E. Flammarion (p. 381-391).

CHAPITRE XLIV


Où l’on verra, d’après son propre aveu, quelles étaient les odeurs favorites d’un gueux parfumé, et quelle mésaventure les bons gendarmes n’avouèrent jamais.

Lagarrigue chassait de temps en temps avec Maurin les bêtes puantes pour le compte du prince russe. Ils avaient mis à profit pour cela tout le mois qui avait précédé l’ouverture de la chasse. Maintenant la chasse était ouverte : on chassait le vrai gibier. Cependant, Maurin voulait une fouine. Et ils allèrent ensemble un jour tendre des pièges nouveaux et visiter les anciens.

— Sacrebleu ! disait Maurin à Lagarrigue, tandis qu’ils étaient en route pour leur expédition, il faut qu’il y ait ici quelque charogne ; ça sent bougrement mal !

Et ils cheminaient.

Un peu plus loin :

— Sacrebleu ! dit Maurin, ça sent toujours plus mal.

Lagarrigue ne répondait pas. Ils cheminèrent encore un peu de temps et Maurin répéta :

— Quelle mauvaise odeur ! c’est drôle. !… Elle est donc partout ! On dirait qu’elle nous suit ?

Alors, Lagarrigue, très simplement :

— C’est moi, dit-il.

— Comment ! quoi ? qué mi diès ?

— C’est moi qui sens mal.

— Coquin de sort ! mon homme ! c’est toi qui pues de la sorte ?

— Oui, expliqua Lagarrigue. Tu vas comprendre : c’est un mal pour un bien !… Il faut sentir comme ça, d’après moi, si l’on veut attraper les animaux puants. Pour leur pas faire peur, le mieux est de puer comme eux.

— Et comment t’y prends-tu ?

— J’ai de vieilles pommades que je me suis fabriquées autrefois avec de la graisse de toutes ces sortes de vilaines bêtes ; et, selon la chasse que je veux faire, je me graisse la veille, m’étant mis tout nu, tantôt avec de la fouine, tantôt avec de la martre. Mon carnier, je le graisse de même et aussi mon fusil ; enfin je sens mal de partout. Ça fait que les bêtes puantes ne se méfient pas de moi. Ne te plains donc pas de mon odeur. C’est à elle que ton prince russe devra sa collection. La caque sent le hareng, pardi ! et le pêcheur de morue sent la saumure.

« Pour aujourd’hui… j’ai mis de la belette !

— J’aurais cru, dit Maurin, que c’était du blaireau pourri.

— C’est, dit Lagarrigue sans humilité, c’est de la belette un peu rance.

— Ma foi de Dieu ! repartit Maurin, plutôt que d’être forcé de chasser tous les jours avec toi, j’aimerais mieux, quoique j’aime la chasse par-dessus tout, y renoncer pour la vie et habiter, cul sur chaise, toute ma vie durant, la bonne ville de Grasse où l’on cultive tous les parfums de toutes les plus jolies fleurs — et où on les met en bouteille… Toi, par exemple, tu ne sens pas la fleur d’Oranger, jeune homme !

— Allons, ne parlons plus de ça ! dit Lagarrigue avec une sorte de pudeur soudaine.

— J’aurai beau n’en plus parler, mon pauvre Lagarrigue, tu continueras à m’empester. La partie n’est pas égale.

— As-tu, Maurin, fait ma commission au préfet ? dit Lagarrigue, désireux de changer le sujet de la conversation.

— Pour tes bohémiens ?

— Oui.

— Je lui ai expliqué qu’il fallait les laisser tranquilles.

— Je l’avais deviné, car on ne leur a plus rien dit.

— Bon ! mais toi, Lagarrigue, ne songes-tu pas à quitter la maudite usine où tu travailles tes tabacs de contrebande ?

— Si fait, j’ai réfléchi à tes bons conseils et, dans l’intérêt de mon fils, je vais lâcher mon commerce.

— Tu agiras bien, dit Maurin. On est assez facilement en querelle avec les juges, sans avoir rien fait de mauvais. Mieux vaut donc ne pas les exciter et les laisser dans leur tort ! Dieu, — je ne le crains pas, s’il y en a un, parce qu’il sait ce je me pense dans mon fond, — mais les juges, ah ! bougre de bougre, mon homme !

Les jours suivants Pastouré se joignait aux deux piégeurs, et les trois chasseurs de bêtes nuisibles narguaient joyeusement les gendarmes.

— S’ils savaient comme tu sens, les gendarmes, pechère ! disait Maurin à Lagarrigue, ils nous retrouveraient vite en nous cherchant à bon vent, sans chien !

Les gendarmes maintenant recherchaient aussi Pastouré, coupable de les avoir égarés à sa suite, en prenant l’habit de mousquetaire. Le pauvre Parlo-Soulet tombait en outre sous la prévention d’un délit caractérisé : « port illégal d’uniforme » car le pourpoint de mousquetaire est un des uniformes officiels des bravadeurs.

Mais les trois habiles piégeurs se déplaçaient sans cesse et couraient dans un maquis si rude que le diable ne s’y serait pas retrouvé.

Pour l’heure on n’entendait plus parler de Grondard.

Quant à Tonia, elle rejoignit plusieurs fois son Maurin dans des agachons qu’il s’était enfin construits à la cime de quelques grands pins séparés par d’énormes distances. Il en avait à Collobrières et à la Garde-Freïnet et partout. Sur les bras énormes et largement ouverts de ces arbres, les plus vieux et les plus rameux qu’il eût pu trouver, ils avaient établi des espèces de plates-formes faites de branchages entrelacés ; et là-haut tout en surveillant les environs, souventes fois, Maurin avait murmuré à sa belle le joli couplet de la chanson du roi d’Aragon[1] :

Y’a ren que lis estélo
Qu’an vis
Lou parèu amourous
Din lou nis.
Lis an vis
Si douna la bécàdo
Coumo d’ôoucèu ôou nis
Si douna la bécàdo
Coumo d’ôocèu ôou nis !

De ces cachettes, les gendarmes eurent connaissance par Grondard qui, têtu, acharné à sa rancune, ne cessait d’épier Maurin.

— Il en a une dans le petit bois de M. de Brégançon. Je l’ai vue.

— Voulez-nous nous y conduire ?

— Je ne me soucie pas de m’exposer… Vous la trouverez aussi bien tout seuls, car le bois est petit ; mais comme il est très épais, j’ai laissé près de la cachette une remarque. Pas loin du pin sur lequel est la cachette de Maurin, au beau mitan du bois, il n’y a que deux ou trois chênes lièges… et dans l’écorce de l’un d’eux j’ai fait au couteau une entaille, et dans l’entaille j’ai piqué une branchette d’arbousier. Elle est piquée du côté qui fait face à la cachette que vous cherchez.

Sandri et un de ses camarades passèrent souvent par là sans parvenir, malgré toute leur bonne volonté à trouver la remarque.

Le petit bois n’était pas si petit qu’avait bien voulu le dire Grondard. Et puis, était-ce bien celui qu’ils avaient cru comprendre ? Un jour ils résolurent de trouver à tout prix la fameuse cachette.

Quand ils la connaîtraient, ils inventeraient quelque moyen d’attirer Maurin dans ces parages ; ils le poursuivraient, d’une façon maladroite en apparence, afin de lui donner le temps de s’y réfugier ; puis ils l’assiégeraient, se croyant certains de le prendre au nid.

Ce jour-là donc, les deux gendarmes partirent allègrement en reconnaissance. Arrivés sur le lieu de leurs recherches, ils se séparèrent afin de battre, dans un même temps, double espace de terrain.

Il fut convenu que chacun d’eux parcourrait avec soin le versant opposé de la colline dite : le bois de M. de Brégançon.

Plus attentifs malgré eux, chacun de son côté, à regarder au sommet des pins qu’à chercher la remarque, la branchette d’arbousier piquée dans le tronc d’un chêne liège, ils s’oublièrent l’un l’autre…

Tout-à-coup, Sandri aperçut le rameau d’arbousier. Il s’avança, c’était bien la remarque. Il appela son camarade ; rien ne répondit.

— Bah ! il reviendra tout à l’heure. Découvrons avant tout le nid du vilain oiseau !

Le nez en l’air, il le chercha longtemps et ne l’aperçut point. À force de lever ainsi le menton, il fut bientôt fatigué. Le cou lui faisait mal. Il résolut de prendre un peu de repos. Il s’assit donc sur la terre, capitonnée de feuilles tombées, et, le dos contre un vieux pin, son imposant chapeau posé près de lui, il s’assoupit.

Il fut réveillé par la chute d’une pigne qui, tombant sur le redoutable chapeau avec un bruit caverneux, le déprima et resta dans la dépression…

Le gendarme regarda la pigne : elle était verte.

— Un écureuil ! dit-il.

Et par curiosité toute naturelle il chercha à voir l’écureuil là-haut, parmi les branches entre-croisées.

Il savait que l’écureuil, à l’instar du vire-pierre, tourne autour des troncs ou des branches de façon à les mettre toujours entre lui et le regard du chasseur. Il tourna donc lui-même autour de l’arbre.

— Le voici, non ! — ici, cette fois… non ! — il me semble bien pourtant qu’il a bougé là-haut… non !… Madone ! s’écria tout à coup intérieurement Sandri, madone ! en cherchant l’écureuil, j’ai trouvé l’oiseau que je cherche ou du moins son nid !

Sandri croyait voir, en effet, tout là-haut, des barres de bois horizontales, rigides, traverser les branches obliques de l’arbre. Toutefois, si ces perches avaient été portées là-haut, elles étaient si habilement masquées par des verdures rapprochées, qu’il doutait encore.

— Allons voir !

Il retira et posa à terre sa tunique, puis se mit en devoir de grimper.

Ce ne fut pas très facile. Cependant, s’étant fait un escabeau d’une grosse pierre, il parvint à atteindre un moignon de branche cassée et se hissa dans l’arbre à la force des poignets… Autre tronçon, un peu plus haut. Il l’empoigna et mit un premier échelon sous son pied. Le reste ne fut plus qu’un jeu… Il s’élevait lentement, mais sûrement…

— Une plate-forme de la largeur d’un lit à deux places : ce doit être ça ! Mais si le bougre dort là-haut, des fois, la nuit, il faut vraiment qu’il s’attache pour ne pas tomber !

Sandri avait bien vu tout d’abord : la plate-forme était faite de soliveaux assez rapprochés, et, entre eux, les intervalles étaient bourrés de feuillages ; quelques menues branches du pin, très feuillues, ramenées de force au-dessous de la construction, la rendaient presque invisible.

— Allons voir comment est fait le domicile de ce satané bandit.

Sandri, arrivé enfin juste au-dessous de la plate-forme, en saisit le bord et s’y cramponna, pesant sur son bras, afin de s’assurer qu’elle était solide…

— Si c’était un piège ? soyons prudent.

Hélas !… à peine ses doigts eurent-ils touché la plate-forme, qu’il fut pris au poignet par une main invisible…

— Si tu appelles, Sandri, ti fouti dabas ! je te fiche à bas ! lui dit Maurin, d’une voix claire et calme.

Sandri, stupéfait et pas fier, ne souffla mot.

La main invisible enroulait une corde autour de son poignet !

— Laisse-toi faire et tu n’auras point de mal, foi de Maurin ! Et avant une heure tu seras délivré.

Sandri, suffoqué, anéanti, préféra se taire. Qu’eût-il dit ? Rien d’utile. Toute défense était littéralement impossible.

— Tu as peut-être peur que je te fusille ? Rassure-toi, je viens de faire un petit voyage à Toulon, et c’est pourquoi je n’ai ni fusil ici, ni chien en bas à mettre à tes trousses. Ne tremble pas. Tu sais que je ne suis ni méchant ni traître. J’aime seulement à galéger, quand l’occasion se présente… comme tu le vois.

Tout en parlant, il lui liait solidement à l’arbre la corde qui lui serrait le poignet.

— Je dois t’expliquer mes intentions pour que tu te tiennes bien tranquille : je vais descendre et me mettre à la recherche de ton pareil… Quand je l’aurai, je lui dirai où tu es. Attends-moi.

Le chasseur quitta Sandri muet de rage, et qui était bien dans la position la plus absurde du monde.

Une fois à terre, Maurin qui, de là-haut, avait vu la direction prise par le second gendarme, alla au-devant de lui, en répétant l’appel de Sandri tel qu’il avait entendu tout à l’heure.

Il s’arrêta, coupa de son couteau-scie une forte branche d’arbousier, bien droite, et s’en servit comme d’une canne… Il ne tarda pas à apercevoir le gendarme.

— Sandri a découvert ma cachette, il vous attend, gendarme.

Bénévole, naïf, un peu sot, le gendarme se réjouit.

Il ne s’étonna pas d’apprendre par Maurin ce que Sandri en personne serait venu lui dire s’il avait été libre de ses mouvements.

Il ne réfléchit pas, dans la première minute. Maurin, pensa-t-il, avait fini par se rendre. Et puis, il semblait si tranquille, ce bon braconnier ! Au besoin, on n’aurait qu’à lui mettre la main au collet… Par précaution cependant, tout en marchant vers Maurin, le gendarme chercha son revolver… À ce moment, il tomba en avant, les deux bras instinctivement étendus… Maurin lui avait fourré son bâton dans les jambes… Un coup de levier… et l’ennemi à terre ! et Maurin assis sur lui, déjà le ligotait.

— Brigand ! prends garde à ce que tu fais !… Ton cas est mauvais !… Nous représentons la loi !…

— Je ne vous en empêche pas, dit Maurin ; et, au fond, je vous respecte. Bon ! voilà qui est fait. Ce n’est pas trop serré, mais c’est solide. Vous n’aurez de libre que les jambes. En avant, marche !… Bigre ! vous oubliez à terre votre revolver… Attendez, que je m’en charge.

Il prit le revolver et conduisit son homme en laisse jusqu’au pied de l’arbre dans lequel, tout là-haut, était attaché Sandri.

— Regardez cet oiseau, quillé à la cime !

— Oh ! fit le gendarme.

— Écoutez-moi bien, je ne vous en veux pas. Je me méfie, voilà tout, parce que, si je vous en croyais, je coucherais ce soir en prison… et je ne suis pas un oiseau de cage.

— Rira bien !… dit le gendarme.

— C’est entendu… Là, mettez votre dos contre cet arbre ; bien. Je vais vous y amarrer de quelques tours de ficelle.

« Là ! les pieds aussi, là… bien entortillés, bon !

« Tous les nœuds à vos jarrets, comme ceci… beaucoup de nœuds par exemple, parce qu’il faut ça… Maintenant, voyez comme je suis aimable ! Je pose votre revolver ici, à vingt pas de vous… là… Et puis… c’est le bouquet… remerciez-moi : je vais vous détacher les bras. Après cela je m’en irai. Quand vous aurez les bras libres, vous pourrez vous-même délier vos jambes… Vous y mettrez un peu de temps, parce qu’il y a beaucoup de nœuds, et il y a beaucoup de nœuds pour que vous y mettiez le temps, vu que je veux être loin d’ici quand vous aurez repris la liberté de vos pattes. Alors, vous grimperez à l’arbre et vous délivrerez à son tour ce pauvre Sandri, qui doit bien s’ennuyer là-haut, dépareillé comme il est.

Quand il eut amarré à sa convenance le pauvre gendarme, il se plaça devant lui et lui faisant un profond salut :

— Jusqu’à l’honneur de se revoir !… Adessias !

Et levant le nez :

— Adieu Sandri… ne tombe pas !… Au revoir !

Sandri, héroïque rageusement, ne proféra pas un mot, n’eut pas un soupir.

Maurin s’éloigna, puis, revenant sur ses pas, tandis que le gendarme d’en bas commençait déjà à attaquer fiévreusement les nœuds multiples qui enserraient ses genoux et dans lesquels il s’embrouillait à force de hâte :

— Écoute, ami Sandri, tu me connais : je suis homme de parole. Si tu veux que cette histoire ne soit pas célèbre, ne la raconte pas. Je sais bien qu’elle pourrait me mener loin, mais aussi elle nuirait à votre avancement à tous deux… Je suis brave homme, qué ? Je te promets de ne m’en flatter que si tu t’en vantes.

Et il s’en alla en chantant :

J’ai rencontré ma mie,
Lundi ;
Elle s’en allait vendre
De la fumée ;
Lundi, fumée, tôou !
Retourne-toi, ma mie.
Retourne-toi, qu’il pleut !

J’ai rencontré ma mie,
Mardi ;
Elle s’en allait vendre
Du lard
Mardi, lard, lundi, fumée, tôou
Retourne-toi, ma mie,
Retourne-toi, qu’il pleut…

Et quand il eut ainsi chanté, en sept couplets, chacun des jours de la semaine… il recommença…


  1. Chef-d’œuvre du félibre Félix Gras.