E. Flammarion (p. 114-124).

CHAPITRE XIV


De l’influence du tabac sur les habitations lacustres vers la fin du xixe siècle et où l’on pourra suivre le fil de la mystérieuse complicité qui relie parfois les délinquants aux représentants de l’ordre et des lois.

La plaine de Fréjus, estuaire de l’Argens, est un vaste terrain marécageux, baigné par la mer qui vient y mourir sur l’immense courbe d’une plage de sable. Ces fouillis d’ajoncs et de roseaux qui obstruent les bords de l’Argens, marécages et ruisseaux, convient à la halte les oiseaux migrateurs. C’est dans cette plaine que Maurin maintenant cherchait, pour son prince russe, flamants, cormorans, sarcelles, ibis, grues, hérons, le martin-pêcheur, et la mal-mariée blanche et noire, plongeuse émérite… Littéralement elle vole entre deux eaux, ramant à la fois de ses pattes palmées et de ses ailes aussi largement ouvertes que rapidement refermées, et elle vole ainsi plus vite que si elle nageait dans l’air.

Quelques fermes entourées de culture se dressent çà et là dans la plaine. Et beaucoup de fermiers exploitent de petites plantations de tabac.

De tous les points de la plaine de Fréjus on aperçoit, au nord, les Maures grises au pied desquelles dorment des villages pittoresques : Claviers, Bargemon, Seillans, Calas.

Au nord-est, les dentelures rougeâtres du mont Vinaigre cachent le col de Tende, dont on aperçoit les neiges du haut de Notre-Dame-des-Anges dans les Maures.

Au nord-ouest, les contreforts des Maures qui se terminent brusquement par des roches taillées à pic au pied desquelles est le village de Roquebrune.

Dans ces roches hautes et verticales, s’ouvrent de profondes crevasses, véritables cavernes accessibles seulement aux martinets, aux chats-huants et aux busards.

C’est dans la plus spacieuse de ces cavernes, qu’avaient imaginé de s’installer très pratiquement, à l’abri de tout regard indiscret, les contrebandiers de tabac.

La surveillance de l’État sur la culture du tabac est active et rigoureuse. Le cultivateur doit faire le dénombrement exact de ses plantes que visite, plusieurs fois par an, un inspecteur attentif. On sait que l’amateur de jardins qui désire posséder quelques plantes de tabac ne peut pas en posséder plus de six. On lui en tolère sept.

Lagarrigue s’était fait le chef d’une troupe de contrebandiers de tabac.

Lagarrigue, ancien piégeur à peu près hors de service, attrapait bien encore quelques lapins et quelques lièvres au collet dans les collines de Saint-Aigulf, sur les coteaux des Maures, mais il vieillissait et ses infirmités le retenaient souvent au logis.

Logis bizarre, qui était une ancienne roulotte de bohémiens, comme l’avait dit Saulnier. La roulotte dormait là, comme une épave, presque au bord de la mer. Les angles de cette boîte disloquée n’étaient plus à l’équerre. Ses quatre roues, qui n’avaient plus tourné depuis longtemps, posaient sur de grosses pierres plates, et huit rochers les calaient. Un tuyau de cheminée, en fer noir, la coiffait de travers, jetant des fumées épaisses, qui provenaient de feux singuliers, alimentés de vieux détritus de toute nature, de déchets bizarres, de torchons et d’éponges.

La porte s’ouvrait au midi sur une vraie terrasse de bois, soutenue par de hauts pilotis.

Par les gros temps d’hiver, quand les grandes eaux de la mer et de la rivière, se mêlant, envahissaient toute cette partie de la plaine, la roulotte était une véritable habitation lacustre.

Du reste Lagarrigue avait été, dans les derniers temps de son oisiveté, un lacustre.

Où ? à Toulon. On voit encore, à Toulon, dans le port marchand, quartier de la Rode, tout un hameau établi sur l’eau. Hameau composé de sept à huit vieilles embarcations, dont trois ou quatre chalands de quinze mètres de longueur, achetés au rabais par de pauvres pêcheurs et sur lesquels ils ont construit des huttes de bois et de maçonnerie.

On trouve là des intérieurs meublés comme des maisons terrestres ; et rien de plus singulier que la vie de ces lacustres du xxe siècle.

Dans un recoin du bateau, un petit jardin potager de deux mètres carrés… quelques salades, un rosier, des chrysanthèmes.

Les chiens du bord, qui ne vont jamais à terre, jappent avec frénésie à l’embarcation qui passe ; les chats vivent là en véritables robinsons, sans aucune nouvelle des rats de la terre. Et tout autour des habitations lacustres, de hauts piquets, émergeant de l’eau, supportent, suspendues à des cordages, des caisses de bois et des corbeilles qui baignent dans la mer et où vivent des huîtres, des praires, où pullulent des moules par grappes énormes.

La nuit, les plus hardis de ces pêcheurs s’aventurent parfois sous les navires de la rade et jusque dans l’arsenal pour y chercher le trésor défendu, les moules de l’État !

Lagarrigue, une nuit d’été, au moment où, tout nu, il nageait silencieusement autour d’un bac, dans l’arsenal, avait reçu d’un douanier un coup de sabre qui lui avait ouvert dans l’épaule une plaie terrible. Malgré l’horrible douleur que lui causaient et la blessure et la brûlure de l’eau salée, Lagarrigue avait plongé aussitôt pour ressortir de l’eau assez loin de là, à l’abri d’un tournant de quai ; et, perdant son sang à flots, invisible, héroïque, sans une plainte, sans un soupir, il avait regagné, hors de l’arsenal, son embarcation, qu’il avait confiée à son jeune fils.

À la suite de cette blessure, qui n’était pas la première qu’il eût reçue dans des circonstances à peu près semblables, Lagarrigue avait quitté Toulon et cherché une occupation qui fût dans ses moyens. C’est alors qu’il avait inventé sa manière frauduleuse d’exploiter la culture du tabac.

Il s’était donc placé dans le voisinage des cultivateurs de Fréjus et avait arrangé son habitation nouvelle un peu à l’image de celle dont il avait l’habitude. Bon calcul. Il avait fait des inondations malignes ses alliées ; on ne l’abordait pas comme on voulait ; et lui qui connaissait les moindres reliefs du terrain, il pouvait sortir de sa hutte et gagner la terre ferme par tous les temps, en toutes saisons. Il avait en outre, dans des recoins de son choix, deux ou trois petites embarcations plates, hors d’usage pour tout autre, dans lesquelles néanmoins il passait l’Argens à sa guise. Avec les mêmes barques il explorait les marais où il cachait, au besoin, pour quelque temps, un outil compromettant, un paquet de feuilles de tabac, peut-être le fruit d’un larcin.

Malin, loin d’afficher le désir de n’être pas visité chez lui, il avait suspendu au-dessus de sa porte un « rama ». Un rama est une énorme boule de verdure qui se trouve parfois dans les pins des Maures, sorte de maladie, de loupe de l’arbre, ballon ligneux couvert de branchettes avortées et de feuilles rudimentaires.

Le rama suspendu au-dessus d’une porte signifie que là on trouvera, moyennant un juste prix, à boire et même à manger. Lagarrigue payait patente !

Mais personne n’accostait jamais l’échelle de Lagarrigue. Son rama n’était qu’un mensonge utile. Cela lui permettait d’appeler parfois un garde ou un douanier : « Venez boire un coup d’aïguarden. Vous n’avez donc pas vu mon rama ? » En appelant ainsi les passants dangereux, c’est-à-dire les représentants de la loi, Lagarrigue se flattait d’éviter le péril de leur curiosité. Et il jugeait bien.

— Oh ! Lagarrigue ! cria Maurin au bas de l’échelle.

La voix de Lagarrigue, de l’intérieur, répondit :

— Òou !

— Rappelle ton chien.

— Ici, Rognon ! — Qui es-tu, toi ?

— Je suis Maurin.

— Maurin des Maures ?

— O (oui) !

Lagarrigue apparut.

— Que veux-tu, calignaïré (amoureux, galant) ? tu as donc vu le rama, mon homme ?

— Je savais qu’il y était.

— Et tu ne t’es pas enfoncé jusqu’au genou ?

— Le marais me connaît un peu.

— Monte, que tu boiras un coup.

— J’ai beaucoup à te parler.

— Monte.

Le lit : une étroite caisse longue pareille à un cercueil rectangulaire, emplie de paille, et sur laquelle gisait un monceau de haillons pour couverture. Quelques filets, une fouine à prendre les oursins, de misérables engins usés, rouillés, de menues épaves, ramassées sur la plage, rejetées par les navires au large, bouchons, planchettes, barils ; des étoiles de mer desséchées ; des carcasses de crabes, une carapace de tortue de mer, un bec de cormoran, des squelettes d’oiseaux blanchis par le soleil. C’était l’intérieur d’un chiffonnier de la mer. Au mur, un fusil à deux coups à percussion centrale, luisait luxueusement dans ce sordide milieu. La fenêtre carrée avait des vitres claires, car il faut voir distinctement ce qui se passe au dehors…

Par cette lucarne, plus d’une fois, Lagarrigue avait tué pluviers ou canards, et gagné sa journée d’homme.

— Tu es bien ici, pour la chasse au marais, dit Maurin.

— Pour la pêche et pour tout, dit Lagarrigue.

L’homme était vêtu, en vérité, de sa misère. On eût dit, vivante et mouvante, la loque qui couvrait son lit.

Sous la paille qui emplissait le lit, Lagarrigue prit une bouteille à demi pleine : et sur une étagère étroite, au-dessus de sa cheminée de fonte, deux grands verres.

— Oh ! là ! tu me griserais, dit Maurin, je bois tout juste quand j’ai soif.

L’homme se servit largement.

— Qu’est-ce qui t’amène ?

— J’ai un service à te demander.

— Moi un autre, ça va bien. Qu’as-tu à me dire ?

— Mon fils est chez toi, dit nettement Maurin, mon fils Césariot.

Lagarrigue regarda Maurin :

— Oui ; et alors ?

— Je voudrais le voir.

— Je sais, Maurin, dit Lagarrigue que tu as de l’honneur, et que tu ne me trahiras pas.

— Si je te voulais livrer, je ne viendrais pas te voir.

— Tu connais donc l’endroit où est « notre usine » ? Personne ne s’en doute.

— Si.

— Et qui donc ?

— Plusieurs.

— Par qui la connais-tu ?

— Qu’est-ce que ça te fait ?

— Et où est-ce ?

— Dans la grotte la plus haute de Roquebrune.

— Ah ! diable ! alors il faudra déménager !

— Pourquoi ? ceux qui savent ne diront rien. Tu peux attendre. Quand verrai-je Césariot ?

— Cette nuit, si tu veux, mais j’ai besoin, en échange, d’un service.

— Lequel ?

Lagarrigue s’expliqua.

Une bande de bohémiens, qui n’étaient pas tous de Bohême, s’était établie à demeure dans un bois des Maures, entre la Verrerie et la forêt de Brégançon. Ce bois appartenait à M. de Siblas, de Port-Cros. Les bohémiens, tels des pionniers, avaient abattu nombre de pins, et sur la place nette ils avaient construit non pas des huttes, mais de véritables maisons de bois ; ils s’étaient établis là comme en pays sauvage ou comme en pays conquis, pour un temps indéterminé. Ils n’entendaient pas repartir de sitôt. L’endroit leur convenait. Ils étaient une quarantaine. Leurs habitations formaient un véritable village à proximité des mines de cuivre des Bormettes ; et ces conquérants faisaient plus d’un petit commerce louche, avec les mineurs pour clients. Mais l’autorité s’était émue. On voulait les déloger, ils s’indignaient. Et avec raison, disait Lagarrigue. Quel mal avaient-ils fait ?

Quelques arbres coupés valaient-ils bien qu’on s’attirât leur mécontentement ? Ce n’est pas comme voleur de pignes, c’est pour le manger en gibelotte qu’on chasse l’écureuil. Il eût fallu trente ans de séjour pour que l’endroit leur appartînt. On pouvait bien les tolérer là quatre, ou cinq, ou vingt ans. Si on les irritait, ils partiraient certes, sous la menace des gendarmes, mais ils ne partiraient pas sans vengeance. Ils mettraient le feu aux bois de par là ; mille ou cinq mille hectares de bois flamberaient. Alors il n’y pourrait rien, lui Lagarrigue, car il serait trop tard. Mais il était temps encore de prévenir un tel malheur. Comment ? En obtenant la tolérance de M. de Siblas. Lagarrigue avait entendu dire que Maurin, dans ses battues au sanglier, avait conduit le préfet. Il demandait à Maurin peu de chose ; quoi ? que Maurin prévînt ce préfet, que ce préfet conseillât, comme il fallait, M. de Siblas…

Et ainsi, Lagarrigue comptait traiter de puissance à puissance avec les autorités constituées.

— Parle-lui, au préfet, acheva-t-il en ricanant, toi qui es roi en république, le roi des Maures comme on t’appelle.

— Je parlerai, dit Maurin, mais que diable as-tu à faire de tes boumians ?

— Ça, dit Lagarrigue, c’est le commerce. Il me faut, des fois, des hommes sûrs, pour transporter mon tabac, le vendre…

— Je comprends, dit Maurin, mais tu as là un fichu métier !

— Il faut bien lever sa vie.

— Et comment as-tu du tabac ? Tu ne le voles pas, j’espère ?

— Pour qui me prends-tu ? je l’achète.

— À ces gens établis ? à ces gros fermiers ? à ces bourgeois qui paient l’impôt ?

— C’est parce qu’ils payent l’impôt qu’ils veulent le regagner. C’est pour être de plus gros bourgeois qu’ils m’estiment.

Et d’un air malin, Lagarrigue, qui avait navigué à l’État et connaissait sa mappemonde, montrait à Maurin un journal graisseux qui enveloppait un reste de vieux fromage de Hollande.

— Regarde. Les plus gros s’en mêlent. Les ' contrebandiers de la haute font la contrebande de l’argent. Puisque Panama maintenant est en France, la Havane, collègue, peut bien être dans les Maures.

— Ces gros-là ont mal fini, songes-y.

— Je le sais bien. Caboufigue tremble, à cette heure.

— Tu pourrais mal finir.

— Et pourquoi, dit Lagarrigue avec un gros rire faux, ne finirais-je pas comme un bourgeois ?

— Mais enfin, comment t’y es-tu pris avec les cultivateurs ?

— Voici l’affaire, donc. Je ne les ai pas réunis, certes ! J’allais chez eux en secret. Après l’un l’autre. Mais par exemple j’y allais un peu mieux habillé qu’aujourd’hui, parce qu’aujourd’hui il faut que j’aie l’air plus pauvre. Et je leur disais : « Avant que la feuille soit mûre, et avant que l’inspecteur fasse sa tournée, je viendrai chez vous pour cueillir par ci par là une feuille verte, rarement deux, sur un certain nombre de vos plantes. Je me charge d’arranger la section de la tige de façon à ce que la feuille semble avoir disparu par l’effet d’une maladie. J’ai pour ça des manières à moi, que des boumians m’ont apprises. Mon secret est mien. Je ne vous le vends pas ; faites l’essai de mon adresse. J’emporte quelques feuilles ; je vais donner à quelques-unes de vos plantes l’air d’être malades. L’inspecteur bientôt passera. S’il ne dit rien, nous opérerons en grand l’année prochaine. Il faut savoir attendre. » Ce fut fait, mon ami. J’ai, chaque année, ainsi, une grosse récolte de tabac qui échappe à l’impôt et, pour cette raison, rend davantage au cultivateur, et moi, je lève ma vie. On sèche, on assemble en carottes, on coupe, on râpe, dans ma grotte de Roquebrune dont le loyer ne coûte rien. L’affaire marche… Où dîneras-tu ?

— J’ai mon carnier bien garni à ton intention, dit Maurin. Attendons ici la nuit.