E. Flammarion (p. 392-399).

CHAPITRE XLV


Rari nantes in gurgite vasto.

Le Var est certainement une des régions de France où l’on trouve le plus de terrains libres, non cultivés mais accessibles, avec toutes les grâces et toutes les beautés que laisse aux paysages la sauvagerie.

Nos bois des Maures sont plus sauvages encore qu’on ne saurait l’imaginer. Seuls, les maquis de Corse peuvent en donner l’idée. Dans nos Maures, on rencontre certaines étendues de brousse que les habitants appellent le « gros bois, » et où la marche est littéralement impossible.

Perdu tout à coup au milieu de cette mêlée de buissons épineux et qui forment une voûte basse au-dessus de sa tête, le chasseur égaré éprouve un instant d’angoisse. Il n’a plus de point de repère. De quel côté faut-il tenter de trouver l’issue ? Ne va-t-il pas s’engager dans l’impénétrable au point de n’en plus pouvoir sortir ? Il dérange des sylvains surpris, oiseaux ou reptiles, qu’on entend fuir. Pas un arbre assez proche sur lequel s’élever pour voir la configuration du terrain. Autour de lui des buissons très flexibles, si pressés qu’il faut un grand effort pour les écarter et faire un pas au travers. Ils se referment derrière lui ; et d’autres encore devant lui se rouvriront à grand’peine sous son effort, pour se refermer d’eux-mêmes aussitôt. Là, on pourrait se croire au milieu de volontés intelligentes, hostiles, liguées ensemble. Cette forêt basse et claire a les élasticités de l’élément fluide, de la mer qui se divise sans cesse devant le nageur sans jamais cesser de l’étreindre d’une pression toujours égale.

Sans doute cette brousse est aux forêts d’Amérique ce qu’une mare est au vaste Océan, mais un noyé ne mesure pas la quantité des eaux qui le tuent. Entre l’Océan et la mare, immense est la différence ; pour l’homme qui s’y engloutit, c’est une identique sensation de mort.

Ces brousses profondes, inextricables, où le genêt épineux domine, si haut et si armé, si fort quand il est vieux, que bien souvent il se refuse à ployer, et qu’il faut le tourner et marcher sans cesse en zigzags, — Maurin les connaissait toutes. Il en avait étudié depuis longtemps les fonds, du haut des cimes environnantes. Il y entrait au besoin, sans crainte de s’égarer ; il protégeait alors ses jambes avec le pare-bois, sorte de tablier fendu, attaché à chaque jambe et fait d’une épaisse toile à voile. Puis il mettait ses fameux « manchons ». Les manchons, qui ne quittaient pas son carnier, étaient une de ses inventions. C’étaient des fourreaux pour chacun de ses deux bras. Ils étaient de forte basane. Il plongeait ses bras jusqu’à l’épaule dans ces sortes de longs gants sans doigts.

Au milieu de la brousse, Maurin ne perdait jamais le sentiment de la topographie. L’inclinaison générale du terrain suffisait à lui donner l’indication nécessaire. Et souvent, Maurin s’engageait tout à coup dans ces fourrés pour arriver, en ligne droite, avant le fauve, au point précis d’où il pensait pouvoir le fusiller.

Que de fois les chasseurs en battue avaient aperçu, sur une pente chargée de bruyères, le sanglier fuyant, émergeant de la verdure, y disparaissant par bonds égaux, à la façon du marsouin dans les vagues, tandis que, sur le côteau opposé, ils devinaient Maurin aux mouvements profonds et réguliers du mâquis remué comme une eau ! Maurin nageait dans la brousse… Il en sortait tout à coup et aussitôt on le voyait couper, en enfilant une sente, la ligne de fuite du sanglier, se débarrasser de ses manchons en un clin d’œil et saisir son fusil porté en bretelle.

Grâce à ses fameux manchons, Maurin prenait des traverses que les sangliers eux-mêmes évitent volontiers, eux dont chaque bond écrase, broie, nettoie la broussaille !…

Depuis quelques heures, Maurin et Pastouré chassaient ensemble et, depuis une grande heure, depuis midi, les gendarmes les poursuivaient.

— Quitte-moi, Pastouré. L’affaire se gâte, déclara Maurin.

— Je reste avec toi.

— Pourquoi faire ? tu te perdras sans me servir… Va-t’en ! Si je suis pris, tu m’aideras mieux du dehors ; j’ai peur cette fois… File ! Emmène les chiens.

Pastouré obéit… Maurin disparut dans la broussaille. Quand il en sortit, il se trouva nez à nez avec un gendarme. Vite, il y rentra comme un nageur plonge.

Le gendarme monta sur une roche élevée, cherchant à voir, de là, sur quel point son gibier pourrait bien ressortir encore.

— Mets tes manchons ! lui cria Pastouré en s’éloignant,

— Pas encore !

Maurin rusait de mille manières, se montrait parfois pour attirer ses persécuteurs dans un endroit d’où il jugeait pouvoir s’éloigner rapidement, grâce à sa connaissance des moindres accidents de terrain, des pentes, des rochers, des trous, des reliefs et même de la position d’un arbre et de la forme de ses branches. Il franchissait des roches élevées, gravissait de véritables murailles naturelles, en posant son pied dans des cavités qu’il connaissait et qu’un autre eût cherchées longtemps. Il courait dans un espace qu’il savait libre, par un sentier large comme un fil, perdu sous la bruyère et frayé par lui seul depuis des années ; là, il marchait courbé, invisible, sous la ramure, et sans agiter un buisson ; ici, il se remettait debout sans précaution, certain que l’effort pour se cacher eût été travail perdu. Mais chaque fois qu’il croyait avoir dépisté ses deux poursuivants, il en apercevait un sur quelque cime, qui épiait ses mouvements, lui coupait la route, au moins du regard…

Tout à coup il reconnut, à côté de Sandri, la haute stature de Grondard.

— Je suis perdu ! pensa-t-il. Ce diable-là connaît toutes les « drayes » aussi bien que moi… Je n’ai plus qu’une ressource !… Le gros bois deïs fados (des fées).

Le gros bois deïs fados était alors le maquis le plus impénétrable des Maures ; Maurin n’avait jamais jugé utile de s’y engager.

C’était un monstrueux enchevêtrement de ronces. déchirantes, pressées, comme entassées sur un fond inégal et plein de trous.

Toute la stratégie du roi des Maures tendait à attirer ses ennemis dans une manière de large tranchée ouverte de main d’homme entre la brousse épaisse et un bois de pins qui abritait de hautes bruyères. Ce chemin, véritable cul-de-sac, aboutissait au pied d’un mur naturel d’une grande hauteur.

À force de manœuvres, de marches et de contremarches savantes, le chasseur, au bout de deux heures, parvint à se rapprocher du bois si fourré où il espérait trouver son salut.

Pour arriver plus sûrement à se faire suivre encore, il se laissa approcher… Ses poursuivants y furent pris. Ils crurent que Maurin, cette fois, leur laissait deviner la direction qu’il avait dessein de suivre.

Grondard dit à Sandri :

— Il n’en sortira pas. Suivez-le, vous autres. Moi, je vais l’attendre de l’autre côté. Il ne doit pas connaître ce fond-là, je le devine à la manière dont il se gouverne : il va s’y perdre. Vous l’aurez au bout du chemin. Il est dans une souricière…

Des deux gendarmes, l’un suivit directement Maurin dans la tranchée, l’autre courut sous bois pour l’empêcher de fuir à sa droite. Quant au charbonnier, il veillait sans doute là-bas, à l’autre extrémité de la brousse.

Maurin, qui avait saisi leur plan pour le leur avoir suggéré, marchait sans bruit, de son pas allongé et souple, sur les cailloux semés d’aiguilles de pin.

L’impénétrable fourré se dressait sur sa gauche comme un mur tissé, comme une barrière impossible à rompre, haute de trois mètres… Tout en marchant, il tira de son carnier les fameux manchons et y plongea ses bras. Ses mains, au bout de ces gants fermés, pouvaient agir sous la basane souple… À sa droite, là-bas, sous bois, il aperçut un des gendarmes ; il se retourna… Sandri le gagnait de vitesse… Maurin ralentit sa marche… il arrivait au pied du rocher… Où était Grondard ?… « Oh ! quant à celui là, s’il se met en travers de ma fuite, tant pis pour lui !… »

— Halte ! Maurin ! cria Sandri. Nous vous tenons cette fois !

Les deux gendarmes se hâtaient… Quelques pas encore et ils s’emparaient de leur proie.

Maurin, son fusil derrière le dos, étendit ses bras devant son visage, les mains rapprochées en pointe à la manière d’un plongeur, et il entra dans la broussaille comme il fût entré sous une haute lame de la mer… Ses mains se disjoignirent ; il ouvrit les bras tout grands, écartant les branches épineuses et les repoussant en arrière, comme il eût chassé l’eau en nageant ; puis dans le vide, il avança sa tête, puis il ramena ses bras à hauteur de son visage pour les relever horizontalement, mains jointes, et de nouveau il les enfonça comme un coin dans l’épaisseur du mâquis… Et il avançait ainsi, de brasse en brasse, ramant le fourré, comme il disait, tirant sa coupe à travers bois, tout de suite disparu aux yeux des gendarmes stupéfaits.

Sandri eut un cri de rage :

— Il ne va pas vite ; entrons là dedans à sa suite. Nous l’aurons ! nous l’aurons !

Les deux « brasse-carré » essayèrent d’imiter les mouvements du braconnier et se jetèrent dans son sillage.

La trouée creusée par Maurin n’était pas si bien refermée derrière lui, qu’ils ne pussent faire quelques pas, mais la plupart des branches étaient revenues d’elles-mêmes à leur position primitive et les deux ennemis du chasseur se démenaient dans un véritable filet à mailles dures et armées de pointes, qui leur griffaient cruellement les mains et le visage… Ensanglantés et empêtrés, ils tentèrent héroïquement d’avancer quelque temps encore, mais les ronces les harponnaient, à tout moment, les retenaient quelques minutes à chaque pas, déchirant le bon drap solide de leurs tuniques. Le bruit de sanglier en fuite que faisait Maurin en ramant le maquis, bientôt se perdit au loin. Ils avaient tourné sur eux-mêmes ; plusieurs fois… ils furent désorientés.

De quel côté marcher maintenant ? Tel qui ne tremblerait pas devant une troupe armée jusqu’aux dents, s’émeut en présence d’un péril inconnu — non pas même d’un péril, mais devant l’étrange.

— Ah ! pour le coup ! nous voilà bien ! dit Sandri.

— Nous n’avons pas fait vingt pas ! dit l’autre.

— Mais de quel côté passer à présent ?

— Suivons nos traces, c’est par ici.

— Non, par là.

— C’est extraordinaire !

— Quel sacré bandit !

— Et il fait chaud !

— Le feu tombe d’un crible, ici dedans !

— Regarde-moi ces broussailles : on dirait des allumettes.

— Il n’est pas surprenant que les Maures flambent si souvent !

— À quoi servent les forestiers ?

— Où vas-tu donc par là ?

— Appelle Grondard.

— Et l’autre qui file pendant ce temps !

— Ma foi, tant pis, tirons-nous de là avant tout.

— Grondard !… eh… Grondard !

— Je n’entends rien.

— Moi j’entends quelque chose…

— Quoi donc ?

— De petits craquements… écoute… comme en fait le sanglier quand il casse sous lui les branchettes en courant son galop.

— C’est Grondard qui vient…

— C’est Maurin qui s’en va…

— N. d. D. !… c’est le feu !… le feu ! Le vent souffle vers nous… Ah ! ce Maurin ! je savais bien qu’il était capable de tous les crimes ! Le bandit a mis le feu à la broussaille entre lui et nous ! il nous enfume ! Nous sommes cuits ! sauve qui peut !

Grondard, pensant que tout naturellement les gendarmes accuseraient Maurin d’avoir voulu les brûler vivants, avait mis le feu à la brousse.