E. Flammarion (p. 329-336).

CHAPITRE XXXVII


Comment se fait la chasse au mousquetaire dans les forêts domaniales des Maures en Provence.

Sandri et son camarade, accroupis et dissimulés dans les broussailles, à quelque pas l’un de l’autre, étaient à l’affût près de la source. Au bord du bassin naturel, parmi les herbes, le paquet de vêtements était bien en vue. Les hardes étaient enveloppées dans un grand morceau de toile rèche, nouée par les quatre bouts ; et les coques des nœuds formaient, au sommet du paquet, deux grandes oreilles que parfois agitait un léger ventoulet, et qui se miraient dans l’eau luisante.

Les deux gendarmes, s’attendant, d’une minute à l’autre, à voir apparaître Maurin, le guettaient de tous leurs yeux écarquillés. Le soir était venu. Leurs yeux maintenant fouillaient l’ombre. Ils avaient eu la précaution de mettre dans leur gibecière chacun un pain et quelques rondelles de cervelas. Ils dînèrent sobrement. Ils avaient du vin, chacun sa gourde, et ils burent, se rationnant… Maurin ne pouvait tarder à arriver : En vérité, il ne pouvait pas rester éternellement vêtu en mousquetaire ! bien sûr, d’un moment à l’autre, il allait paraître ! L’occasion de la capture était trop belle ! Il ne fallait pas le manquer… Et ils attendaient rageusement. Ils s’interdisaient de parler, craignant d’effaroucher leur gibier, et, pour la même raison, ils ne pouvaient remuer. Quand leurs gourdes furent vides, ils n’osèrent aller jusqu’à la fontaine. Martyrs du devoir, ils la regardaient, mourant de l’envie d’y courir pour s’y abreuver, et n’y courant pas.

Ils n’osaient ni se moucher, ni éternuer, ni cracher, ni fumer, ni faire bruit quelconque. C’est à regret qu’ils mangeaient leur pain bien cuit, qui craquait trop sous leurs dents. Ils éprouvaient toutes les émotions des chasseurs à l’affût du lion…

Les étoiles une à une s’allumèrent au ciel. Ils les voyaient scintiller au-dessus de leur tête, là haut, à travers les branches des pins. Elles semblaient remuer… et eux ils ne remuaient pas… Un crenillement parfois les faisait tressaillir… C’était, par cette tiède nuit de l’été commençant, une pomme de pin qui tombait à terre après avoir traversé les branches en s’y heurtant ; ou bien c’était la course légère d’une fouine en maraude et frôlée aux buissons ; ou encore le craquement d’une graine de pigne sous la dent des écureuils…

Une fois, ils crurent voir s’agiter quelque chose au bord de la source… Était-ce lui ? lui, Maurin ? Non, c’était une martre qui, épouvantée tout à coup par le paquet mystérieux, se réfugiait d’un bond dans la broussaille…

Cette fois… c’est lui !… non, c’est un solitaire qui fouille non loin, cherchant pâture, et qui sous son pied écrase à terre des branches mortes.

Le bois craque sous lui comme si le feu prenait aux broussailles pétillantes. Sanglier de Tantale ! Volontiers les gendarmes se transformeraient en braconniers, mais le devoir tient en bride tous leurs désirs.

Et il faut attendre, attendre, attendre…

Les premières lueurs de l’aube pointèrent, puis le soleil parut au-dessus du profil de la colline ; un rayon vint broder d’un fin liseré d’or, ici les chapeaux des deux gendarmes à moitié endormis, et là les longues oreilles du paquet toujours bien noué dans son morceau de toile… Les gendarmes à présent se soulèvent un peu pour voir s’il est toujours à la même place… Il y est… personne n’y a touché. Maurin n’est donc pas venu pendant leur assoupissement.

Tous deux alors, écartant un peu les buissons qui leur donnent asile, se regardèrent d’un œil effaré, fiévreux, visionnaire. Il est six heures du matin… Tout à coup… quoi ?… le bruit d’un caillou qui roule le long d’un sentier pierreux…

Un caillou ne remue pas seul… Il faut qu’un pied le pousse…

Les deux chapeaux, dorés par le soleil, de nouveau se soulèvent discrètement au-dessus de la broussaille… Les deux gendarmes dardent leur puissant regard vers le lieu d’où est parti le bruit… Non ! non ! ils ne se trompent pas ! Là-bas, là-bas, assez loin encore, entre ce gros chêne et ce pin abattu… C’est bien lui ! — On ne peut s’y méprendre. — C’est un mousquetaire !

Ils se tapirent encore dans leur cachette, — s’écrasèrent, se firent petits, invisibles ; ils étaient prêts à la lutte, tout prêts à bondir sur l’homme, tels des tigres dans la jungle !

Et leur cœur palpitait, à l’idée du triomphe enfin assuré — car, ils ne l’ignoraient point, le mousquetaire, embarrassé comme eux de son épée et de ses bottes, ne leur échapperait pas aussi facilement que s’il eût été chaussé de ses espadrilles… Son feutre à plume le gênerait aussi !

Réfléchissant à cela, ils s’aplatissaient toujours davantage comme lièvre au gîte, et ouvraient le bon œil ; mais rien ne se montrait plus…

Le mousquetaire les avait-il éventés ?… Ils se relevèrent un peu, pour mieux voir… Nom de nom ! cré coquin de sort ! le mousquetaire s’éloignait… Déjà il n’était plus là-bas qu’un petit mousquetaire pas plus gros qu’un polichinelle d’enfant. Il avait dû apercevoir le sommet des chapeaux militaires… et il filait sans trop de hâte, s’arrêtant et se retournant parfois d’un air d’inquiétude, pour s’assurer qu’il n’était pas poursuivi.

Plus de doute : il les avait vus ! il allait leur échapper !…

D’un bond simultané, sans s’être rien communiqué de leurs craintes, ils furent debout !…

Ils s’élancèrent sur ses pas…

Alors, le mousquetaire pressa le pas… et ils comprirent qu’il était résolu à les faire marcher beaucoup… Il faisait de savants détours. Pour l’atteindre, ils auraient fort à faire !… Le bougre, parbleu, connaissait toutes les sentes, et eux ne les connaissaient pas !

Il les menait par des passages impossibles, gravissait à tout instant une cime, pour redescendre tout à coup au fond d’un ravin, — et quand les deux gendarmes lourdement bottés croyaient le tenir acculé au fond d’une de ces combes profondes, le mousquetaire, dans son invraisemblable costume qui leur semblait une moquerie, surgissait tout à coup, au-dessus de leur tête, là-haut, perché sur une roche en pointe, en plein ciel, comme un mouflon de Corse ou un chamois de Suisse, en silhouette arrogante, gesticulant à pleins bras, certainement pour les railler, ôtant son feutre parfois pour s’éponger le front avec un mouchoir qui était un drapeau rouge… Et quand il se recoiffait, on voyait son panache fauve palpiter sur le vaste azur comme par bravade, — c’était le cas ou jamais de l’employer, ce mot.

… La poursuite menaçait de s’éterniser. Elle durait depuis plus de deux heures déjà.

Une fois, au fin bout d’un rocher dressé sur le ciel, les gendarmes virent le mousquetaire s’asseoir gravement. Tant d’effronterie leur donna envie de lui adresser un coup de carabine ! mais lui, tranquillement, il se reposait… et là-haut, fantôme étrange, nettement profilé sur l’azur… il ôtait ses bottes !

— Non d’un chien ! s’écria Sandri, il met ses pantoufles !

— Ah ! le gueux, grogna l’autre gendarme. Et nous avons déjà fait à sa suite plus de cinq lieues en montagne ! et ses pantoufles vont lui redonner des ailes !

Là-haut, le mousquetaire imperturbable changeait en effet de chaussures : Maurin mettait ses fameuses espadrilles, grâce auxquelles, d’un pied sûr et léger, il défiait à la course sangliers et perdreaux.

— S’il met ses pantoufles, gronda Sandri, nous sommes foutus !

Les gendarmes impuissants assistèrent à ce spectacle. Ils virent chacune des jambes du mousquetaire se soulever l’une après l’autre vers le ciel et ses deux mains nouer à ses pieds, bien attentivement, les espadrilles redoutables. Puis la silhouette du mousquetaire lia proprement l’une à l’autre les bottes évasées. Alors il se leva, il déboucla son ceinturon, et, ayant attaché les bottes au bout du fourreau que l’épée maintenait rigide, d’un geste noble il la mit sur son épaule.

À ce moment, si haut perché, en pleine lumière du ciel matinal, il sembla, par un effet de mirage sans doute, qu’il avait grossi et que son pourpoint trop étroit ne fermait pas sur sa poitrine.

Les deux gendarmes, tous deux dans le même moment, en firent intérieurement la remarque. Lui, là-haut, prêt à se remettre en marche, il se désignait à lui-même, d’un geste large, comme pour les narguer, l’horizon qu’il avait encore à parcourir… C’en était trop : Sandri, exaspéré, à tue-tête lui cria dans ses mains en porte-voie :

— Halte, au nom de la loi ! ou nous vous envoyons une prune dans le dos ! Entendez-vous, Maurin !

Alors le mousquetaire, lointain et hautain, se tournant vers les gendarmes, mit sa main en abat-jour au-dessus de ses yeux, — comme pour les mieux apercevoir là-bas, à ses pieds, tout au fond de la baïsse, — et ôtant son chapeau dont le plumet parut balayer tout l’espace bleu, il cria :

— Tiens ! c’est vous, messieurs ? je ne m’attendais guère à vous rencontrer ici !… pardon, excuse ! je ne vous avais pas encore vus, mais si vous cherchez Maurin de ces côtés-ci, vous vous trompez, mes braves !… moi, je suis Pastouré !… vous savez bien : Pastouré ! Et bien à votre service !

Sandri, brusquement congestionné, sentit ses jambes fléchir ; il dut s’asseoir sur une pierre.

Et la silhouette du mousquetaire disparut aussitôt.

Parlo-Soulet était déjà sur l’autre versant de la colline et, avec de grands gestes, il se disait :

— Qui t’aurait dit, frère de mon frère, que la misère de la vie te mènerait là un jour, à te promener dans le gros bois, d’abord avec une épée pendue au derrière, puis avec des bottes sur le dos pendues à une épée. Elle me gênait tout à l’heure, quand elle battait mon derrière, cette espaze. À présent que j’y ai accroché mes bottes, elle me sert au moins à quelque chose… Croyez que je m’étonne de me voir arnisqué de cette manière ! Ça fait bien voir que pas un homme, avant d’être mort, ne peut connaître tous les événements de sa vie ; et ceux qui justement lui arrivent sont ceux auxquels il n’aurait jamais pensé !… J’ai chaud… et cette veste est beaucoup étroite ! à présent je la peux quitter… Ah diable ! quoique nous l’eussions décousue de partout, elle a encore craqué en cinq endroits… Enfin, tant pis ! petit malheur ! Tonia la recoudra. Il a bien fallu la mettre, pour tromper ces deux qui chassent au mousquetaire. Je comprends très bien que je suis ridicule ainsi… Je pourrais porter l’épée dans la main avec mes bottes, mais ça serait aussi drôle et pas tant commode. Si des gens de ville me voyaient ainsi à cette heure, dans la solitude des bois, ils ne voudraient pas se le croire ! Je fais ici, je le vois bien, un service de coyon, mais si on n’en veut pas faire, de ces métiers d’imbécile, il ne faut pas avoir d’ami, et c’est pour Maurin que je travaille et je ne regrette donc rien !… C’est égal, volontiers j’y arriverai, aux Cabanes-Vieilles, et après tant de lieues que j’aurai parcourues en un jour, l’épée à la main, les bottes au dos et les pantoufles aux pieds, contre mon habitude, volontiers, pauvre moi ! je retrouverai ma maison, et Vidasse et Consolation… Qu’heureusement mon frère est mort ! pechère ! qu’en me voyant arriver ainsi emmasqué, il en aurait perdu la tête à me croire devenu fou le premier !

« La vido ès ùn carnava ! (La vie est un carnaval !)… Té !… Vive Bassompierre !…

Et le mousquetaire gras, dans le pourpoint du mousquetaire maigre, allait, s’éloignant et gesticulant, de pinède en pinède, de coteaux en ravins, de monologue en monologue, de lamentations en joyeusetés.