez-y le don de Dieu, et non votre propre mérite.

Ne vous en élevez pas, n’en ayez point trop de joie, n’en concevez pas une vaine présomption. Que cette grâce, au contraire vous rende plus humble, plus vigilant, plus timide dans toutes vos actions : car ce moment passera et sera suivi de la tentation.

Quand la consolation vous est ôtée, ne vous découragez pas aussitôt ; mais attendez avec humilité et avec patience que Dieu vous visite de nouveau : car il est tout puissant pour vous consoler encore plus.

Cela n’est ni nouveau ni étrange pour ceux qui ont l’expérience des voies de Dieu : les grands Saints et les anciens prophètes ont souvent éprouvé ces vicissitudes.

5. Un d’eux, sentant la présence de la grâce, s’écriait : J’ai dit dans mon abondance : Je ne serai jamais ébranlé ! Mais la grâce s’étant retirée, il ajoutait : Vous avez détourné de moi votre face, et j’ai été rempli de trouble[1].

Dans ce trouble, cependant, il ne désespère point, mais il prie le Seigneur avec plus d’instance, disant : Seigneur, je crierai vers vous et j’implorerai mon Dieu[2].

Enfin il recueille le fruit de sa prière, et il témoigne qu’il a été exaucé : Le Seigneur m’a écouté, et il a eu pitié de moi : le Seigneur s’est fait mon appui[3].

Mais comment ? Vous avez, dit-il, changé mes gémissements en chants d’allégresse, et vous m’avez environné de joie[4].

Or, puisque Dieu en use ainsi avec les plus grands Saints nous ne devons pas perdre courage, pauvres infirmes que nous sommes, si quelquefois nous éprouvons de la ferveur et quelquefois du refroidissement : car l’esprit de Dieu vient et se retire comme il lui plaît. Ce qui fait dire au bienheureux Job : Vous visitez l’homme dès le matin, et aussitôt vous l’éprouvez[5].

6. En quoi donc espérer, et en quoi mettre ma confiance, si ce n’est uniquement dans la grande miséricorde de mon Dieu et dans l’attente de la grâce céleste ?

Car, soit que j’aie près de moi des hommes vertueux, des religieux fervents, des amis fidèles ; soit que je lise de saints livres et d’éloquents traités ; soit que j’entende le doux chant des hymnes ; tout cela aide peu et ne touche guère quand la grâce se retire, et que je suis délaissé dans ma propre indigence.

Alors il n’est point de meilleur remède qu’une humble patience, et l’abandon de soi-même à la volonté de Dieu.

7. Je n’ai jamais rencontré d’homme si pieux et si parfait, qui n’ait éprouvé quelquefois cette privation de la grâce, et une diminution de ferveur.

Nul Saint n’a été ravi si haut ni si rempli de lumière, qu’il n’ait été tenté avant ou après.

Car il n’est pas digne d’être élevé jusqu’à la contemplation de Dieu celui qui n’a pas souffert pour Dieu quelque tribulation.

La tentation annonce d’ordinaire la consolation qui doit suivre.

Car la consolation céleste est promise à ceux qu’a éprouvés la tentation. Celui qui vaincra, dit le Seigneur, je lui donnerai à manger du fruit de l’arbre de la vie[6].

8. La consolation divine est donnée, afin que l’homme ait plus de force pour soutenir l’adversité.

La tentation vient après, afin qu’il ne s’enorgueillisse pas du bien.

Car Satan ne dort point, et la chair n’est pas encore morte : c’est pourquoi ne cessez de vous préparer au combat, parce qu’à droite et à gauche sont des ennemis qui ne se reposent jamais.

RÉFLEXION.

Bien que l’humanité sainte du Sauveur ne cessât de jouir, par son intime union avec le Verbe divin, d’une paix et d’une joie inaltérables, il ne laissait pas de ressentir souvent, dans la partie inférieure de l’âme, les afflictions et les douleurs devenues l’apanage de notre nature depuis le péché. Qui n’a présentes à l’esprit ces grandes paroles : Mon âme est triste jusqu’à la mort[7]. Mon père ! mon père ! pourquoi m’avez-vous délaissé ? [8] Ansi l’âme chrétienne, sans perdre sa paix, est éprouvée aussi par la tristesse et les tribulations intérieures. Si elle goûtait toujours la consolation, il serait à craindre qu’elle ne tombât peu à peu dans le relâchement ; et qu’aurait-elle d’ailleurs à offrir à son bien-aimé ? La vertu se perfectionne dans l’infirmité. C’est l’Apôtre qui nous l’apprend, et il ajoute aussitôt : Je me glorifierai donc dans mes infirmités, afin que la vertu de Jésus-Christ habite en moi[9]. Cette espèce d’abandon, cet exil du cœur nous rappelle vivement notre misère, que nous oublions trop facilement, exerce notre foi, notre amour, et nous maintient dans l’humilité. Gardez-vous donc, en ces moments où Jésus paraît se re tirer de vous, de fléchir sous le poids de l’épreuve, et de vous laisser aller au découragement. « Un des grands secours, dit un pieux auteur, pour bien porter sa croix, est d’en ôter l’inquiétude, et de rendre cette peine tranquille par une totale conformité à la divine volonté[10]. » Au lieu de gémir et de vous troubler, réjouissez-vous plutôt ; car il est écrit : Ceux qui sèment dans les larmes moissonnent dans l’allégresse. Ils allaient et pleuraient en répandant des semences ; ils reviendront pleins de joie, portant des gerbes dans leurs mains[11].

  1. Ps. xxix, 7, 8.
  2. Ps. xxix, 9.
  3. Ps. xxix, 11.
  4. Ps. xxix, 12.
  5. Job vii, 18.
  6. Apoc. ii, 7.
  7. Matth. xxvi, 38.
  8. Matth., xxvii, 46.
  9. II Cor. xii, 9.
  10. Boudon, les Saintes Voies de la Croix, liv. II, chap. iii.
  11. Ps cxxv, 5, 6.