E. Flammarion (p. 54-60).

CHAPITRE VI


Le grand électeur Maurin prépare les élections.

Pour venir à pareille réunion, Maurin avait fait un brin de toilette. Il portait sa moins vieille veste, qui semblait neuve. Sa chemise molle était bien propre et ses souliers « pour aller en ville » avaient été nettoyés de sa main. À travers sa barbe sarrasine, naturellement rare, courte et frisottée, on pouvait suivre la ligne noble de son menton et de ses joues. Ses mains, qui depuis des années ne maniaient guère que le fusil, étaient sèches et nullement lourdes. Tel, la taille bien prise, le regard ouvert et intelligent, il plaisait à la Parisienne, grande lectrice de livres galants… Ce ne serait pas la première fois que des princesses aimeraient des bergers… Maurin, qui avait quelques raisons de penser de la sorte, fut son voisin à table et ne se gêna guère pour la regarder trop aimablement.

— À Maurin les honneurs, dit Cigalous levant son verre.

— Aux dames tout honneur ! dit Maurin.

On se saluait de temps en temps et l’on buvait du vin de San-Clar.

Halbran, son tablier relevé, sa casquette aplatie sur le front, un peu gros et réjoui, avait consenti à mettre en poche sa pipe de terre, culottée depuis quinze ans ; et en servant lui-même les plats qu’il avait apprêtés, il avait un mot aimable et familier à l’adresse de chaque convive.

On causa enfin des élections.

Avant tout, il faudrait se méfier de Poisse qui avait un pied sournois, dans la réaction.

Il y aurait bientôt un congrès où toutes les communes enverraient leurs délégués. Le congrès déciderait si on aurait finalement un candidat unique ou plusieurs. Un candidat unique vaudrait mieux, mais comment empêcher les candidatures multiples de se produire ? Aucun des délégués ne consentirait à abandonner son candidat, chacun d’eux croyant ou feignant de croire, par intérêt individuel, que son candidat est le meilleur. Ceci dit, quelles étaient les chances respectives des candidats ? Vérignon, de l’avis unanime, en avait de grandes. Quant à la candidature de M. Siblas, elle empêcherait les voix réactionnaires d’augmenter les chances de Poisse. Pour Caboufigue, il avait promis de ne pas se présenter. On avait sa parole. Le fils Caboufigue fit semblant de ne pas entendre. Maurin le regarda de travers.

Restait M. Labarterie. Celui-là, malgré les mérites qu’on parut lui accorder, par pure politesse, n’avait aucune chance. On lui conseillait de se retirer.

— Voyez-vous, lui dit Maurin, dans notre pays, on ne veut plus guère de Parisiens, même si célèbres que vous voudrez. On veut pour députés des gens d’ici, comme Vérignon. Et encore, il les faut connus d’une certaine manière, connus dans les villages et dans les campagnes. Vérignon a écrit dans les journaux d’ici et de Marseille, qu’on lit à la veillée, et il écrit les choses de telle manière que tout le monde le comprend. Il galège des fois le gouvernement avec des paroles de notre parler patois, et ça sert, plus que tout, l’honnête homme qu’il est.

— Bien dit, Maurin ! fit Cigalous.

M. Labarterie déclara qu’il verrait, qu’il se réservait. Alors, pour être utile à son mari, Mme  Labarterie se fit, avec Maurin enchanté, de plus en plus aimable ; mais lui il pensait : « Je voudrais bien de la femme, mais du mari, je n’en veux pas. Ah ! je comprends pourquoi il portait, à la battue des sangliers, une si haute casquette ronde. Ça lui cache les banes (les cornes).

Et sa tempe souriait sans que cela lui enlevât rien de son air de jeunesse.

— Que dites vous de cela, Noblet ? demanda M. Rinal.

— J’avais, répliqua M. Noblet, pensé à me présenter, mais M. Cigalous, à qui j’en parlais l’autre jour à Cavalière où un ami m’a présenté à lui, m’a répondu justement ce que vous venez, monsieur Maurin, d’expliquer si bien.

— Vous êtes, dit M. Rinal à M. Noblet, un des plus grands noms français de la science, un écrivain éminent, un philanthrophe aimé. Vous avez fait des découvertes admirables qui ont porté votre renommée scientifique dans les deux mondes. Vous défendez activement la plus grande des causes humaines, celle de l’arbitrage entre nations, qui rendra les guerres difficiles et rares, sinon impossibles. Ce serait l’honneur du département de vous avoir pour député…

M. Noblet s’inclina :

— Si l’on me nommait, dit-il, je dévouerais ma vie à la cause de la République, tout en renonçant à regret, du moins pour un temps, à mes chères études scientifiques et je servirais peut-être utilement à la Chambre la cause de l’arbitrage. Elle a besoin de représentants qui aient l’oreille des pouvoirs publics… mais j’ai compris l’objection qui vient d’être formulée… et je crains…

— Pardonnez-moi, faites-moi excuse si je vous interromps, dit Maurin, vous avez raison de craindre. Ne vous cherchez pas des ennemis. Les gens d’ici, voyez-vous, ne vous connaissent pas…

— En êtes-vous sûr ? demanda M. Rinal.

— J’en ai une preuve, fit Maurin.

— Laquelle ?

— C’est que moi, qui suis bien d’ici, je ne le connais pas ! et je connais Vérignon. Je ne lis guère, c’est vrai, mais cependant des fois, souvent même, on me lit le journal et puis l’on cause aux veillées… Eh bien, je ne vous connaissais pas, monsieur Noblet… Et puisque M. Rinal dit que vous êtes ce que vous êtes, je calcule que ce serait dommage d’avoir sur votre nom un vote de rien du tout ; et cela même, je calcule, ne ferait pas honneur à nos contrées.

— C’est juste ! appuya Cigalous. Je vous l’ai dit, monsieur Noblet, exactement ainsi.

— Aussi, me suis-je retiré. Nous venons de contrôler la justesse de vos quasi-résolutions préalables. Je suis venu pour entendre ces choses et — ce qui me sera possible puisque j’habite souvent le pays, — pour vous aider en camarade si je ne puis me battre en candidat.

— Tous les bourgeois, tu vois, Maurin ! remarqua Cigalous, ne sont pas ce que des fois tu penses qu’ils sont tous. En voici un des plus riches, et des meilleurs. C’est ça, Maurin, la belle race ; c’est ceux-là qui devraient être pour notre peuple les modèles, tu dois le comprendre.

— Je sais bien, dit Maurin, qu’il y en a de ceux-là, mais je n’ai pas eu beaucoup occasion, jusqu’ici, d’en voir… Et, ajouta-t-il galamment, je les reverrai, s’ils veulent, avec plaisir.

« Pour cela, monsieur le maire, vous leur demanderez quelque jour s’il leur plaît de faire avec moi une partie de chasse ; je leur ferai tuer lapin ou lièvre, et j’aurai le bonheur, j’espère, de les entendre un peu parler.

— Oh ! oui, s’écria étourdiment Mme  Labarterie, arrangeons une partie de chasse !

— La chasse est fermée, dit le maire.

— Elle rouvrira, répliqua Labarterie, qui voulait, en toute occasion, complaire à sa femme.

— Prenons jour, insista Maurin, pour l’ouverture, si vous voulez… tous ceux qui sont ici.

— C’est conclu, déclara Cigalous…

On trinqua à la ronde ; il reprit :

— Et enfin, pour en revenir à la politique, voici ce qu’il faut que tous sachent ici, et toi Maurin en particulier : M. Noblet, en se retirant de la lutte, offre de faire pour notre candidat préféré, Vérignon, qui n’est pas riche, la moitié des frais d’élection !

— Monsieur Noblet, dit Maurin noblement et tout debout, un bourgeois console d’un autre. Et j’en ai vu d’autres, quand ça ne serait… mais motus ! Paix aux cadavres !… J’ai vu aussi un noble, l’autre jour, qui m’a fait plaisir à voir et à entendre, et c’est M. le comte de Siblas. Il sait qu’il sera battu, mais sa candidature devant servir celle de Vérignon (parce qu’elle prendra les voix réactionnaires que Poisse, sans cela, aurait pour lui), M. de Siblas reste candidat : « Si mes amis politiques n’arrivent pas, je veux voir arriver du moins des hommes de caractère. » Voilà ce que m’a dit M. de Siblas, et comme il me l’a dit, je vous le mets dans la main.

— Eh bien, opina M. Rinal, buvons à M. de Siblas !

— Prends garde, dit en riant Cigalous à Maurin, on dira que tu pactises avec l’aristo.

— Ah ! ah ! s’écria Maurin ! je ne crains pas ça ; on me connaît… Et à présent, Halbran ! ajouta-t-il, fais-nous un bon café, un café à réveiller un mort.

— Apporte tes plus vieilles liqueurs… À demain la politique, dit Cigalous, et toi, conte-nous, Maurin, une de tes galégeades.

— Eh bien… dit Maurin… en voici une bonne…

Mais il s’arrêta…

— C’est que… dit-il, il y a des dames.

— Ma femme, dit Labarterie, est mariée.

— Comme de juste ! interrompit Maurin.

— Et, poursuivit M. Labarterie, elle est chasseur elle-même. Au dessert une histoire drôle n’est pas pour lui faire peur.

— Offrez-moi donc une cigarette, dit Mme  Labarterie, et allumez vos pipes, messieurs. Les femmes de candidats doivent être intrépides.

— Sans pipe, Cigalous mourrait, affirma judicieusement Maurin. Mais moi, les jours de fête, une cigarette me plaît. Quand j’ai la cigarette ou la cassie au bec… je me semble une jeune fille !

Il s’abstenait de la pipe, pensant mieux plaire à la dame. On buvait, on fumait ; la conversation était générale. Pastouré, silencieux, regardait Maurin qui depuis un instant riait tout haut, sans rien dire.

— Je vois, dit l’un des Bormains, — le nommé François Marlusse, natif de Bandol, — que tu veux la conter, ton histoire, Maurin ? C’est celle du scaphandre peut-être ?

— Justement ! dit Maurin, c’est à celle-là que je pensais.

— Le scaphandre ! le scaphandre ! dit Caboufigue le fils qui n’avait pas parlé beaucoup jusque-là.

— Le scaphandre ! le scaphandre ! criait en riant et poussant la fumée de sa cigarette avec une moue de ses jolies lèvres rondes, Mme  Labarterie.

Et tous, animés et joyeux, criaient en chœur :

— Le scaphandre ! le scaphandre !

— Aï ben dîna ! j’ai bien dîné ! affirma Mascurel.

— De meilleurs dîners, on n’en peut pas faire : on n’en peut pas faire, de meilleurs dîners, fit Lacroustade.

Et il se mit à rire :

— Coin ! coin ! coin !

Animés par les bons vins de San-Clar, tous, volontairement ou non, se prirent à imiter les canards qui n’aiment que l’eau… Et cet éclat de rire aquatique faisait trembler les vitres… Quand ce joyeux vacarme eut prit fin, Maurin s’apprêta à commencer son histoire :