E. Flammarion (p. 6-14).

CHAPITRE II


Pour écouter l’histoire des amours d’une chienne de chasse et d’un loup, le don Juan des Bois oublie ses propres amours.

Maurin, le cœur léger, car les démarches de M. Rinal avaient réussi et toutes ses affaires étaient classées — autant dire effacées, amnistiées par faveur spéciale — Maurin traversait la route qui va du Don à la Molle.

Hercule, depuis un instant, disait avec sa queue, — et il n’y avait pas à s’y méprendre — que des perdreaux étaient par là ; mais à chaque fois qu’il pointait, la queue raide, il se retournait, regardant son maître, et de la queue aussitôt frétillait.

— Je te comprends, dit Maurin, ce sont bien des perdreaux, mais d’une espèce particulière… c’est les perdreaux de Saulnier, qué ? Tu baisses maintenant la queue et tu t’aplatis contre terre ?… C’est donc que tu as reconnu le renard de Saulnier… Et la belette, tu n’y songes pas, tu la méprises ?

Les choses étaient bien comme le disait Hercule.

Maurin aperçut bientôt les perdreaux qui, courant dans la poussière du chemin à grandes petites enjambées et ramant un peu l’air de leurs ailes soulevées à demi, s’allèrent réfugier entre les pattes du renard étendu sur un long tas de cailloux au bout duquel Saulnier, assis, levait et abaissait sa masse, brisant entre ses jambes les gros galets du torrent voisin ; et il avait, l’homme, une étrange figure avec ces deux gros cercles noirs grillagés qui masquaient ses yeux.

— Et ta belette ? dit Maurin.

— Elle s’est mise, dit Saulnier, en sûreté sous la queue ramée de mon renard, à son habitude, dès qu’elle t’a entendu marcher.

— Bonjour, la compagnie ! c’est le cas de le dire, répliqua Maurin ; vous allez tous bien, je le vois.

« Chè novo ?

— Il y a de neuf des choses pour toi, dit Saulnier. Des amis te cherchent partout. On ne t’a plus vu, nulle part, ni le conducteur de la diligence, ni les forestiers ni Grondard, ni l’aubergiste des Campaux, ni celui du Don, ni personne.

— Ma vieille mère était un peu fatiguée, dit Maurin, je la veillais…

— On raconte, dit Saulnier, que contre toi il n’y a plus de plaintes en ce moment et qu’on ne te chasse plus ?

— C’est vrai, mais si des amis me cherchaient, pourquoi était-ce ?

— À Bormes, chez M. Rinal, on a des nouvelles à te donner.

— Bonnes ?

— Ni bonnes ni mauvaises. C’est rapport à la politique.

— Bon, j’y vais, dit Maurin.

— Ce n’est pas tout… fit l’autre se levant et posant sa masse pour soulever son chapeau d’une main tandis que du revers de l’autre il s’essuyait le front…

Cela fait, il regarda Maurin en mettant un doigt sous un de ses yeux masqués et dit finement :

— Il y a autre chose.

— Et quoi ? Tu es plus parlant, à l’ordinaire.

— Quand ça presse, je vais plus vite, dit Saulnier… Et il est vrai que ça presse, mais c’est une presse qui pas tant ne presse, je le calcule.

— Galégès ! (tu plaisantes !) tu finiras, puis ! Mais… bougre ! ton renard est une femelle, je pense ! Voilà les perdreaux dérangés et aussi la belette, par mon chien qui à ta renarde fait des manières aimables.

— Eh ! eh ! dit Saulnier, eh ! eh ! mon renard et ton chien pourraient faire ensemble des petits qui seraient de fameux chasseurs. J’ai vu pareille chose, une fois.

Maurin fit semblant de n’être pas pressé ; il savait qu’à ses heures ce brave Saulnier aimait à causer une briguette (un brin) et que c’était son amusement, parfois, à cet homme toujours seul sur les routes, de faire traîner ses histoires afin d’impatienter le monde. Et plus on s’impatientait, plus alors Saulnier vous faisait attendre la chose, lorsque, bien entendu, il n’y avait à cela pour vous ni périls ni risques.

— Alors, tu as vu ça une fois déjà, Saulnier ?

— Oui, dit Saulnier. C’était au dernier méchant hiver que nous avons eu en ce pays. J’étais alors cantonnier de l’autre côté des Maures, à Pierrefeu où sont maintenant les fous, pechère ! Et ma maisonnette était dans la plaine. J’avais une chienne de garde, très bonne, de la grosseur ordinaire, une chienne de berger. Elle gardait si bien, qu’aux cabréïrets qui, la nuit, parlaient tout seuls, dans le lointain de la colline, elle aboyait deux heures de temps, jusqu’à m’éveiller, la pauvre ! et à m’empêcher de dormir. Puis, vint cet hiver si méchant, et pendant des nuits, elle qui m’éveillait d’habitude à force de crier au voleur sous mon fénestron, elle ne dit plus rien. Et alors ce silence me tenait éveillé d’inquiétude et aussi de curiosité. Je pensais : « Il y a quelque chose. » Qu’aurais-tu pensé à ma place, Maurin ?

— Comme toi ! fit Maurin qui s’encourageait à la patience.

Et il se disait : « Si j’ai l’air de penser à ce qu’il doit me dire de principal, sur ce qu’on me cherche, il la fera plus longue cent fois, son histoire ; eh bien, c’est moi qui, au contraire, par ma patience, l’attraperai, ce brave Saulnier ! Il faut lui passer cela… Ici, Hercule ! »

Hercule posait sa patte, gentiment soulevée, sur le dos de la renarde qui retroussait ses babines. Et Hercule faisait claquer ses dents, ce qui est, chez les chiens, un signe d’ardent amour.

— J’écoute toujours, dit Maurin.

Saulnier ôta ses œillères. Ses yeux pétillants, à cause qu’ils avaient paru si grands sous le cercle noir des lunettes, paraissaient maintenant bien plus petits que nature et ils brillaient de la même malice que les yeux des petits sylvains, fouines, belettes, écureuils.

— Tu as raison, d’écouter, dit Saulnier, car l’histoire est bonne. Je pensais donc : « Il y a quelque chose. » Et je surveillais la chienne, c’est-à-dire que je me levais plusieurs fois chaque nuit pour tâcher de surprendre ce qui l’occupait et la rendait silencieuse. Jamais je ne vis rien…

Saulnier s’arrêta. Ses yeux lançaient de la joie. Sa patte d’oie aux tempes se plissait comme la mer qui rit sous le vent. Les rides qui partaient du coin de son nez souriaient aussi de singulière façon ; et la vie mystérieuse, inexprimable, innombrable, s’écrivait ainsi, sur toute sa face, en hiéroglyphes parlants qui disaient justement ce que ne disaient pas ses lèvres.

— Et, fit Maurin paisible comme un Arabe au repos, l’histoire s’arrête là ?

— À peine si elle commence ! déclara Saulnier.

Maurin s’assit sur le tas de pierres, son fusil entre les jambes.

— Voilà, reprit Saulnier, un fusil qui, en ce temps-ci, peut te faire arriver encore des ennuis. Tu dois pourtant, compère, en être fatigué, des procès-verbaux. La chasse, depuis hier, est fermée.

— Eh ! répliqua Maurin, ne vois-tu pas que je rapporte, censément, mon fusil à la maison ?

Tout deux se mirent à rire, d’un air également malicieux.

— Et puis, expliqua Maurin, tu sais bien que je chasse les aigles ! c’est bête puante, à tuer en toute saison. Le renard aussi.

— Ne dis pas du mal des renards, fit Saulnier, et songe que l’aigle ne se casse pas (chasse pas) au chien d’arrêt.

— Je te demande bien excuse, protesta Maurin ; je peux prouver qu’un chien est le meilleur appât pour attirer les aigles.

À ce souvenir qui évoquait la mésaventure de Secourgeon, ils s’esclafèrent si fort que Saulnier, fatigué de rire debout, se mit à pouffer courbé en deux, une main sur chaque genou. Il eût été, sans cela, forcé de s’asseoir ; le rire le secouait comme un mistral qui abat des prunes secoue un prunier.

— Et ton histoire ? dit Maurin.

— Ah ! dit Saulnier en respirant largement, depuis ma jeunesse je n’avais pas ri ainsi ! et si à Secourgeon je pensais tout le temps, jusqu’à ma retraite j’en rirais !

— Tu auras une retraite ?

— Tout homme finit par là. À quelques-uns on la paye en argent, à tous en infirmités bien laides… Pour t’en revenir à mon histoire, il tomba un jour une grosse neige, et le lendemain matin, je trouvai près de ma maison, aux entours, des traces de pattes marquées qui n’étaient pas de ma chienne… « Ça, dis-je, ça doit être d’un loup. Les froids si durs font descendre les loups de la montagne. » Alors j’emprisonnai ma chienne dans une manière d’étable qui avait autrefois servi à un âne et qui fermait passablement. Et, la nuit, j’épiai — pourquoi j’ai toujours aimé savoir comment les bêtes sauvages elles se comportent. J’épiais, je guettais, gueïravi… Le loup vint. Il faisait un ciel tout clair où parpillottaient les étoiles et s’espandissait une grosse lune, large et luisante comme un chaudron neuf, mon ami… Le loup vint et je le vis. Il s’avança vers ma cabane, pas beaucoup vite, son museau pointu bien tendu en avant, flairant sa route dans l’air, les oreilles droites, espérant le bruit… Il s’arrêta et je regardai l’heure à ma montre, au clair de la lune, pensant qu’il avait son heure et que le lendemain, en me tenant à l’affût un peu avant son moment, je le pourrais tuer à mon aise. Alors, je commençai à entendre ma chienne qui ne disait rien mais qui grattait… Elle grattait la terre sous la porte et de temps en temps se plaignait. Mais elle ne jappait pas et ne hurlait pas. Elle n’avait pas peur du loup, mon homme, elle n’en avait pas peur, non ! elle le désirait au contraire, comme les belles filles n’en ont semblablement pas peur, hé ? tu me comprends, hé ? Elle le voulait, le loup, quoiqu’elle ne fût qu’une chienne. Elle le demandait, le pleurait, l’appelait et toujours grattait la terre. Le loup s’approcha de la porte et, doucement, il s’assit. Je me régalais, je t’assure, à être témoin de pareille chose, quoiqu’à la fin je me dis : « Si elle parvient à sortir, noum dé pas Dìou ! il me la mangera ! » Mais je réfléchis bientôt que si depuis plusieurs nuits elle se taisait, c’était, la mâtine, pour le recevoir, et que pas plus cette nuit-ci que l’autre il ne la mangerait ! au contraire ! « Au contraire, que je me dis, ils doivent s’embrasser et s’égayer ensemble. Ça m’amuserait de les voir… » Et j’eus cet amusement. Par-dessous la porte, comme je le pus juger le lendemain, elle se creusa un trou par où, en s’aplatissant, elle parvint à sortir, attendu qu’au-dessus de son dos, dans la porte vermoulue, un gros morceau de bois se cassa, qu’elle avait mordu. Et donc elle alla vers le loup qui, se levant, fit un saut de côté, comme un chien qui joue.

« Et elle alla encore vers lui et il sauta encore, puis se décida à tourner autour d’elle avec encore les mêmes petits sauts, et leurs queues à tous les deux battaient d’un air de dire : « Quel bonheur de se revoir ! »

« Et longtemps ainsi, tout noirs sur la neige blanche, sous la lune claire, ils dansèrent ensemble de-ci de-là, à te ravir, mon homme, tant on comprenait leur plaisir… Puis, tout en un coup, ils s’arrêtèrent le nez sur le nez, puis me tournèrent le dos en même temps, et côte à côte s’en allèrent au galop ; et loin, loin, dans la plaine blanche de neige, entre les longues raies de souches, je pus les voir filer, filer ensemble du côté du Nord, — dans l’Alpe, je parie, d’où jamais plus ne revint ma chienne amoureuse d’un loup…

Le vieux Saulnier se tut pendant quelques minutes. Ses yeux étaient perdus dans le vague. Il songeait au bonheur qu’avaient dû ressentir les deux bêtes libres, si amoureuses. Et comme lui Maurin rêvait, car l’amour entraîne aux songeries tous les hommes également, quels qu’ils soient et à tout âge.

Enfin, Saulnier conclut :

— … Et je calcule, ami Maurin, que si avec ton chien ma renarde faisait des petits, ça ne ferait pas encore d’aussi bons petits pour la chasse comme en aurait fait, avec mon loup, ma chienne tant amoureuse !

Maurin ne s’impatientait plus, il n’en finissait pas de rêver à ces amours libres.

— Des petits de cette race, ainsi mêlée, dit-il, je donnerais beaucoup pour en avoir… Mais qui sait ? Le loup te l’aura mangée. Elle te serait, sans ça, revenue.

— Pour sûr, qu’elle serait revenue ! Elle aurait quitté, pour revenir à son maître, le meilleur os du meilleur gigot… mais non l’amour de son loup, ma chienne, — vu que pour l’amour, tu le sais mieux que personne, les filles quittent père et mère, — et même pour l’amour d’un loup… Et pour t’en arriver, par ce chemin détourné, à ce que j’ai de pressé à te dire et qui t’aregarde toi et Tonia, Maurin, apprends que tous les jours elle quitte, amoureuse du loup, la maison de son père Orsini ; et, depuis que tu t’es échappé, à la Verne, des mains de Sandri, tous les jours elle va demander si tu as reparu à la cantine du Don. Quand elle te crut mort, imagine-toi bien qu’elle en a été malheureuse à mourir. Sur le moment, elle resta comme morte et on eut toutes les peines du monde à la ramener à elle-même. Et depuis ce temps, on l’a vue, plus d’un coup, pleurer, pleurer — qu’elle en maigrit comme un loup d’hiver ! Ce qui est entre vous, c’est toi que ça regarde, mais de voir pleurer une jolie fille, ça fend les rochers… Elle est jolie, cette Tonia… C’est pourquoi en allant à Bormes, réfléchis, mon homme, à ce que tu as à faire. Et sur cela, bon voyage, car je savais bien que tu deviendrais pressé dès que je t’aurais dit mon histoire. Fais ta route et me laisse reprendre le bon travail, un peu trop dur et toujours le même, mais qui du moins réchauffe aussi bien qu’un coup d’aïguarden.

Maurin, fouillant dans son sac, en retira sa gourde qu’il tendit à Saulnier.

— Ça n’est pas de refus… À la bouano sarù !

Il leva le coude, fit claquer sa bouche, essuya ses lèvres de son bras et dit : « Gracias !  »

Maurin reprit sa gourde, serra la main de Saulnier, se leva et partit suivi d’Hercule, qui s’éloignait à regret de la renarde un peu dédaigneuse.

Saulnier s’assit, remit ses œillères et ressaisit sa masse dont il martelait les galets entre ses pieds étendus.

Un à un les perdreaux, pour regagner la poussière du milieu de la route, sortirent d’entre les pattes du renard…

Et la belette sortit de dessous sa queue, pendant qu’il allongeait paresseusement son museau pointu sur ses pattes croisées.