L’Illustre Piégelé/Le principal témoin
C’est un petit bordeaux excellent, naturel, et qui deviendra supérieur avec quelques années de bouteille. Je vous le laisserais à deux cent quinze francs, tout rendu, et c’est bien parce que c’est vous, car à ce prix-là, je ne gagne pas cent sous de commission.
LE PRINCIPAL TÉMOIN
Le ciel d’octobre est gris et la forêt est rousse ;
L’automne se repaît de décès. — J’ai la frousse,
Et l’angoisse en sueur glace mon front.
- Un temps.
Diable, ai-je été cocufier cet iroquoi ?
S’il m’allait, de son plomb lancé d’une main sûre…
Dieux immortels, veillez !
Lyrique :
Et quant à toi, Luxure,
Fruit de l’arbre du mal au jardin de Satan,
Sois maudite ! Ôte-toi de mon chemin ! Va-t’en !
École du péché qui nous as pour élèves,
Toi qui nous mets au cœur le fiel, aux mains les glaives,
Toi qui plombes les teints et cernes les yeux creux
Et qui fait s’éplumer les pauvres coqs entre eux,
Fuis, te dis-je ! Hâte-toi vers un autre rivage !
De mon cœur, où la peur exerce son ravage,
Fous le camp !
Longue et mélancolique rêverie
Échanger six balles !… À vingt pas !!!
Brusque agacement.
Ah ! ça, ce principal témoin n’en finit pas !
C’est exaspérant !
Un temps.
Continuation du jeu de scène du principal témoin.
Soudain :
De goûter ce bonbon au goudron de Norvège ?
Ce noir pruneau ? ce sec hareng-saur dont la peau
Flasque, se ride et tremble au vent, comme un drapeau ?
Quoi ! j’ai pu, de ce monstre enjuponné qu’adorne
Le semblant d’à-peu-près d’un vague fessier morne
Et de qui le corset fermé sur des manquants
Évoque les murs nus des logements vacants,
Envolupter les yeux énormes de dorade ?…
Hélas, oui !… C’était la femme d’un camarade ;
Par conséquent l’attrait d’un plaisir interdit…
L’homme n’est qu’un fourneau ; c’est Pascal qui l’a dit.
Né pour suivre tout droit et simplement la file
Des matins et des soirs que la Parque lui file,
En cueillant au hasard de la main les fruits mûrs
Dont l’été fait danser les ombres sur les murs,
Il lui faut le fumet des voluptés fraudées
Et des lapins tirés sur les chasses gardées !…
Paquet !…
Nouveau temps.
Le principal témoin continue à bourrer son arme.
Par le retour fâcheux autant qu’inattendu
Du mari, qu’on croyait bien loin. Sur quoi, la turne
Conjugale s’emplit de vacarme nocturne :
Cris de moutard à l’eau froide débarbouillé ;
Coups, qui ne partent pas, d’un revolver rouillé ;
Le plafond qui s’effrite en débris de coquille
Sur le satin piqué du couvre-pied jonquille ;
Et le sursaut des murs sous des coups de bélier !
Et la vieille qui gueule : « Au feu ! » dans l’escalier !
Enfin, tout le scandale affreux de l’adultère
Grondant comme le flanc tourmenté d’un cratère !…
Puis, c’est le châtiment, malfaiteur embusqué
Derrière l’aléa d’un pistolet braqué ;
Les coups de feu sonnent dans l’air comme des claques,
L’herbe verte, soudain rougeoyante de laques…
Il soupire.
Ah ! j’ai regret d’avoir fait cet homme cocu.
Brusquement.
Si je pouvais donner de mon pied dans le cul
Au principal témoin, j’y prendrais, Dieu me damne,
Plus de plaisir qu’à la lecture de Peau-d’Âne !
Certes, j’en ai connu pour avoir du culot ;
Ça ne fait rien ; je veux repousser du goulot
Au point d’en ébranler les gens sous leurs rotules,
Et prétends que mon nez se couvre de pustules,
Si j’ai jamais rien vu pour être comparé
Au démontant toupet de ce fils de curé !
Oui, je le hurle en le clairon d’un vers ternaire :
Ce client-là n’est, nom de Dieu, pas ordinaire !