E. Flammarion (p. 337-343).

CHAPITRE XXXVIII


M. Rinal, aidé de Maurin, découvre un cœur humain dans un melon.

Maurin, étant rentré en possession de son équipement de chasseur, reprit son train de vie ordinaire.

Il n’avait pas manqué de conter à M. Rinal l’aventure du mousquetaire Parlo-Soulet, pris pour Maurin des Maures à cause de son costume, et la déconvenue risible des gendarmes.

M. Rinal s’intéressait toujours vivement au récit de toutes les aventures de Maurin.

— Ces Provençaux, disait-il un jour à M. Cabissol, ont le génie de l’anecdote. Chacun des gestes de ce brave Maurin est un conte et s’arrange comme un de ces fabliaux malicieux qui enchantaient nos pères. Il a de l’esprit naturel dans ses mouvements comme dans ses mots. Nos galégeaïres sont frondeurs à la manière la plus française du monde, mais leur rire est plus sonore que celui des humoristes du Nord ; il montre de belles dents saines qui ne mordent que dans le bon-pain et dans les belles grappes !

— Nous sommes d’accord, disait M. Cabissol. Aussi je suis heureux de savoir que Jean d’Auriol est en train de composer un livre où nous retrouverons toutes les aventures de notre Maurin des Maures.

« C’est un livre qui ne pourrait être écrit que par un Provençal de vieille souche, par un homme qui ait passé avec les Provençaux la plus grande partie de sa vie ; (j’entends avec les derniers vrais Provençaux populaires, ceux des villages écartés, ou ceux qui vivent dans les bois, — loin des chemins de fer et des villes) ; un Provençal qui connaisse à fond leur accent, leur manière de se moquer et d’être sérieux, de s’irriter et de s’apaiser sans transition, et jusqu’à leur façon si caractéristique de retrousser sur la nuque leur chapeau de paille ou de feutre… Plus j’y pense, plus je crois que Jean d’Auriol peut faire ce livre-là, car il y faut mettre surtout une sympathie instinctive pour la race d’hommes qu’il s’agit de dépeindre : ce n’est en effet que par la sympathie qu’on peut la pénétrer et la comprendre. Du dehors, telle physionomie de ce pays court le risque de paraître ridicule qui, examinée comme elle doit l’être, n’est que comique et satirique. Les Provençaux révèlent volontiers leurs travers pour s’en égayer en artistes et en moralistes.

« C’est là l’esprit même de Molière. C’est là une Provence très « vieille France ». Pour écrire un tel livre, il sera encore nécessaire d’oublier la littérature apprise et les recherches de style. Il faudra conserver à chaque phrase française un tour provençal, une incorrection savoureuse, des néologismes et des barbarismes. Il faudra que dans le transvasement d’une langue dans l’autre, le vin ne s’évente pas trop.

M. Cabissol s’animait :

— Enfin, s’écria-t-il, j’ai trouvé, en Jean d’Auriol, un homme qui m’a compris comme vous me comprenez. J’ai beau catéchiser mon préfet, il n’admire pas autant que nous ce merveilleux, ce gai, ce très sérieux et très chevaleresque Maurin.

— Chevaleresque, vous l’avez dit. Quand l’amour de la tradition le porte, malgré ses opinions politiques, à s’habiller en mousquetaire et à figurer dans une bravade, — il a alors vraiment un costume qui lui sied. C’est un chevalier du temps des saint Louis et des Saladin. Il a pour les femmes, quand il en parle, les dédains d’un musulman, — et quand il leur parle, une impertinence à la Richelieu. Et de la Fronde, la plus française des guerres, il a au suprême degré le goût passionné de gouailler et de rosser le pouvoir ou le commissaire de police. Il est petit cousin de Karagueuz et de Guignol… Avec cela, loyal comme un vrai Français d’autrefois ; il a un cœur de cristal de roche… On pourra faire quelque chose, je crois, de son fils Bernard, et je m’y efforce avec joie…

Un jour, pendant que M. Cabissol et M. Rinal étaient en train de se répéter cent fois les mêmes choses à son sujet, Maurin arriva.

M. Rinal recherchait les occasions de faire donner à Maurin son avis sur toutes sortes de questions, prétendant que son bon sens naturel, sa manière populaire d’exprimer ses idées, l’éclairaient dans bien des cas.

— Vous arrivez à point, lui dit-il ; que pensez-vous du travail manuel ? Est-il une joie ou une peine ?

— Eh ! monsieur Rinal, je n’ai peut-être plus beaucoup le droit d’en parler, puisque j’ai depuis longtemps quitté la charrue pour ce travail de la chasse — qui ne m’est pas un travail puisque c’est ma passion, — mais je connais des gens qui ont la passion de travailler. Je l’ai eue ; et, du temps que je labourais, j’y mettais le même feu qu’à la chasse ; et je mettais mon honneur à vouloir que toutes choses fussent faites en leur temps et pour le mieux. Sans le travail, faute d’avoir assez de mouvement, on deviendrait enragé et capable de tout, des sauvages, quoi ! Aussi je suis mal content, je peux vous le dire, lorsque j’entends nos députés, pour flatter les travailleurs, leur répéter de mille manières que la politique fera le bonheur du peuple et que le bonheur, c’est de ne rien faire ! et ceci, et cela, et le reste !

« On dit que des gens qui n’y étaient pas forcés ont travaillé toute leur vie et qu’ils en étaient bien contents, et je pense que s’ils travaillaient avec ce contentement, c’est que le travail n’est pas un mal. Mais il y a des gens qui voudraient passer leur vie à se regarder le nombril — et la République leur laisse croire que c’est ça le bonheur des riches ! M’est avis qu’en apprenant à lire aux petits enfants et à compter, on devrait profiter de l’occasion pour leur donner d’autres idées sur ce travail manuel, comme vous dites, car si cela dure, les petits des ouvriers mépriseront la forge ou l’établi parce qu’ils auront appris à compter et à lire. Je pense que les livres devraient mener le laboureur à labourer mieux et le charpentier à mieux charpenter.

— Bravo ! Maurin, dit M. Rinal. Un homme révolté contre la nécessité du travail se dévoue lui-même au malheur ! Autant ne pas accepter la nécessité de respirer… J’essaie d’apprendre à votre fils les choses que vous venez de dire. Si je lui vois une aptitude marquée vers ceci ou cela, je le pousserai, sinon je le préparerai à être un cultivateur, connaissant les progrès de la science agricole ou en mesure de se les assimiler. Mais surtout, je le garderai contre cet orgueil imbécile des enfants qui, ayant appris quelques rudiments de science, méprisent aussitôt l’ouvrier dont ils sont nés, et se mettent à lire de méchants romans ou à rêver d’en écrire, car j’ai vu cela plusieurs fois… Mon Dieu, oui, mon cher Cabissol, si l’on n’y veille, l’école primaire va nous noyer sous un déluge d’écrivains sans lettres !… Tenez, pas plus tard qu’avant hier, on frappe à ma porte : « Entrez ! » Je vois un homme jeune, à figure poupine, triste et souriante à la fois, rasé de frais et sans autre trace de barbe qu’un ton de bleu faïence au menton et sous le nez.

« Proprement vêtu, comme un ouvrier endimanché, il portait sous son bras un gros panier ovale fermé d’un couvercle.

« — Que voulez-vous, mon ami ?

« — Monsieur Rinal, on m’a parlé de vous. Et pardon, excuse, si je viens vous demander un conseil.

« — Mon ami, je vous écoute.

« — J’ai écrit un livre, monsieur, que je voudrais faire imprimer et que voici. »

« Il me tendit un gros cahier que je parcourus. C’était enfantin et lamentable. Je compris alors la mélancolie et le sourire de l’auteur. Il avait cru faire un livre de sociologie ! Il avait une nouvelle conception de la société et aussi de l’univers ! Je refermai son cahier au plus vite.

« — Mon ami, lui dis-je, êtes-vous marié ?

« — Oui, monsieur.

« — Avez-vous un métier ?

« — Menuisier.

« — Dans quelle ville ?

« — À Caroubière, près de Draguignan.

« — Vous êtes venu par le train ?

« — Avec un billet de retour.

« — Eh bien ! mon ami, retournez vite à la gare. Il y a un train pour Draguignan dans trois quarts d’heure. Prenez-le, rentrez chez vous, et dites à votre femme : « Le monsieur m’a dit de bien raboter et que j’étais fou de faire des livres. »

« — Tiens ! répliqua-t-il ingénument, avec son sourire triste, c’est en effet ce qu’elle m’a toujours dit, et ce matin encore, ma femme.

« — Croyez-la et aimez-la bien. Allez, mon garçon. »

« Il parut très embarrassé au moment de sortir… Il se retourna sur le seuil, revint à moi, ôta son panier de son bras avec une maladresse de timide, le posa sur la table, l’ouvrit et me dit :

« — Pardon, excuse, monsieur Rinal, mais je vous ai apporté un beau melon pour vous remercier de vos conseils. »

— Il ne faisait rien de trop, dit Maurin.

— Voilà l’âme exquise du peuple, dit M. Rinal. Ils ont le désir de donner et le sentiment que toute peine mérite salaire. Donne-moi de ce que tu as, je te donnerai de ce que j’ai.

— Quand j’étais petit, dit Maurin, j’ai encore vu des acteurs de bois, des marionnettes jouer la crèche, et quand l’enfant Jésus était dans l’étable, les plus pauvres lui apportaient ce qu’ils avaient de meilleur, qui des noix, qui des figues sèches…

— Qui un air de galoubet et de tambourin, poursuivit M. Rinal… C’est admirable ! c’est le génie de l’échange par sympathie ! Jésus apportait au monde une rénovation par l’idée… et en retour, le pauvre lui donnait ce qu’il avait : son cœur.

« Le pauvre diable dont je vous parle apportait, lui, son cœur dans un melon !

Maurin se mit à rire.

— Ce melon était-il bon, au moins ?

— Je n’en sais rien, dit M. Rinal, je lui ai dit :

« — Remportez votre melon, mon ami, vous le mangerez en route, et je vais faire mettre, dans votre panier, un petit déjeuner. »

— Monsieur Rinal, dit Maurin gravement, vous avez dû lui faire beaucoup de peine. Je connais mon peuple : il fallait accepter son melon. Soyez assuré qu’il l’avait choisi longtemps au marché de Draguignan, avec l’aide de sa femme, car elle espérait bien que vous décourageriez son homme de travailler dans les livres. Il fallait accepter le melon, monsieur Rinal, puisque, comme vous venez de le dire, tout son cœur était dedans.

M. Rinal réfléchit un moment :

— Il est clair que j’ai eu tort, dit-il enfin. Et je vous remercie de la leçon, Maurin.

Puis se tournant vers M. Cabissol :

— L’expression nuancée de la sympathie humaine sauvera seule les démocraties modernes d’une irrémédiable chute dans un bien-être froid, organisé tout mécaniquement, et plus dégoûtant, plus bête, plus immoral et plus ennuyeux que les erreurs passionnelles.

— Joli rêve ! ricana M. Cabissol, mais les démocraties rejettent la politesse comme un masque et elles commettront la faute de ne pas voir que le sentiment est une force positive…