E. Flammarion (p. 94-99).

CHAPITRE XI


La métaphysique de Pastouré.

La mère de Maurin se mourait dans sa vieille cabane de planches, au milieu de la plaine de Cogolin, non loin de la mer, sous les grands pins parasols.

Maurin, assisté de Pastouré, veillait auprès d’elle.

— Pastouré, dit-il, va chez M. Rinal, chercher mon fils Bernard et tu iras après chez le prince chercher ma fille Thérèse… Ils verront mourir la grand’mère.

Pour Césariot, il ne se reconnaissait pas le droit de l’appeler, vu que la grand’mère ignorait l’existence du garnement.

Pastouré partit et ramena Bernard. Il repartit et ramena Thérèse.

— Mère, dit Maurin, voilà vos petits-enfants. Ils viennent vous embrasser.

— Je les bénis ! murmura la vieille, de sa voix fragile.

Et elle mourut.

— Pastouré, dit Maurin, nous allons l’enterrer au cimetière de Cogolin. Cours chez le voisin Labigue ; tu lui diras de nous prêter sa charrette, son cheval et ses harnais neufs. Sur la charrette nous mettrons le cercueil. Fais vite.

Pastouré sortit. En son absence, le médecin de Cogolin fit le nécessaire, alla à la mairie, déclara le décès, prévint deux amis dont Maurin désirait la présence, et, le lendemain, eut lieu l’enterrement.

Le cercueil était sur la charrette soigneusement nettoyée, mais où pourtant se voyaient encore quelques traces rousses de bon fumier et, dans les jointures des planches, quelques grains d’avoine.

Pour faire honneur à la morte, Labigue avait prêté toutes ses bêtes ; devant le cheval limonier était un mulet et devant le mulet, en flèche, un petit âne. Et les trois bêtes portaient leurs harnais neufs, bien cirés, dont les clous de cuivre reluisants formaient des ronds et d’autres jolis dessins. Les deux amis que le médecin avait prévenus étaient là, vêtus de leurs meilleurs habits ; ils se mirent derrière la charrette que conduisait Maurin, à pied. Et, devant les amis, marchaient Bernard et Thérèse. Pastouré avait fait venir son fils Firmin, beau gars de vingt-cinq ans, qui marchait près de Thérèse et qui la trouvait à son gré. Car l’amour travaille même devant la mort. Pastouré, lui, cheminait à côté des brancards, tenant en main, sous la clarté éblouissante et blanche du plein soleil de midi, le fanal de l’étable, allumé pour veiller la morte, et dont la flamme jaunâtre était toute perdue dans les rayonnements du soleil.

Ainsi on allait, sur la route large, et le conducteur de la diligence qui, de Cogolin, retournait à Saint-Tropez, en croisant l’enterrement, le salua du fouet. Les voyageurs, dans la diligence, ôtèrent leurs chapeaux et les femmes qu’on rencontrait faisaient de grands signes de croix.

Et tous les gens du cortège se taisaient, mais, de temps à autre, se croyant seul, sans doute à cause du grand silence de la mort, Pastouré s’oubliait, gesticulait, abaissant, levant sa lanterne, et à demi voix se murmurait à lui-même :

— À pied ou en charrette, couché dans la boîte et jambes raides ou marchant à côté et remuant les pieds, où allons-nous, tous ? Au même endroit… au trou. D’où viens-tu ? de la terre. Où vas-tu ? à la terre. Ainsi disent les boumians (bohémiens), et ils disent bien. Le pauvre y va. Le roi y va. Pourquoi, en chemin, se faire tant de misères ? Ta peine est grande, collègue ; pourquoi te l’augmentes-tu ? Tu avais le temps d’être heureux des choses, et tu te les es gâtées. Qu’y a-t-il avant ? qu’y a-t-il après ? Terre devant, terre derrière. Les curés disent qu’on recommence à vivre. Je calcule que c’est fini. Quoique, à la vérité, ce ne serait pas plus bête de revenir que d’être venu. S’il y avait quelque part de la justice, on la verrait et on ne la voit pas. Ma lanterne, en ce moment ici, ne me sert guère, puisque le soleil luit. Dans la nuit pourtant elle me servirait. Mais que me montrerait-elle que le soleil ne m’ait montré ? Enfants nous venons, enfants nous partons. La vieille est morte. Elle ne savait plus rien des choses de ce monde, la pauvre vieille, et cependant elle ne voulait pas mourir. Et pourquoi ne voulait-elle pas mourir ? Pour apprendre ! et on n’apprend rien ! Et si demain, et après-demain, et toujours, il fallait vivre… est-ce que moi je l’accepterais volontiers ? Non, ma foi ! foi de Pastouré ! Ce serait trop toujours la même chose… Toujours chercher des bécasses et toujours rencontrer des procès-verbaux ! C’est trop de souffrances. Le peuple souffre. Le peuple meurt. Les rois souffrent. Les rois meurent. Le pape souffre. Le pape meurt. Qu’est-ce que j’éclaire avec ma lanterne ? Rien. Je ne vois jamais qu’un dieu : le soleil, mais je le verrais sans ma lanterne. Ma lanterne ne me montre rien que le soleil ne m’ait montré, et le soleil me montre même ma lanterne !… Voilà enfin le village et voici le prêtre qui vient à ta rencontre, grand’mère ! tu n’es pas loin du seul repos…

Elle en était plus loin que ne le croyait Pastouré. Des gens en foule venaient du village au-devant de Maurin, mais parmi eux les gendarmes, qui avaient reçu des ordres.

À cause du peuple qui l’aimait et qui venait au-devant de sa douleur, Maurin dut faire halte et avec lui tout son monde.

Alors, l’un des gendarmes, ayant salué la morte, dit à Maurin, sans trop s’avancer :

— Maurin, je suis forcé de vous arrêter. C’est pour l’affaire des marais d’Hyères.

Le peuple murmura.

Maurin releva la tête, farouche :

— Aujourd’hui, dit-il, ce n’est pas possible. Demain tant que vous voudrez.

Le gendarme fit mine d’avancer. Mais Maurin :

— Allez-vous-en pour la minute ! que si vous en demandez trop, je cesserai de me commander.

Il avait si terrible mine que le gendarme pâlit, n’osa insister et recula d’un pas.

— Laissez-moi enterrer ma mère, reprit Maurin, d’un ton doux.

Les gens, très nombreux, grondaient contre le gendarme… « Ce n’est pas possible. Il fait du zèle. On ne lui a pas donné des ordres pareils. On n’arrête pas un homme devant sa mère morte ! »

Heureusement M. le maire parut. Il dit quelques mots aux gendarmes qui se retirèrent.

Et Maurin put ainsi enterrer sa mère tranquillement. Dès que les prières du prêtre furent achevées, Maurin, avec la complicité de tous les assistants, disparut, et Pastouré, éteignant sa lanterne, ramena chez leur maître bêtes et charrette ; puis le lendemain, chez le prince, Thérèse ; et chez M. Rinal, Bernard.

Maurin, pas moins, de nouveau courait la broussaille, et les plaintes en justice contre lui allaient grossissant.

Et, tout seul, Pastouré s’en revenant de Bormes, ronchonnait :

— Que me dirai-je à moi, maintenant ? Ferme ton vieux bec, faisan malade. Imite le lièvre au gîte qui ne dit rien. Le lièvre une seule fois parle : c’est quand il crève. Mais alors il crie comme un rat, sachant qu’il n’a plus rien à perdre, quand même il raconterait tout, tout ce qu’il a vu et tout ce qu’il sait. Nous revoilà chasseurs chassés. Il est tout de même, — des fois qu’il y a — bon comme le bon pain, le bon peuple ! As-tu vu, Pastouré, comme ils étaient prêts, ceux de Cogolin, à défendre Maurin du bec et des ongles ? Et as-tu vu comment a salué le gendarme ? Il saluait à cause de la mort. Et à cause de la mort le peuple devenait bon et brave. Et c’est pourquoi je calcule que la mort est une fameuse chose, puisqu’elle fait ce miracle que le peuple, à cause d’elle, devient brave et bon ; et que, à cause d’elle, le gendarme devient poli. Il a raison, M. Rinal, quand il dit à Maurin qu’il faut aimer la mort et que le travail de la mort est un fameux travail. Attends donc avec patience, l’ami ! La terre ne manquera pas.