L’Illusion comique (édition Didot, 1855)/Acte II

L’Illusion comique (édition Didot, 1855)
Œuvres complètes tome 1Didot (p. 197-203).
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ACTE SECOND


Scène première

ALCANDRE, PRIDAMANT.
Alcandre.

Quoi qu’il s’offre à nos yeux, n’en ayez point d’effroi :
De ma grotte surtout ne sortez qu’après moi ;
Sinon, vous êtes mort. Voyez déjà paraître
Sous deux fantômes vains votre fils et son maître.

Pridamant.

Ô dieux ! je sens mon âme après lui s’envoler.

Alcandre.

Faites-lui du silence, et l’écoutez parler.

(Alcandre et Pridamant se retirent dans un des côtés du théâtre.)

Scène II

MATAMORE, CLINDOR.
Clindor.

Quoi ! monsieur, vous rêvez ! et cette âme hautaine,
Après tant de beaux faits, semble être encore en peine !
N’êtes-vous point lassé d’abattre des guerriers ?
Et vous faut-il encor quelques nouveaux lauriers ?

Matamore.

Il est vrai que je rêve, et ne saurais résoudre
Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre,
Du grand sophi de Perse, ou bien du grand mogor.

Clindor.

Eh ! de grâce, monsieur, laissez-les vivre encor.
Qu’ajouterait leur perte à votre renommée ?
D’ailleurs, quand auriez-vous rassemblé votre armée ?

Matamore.

Mon armée ? Ah, poltron ! ah, traître ! pour leur mort
Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ?
Le seul bruit de mon nom renverse les murailles,
Défait les escadrons, et gagne les batailles.
Mon courage invaincu contre les empereurs
N’arme que la moitié de ses moindres fureurs ;
D’un seul commandement que je fais aux trois Parques,
Je dépeuple l’État des plus heureux monarques ;
Le foudre est mon canon, les Destins mes soldats :
Je couche d’un revers mille ennemis à bas.
D’un souffle je réduis leurs projets en fumée ;
Et tu m’oses parler cependant d’une armée !
Tu n’auras plus l’honneur de voir un second Mars ;
Je vais t’assassiner d’un seul de mes regards,
Veillaque : toutefois, je songe à ma maîtresse ;
Ce penser m’adoucit. Va, ma colère cesse,

Et ce petit archer qui dompte tous les dieux
Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux.
Regarde, j’ai quitté cette effroyable mine
Qui massacre, détruit, brise, brûle, extermine ;
Et pensant au bel œil qui tient ma liberté,
Je ne suis plus qu’amour, que grâce, que beauté.

Clindor.

Ô dieux ! en un moment que tout vous est possible !
Je vous vois aussi beau que vous étiez terrible,
Et ne crois point d’objet si ferme en sa rigueur,
Qu’il puisse constamment vous refuser son cœur.

Matamore.

Je te le dis encor, ne sois plus en alarme :
Quand je veux, j’épouvante ; et quand je veux, je charme ;
Et, selon qu’il me plaît, je remplis tour à tour
Les hommes de terreur, et les femmes d’amour.
Du temps que ma beauté m’était inséparable,
Leurs persécutions me rendaient misérable ;
Je ne pouvais sortir sans les faire pâmer ;
Mille mouraient par jour à force de m’aimer :
J’avais des rendez-vous de toutes les princesses ;
Les reines, à l’envi, mendiaient mes caresses ;
Celle d’Éthiopie, et celle du Japon,
Dans leurs soupirs d’amour ne mêlaient que mon nom.
De passion pour moi deux sultanes troublèrent ;
Deux autres, pour me voir, du sérail s’échappèrent :
J’en fus mal quelque temps avec le Grand Seigneur.

Clindor.

Son mécontentement n’allait qu’à votre honneur.

Matamore.

Ces pratiques nuisaient à mes desseins de guerre,
Et pouvaient m’empêcher de conquérir la terre.
D’ailleurs, j’en devins las ; et pour les arrêter,
J’envoyai le Destin dire à son Jupiter
Qu’il trouvât un moyen qui fît cesser les flammes
Et l’importunité dont m’accablaient les dames :
Qu’autrement ma colère irait dedans les cieux
Le dégrader soudain de l’empire des dieux,
Et donnerait à Mars à gouverner sa foudre.
La frayeur qu’il en eut le fit bientôt résoudre :
Ce que je demandais fut prêt en un moment ;
Et depuis, je suis beau quand je veux seulement.

Clindor.

Que j’aurais, sans cela, de poulets à vous rendre !

Matamore.

De quelle que ce soit, garde-toi bien d’en prendre,
Sinon de… Tu m’entends ? Que dit-elle de moi ?

Clindor.

Que vous êtes des cœurs et le charme et l’effroi ;
Et que si quelque effet peut suivre vos promesses,
Son sort est plus heureux que celui des déesses.

Matamore.

Écoute. En ce temps-là, dont tantôt je parlois,
Les déesses aussi se rangeaient sous mes lois ;
Et je te veux conter une étrange aventure
Qui jeta du désordre en toute la nature,
Mais désordre aussi grand qu’on en voie arriver.
Le Soleil fut un jour sans se pouvoir lever,
Et ce visible dieu, que tant de monde adore,
Pour marcher devant lui ne trouvait point d’Aurore :
On la cherchait partout, au lit du vieux Tithon,
Dans les bois de Céphale, au palais de Memnon ;
Et faute de trouver cette belle fourrière,
Le jour jusqu’à midi se passa sans lumière.

Clindor.

Où pouvait être alors la reine des clartés ?

Matamore.

Au milieu de ma chambre à m’offrir ses beautés :
Elle y perdit son temps, elle y perdit ses larmes ;
Mon cœur fut insensible à ses plus puissants charmes ;
Et tout ce qu’elle obtint pour son frivole amour
Fut un ordre précis d’aller rendre le jour.

Clindor.

Cet étrange accident me revient en mémoire ;
J’étais lors en Mexique, où j’en appris l’histoire,
Et j’entendis conter que la Perse en courroux
De l’affront de son dieu murmurait contre vous.

Matamore.

J’en ouïs quelque chose, et je l’eusse punie ;
Mais j’étais engagé dans la Transylvanie,
Où ses ambassadeurs, qui vinrent l’excuser,
À force de présents me surent apaiser.

Clindor.

Que la clémence est belle en un si grand courage !

Matamore.

Contemple, mon ami, contemple ce visage ;
Tu vois un abrégé de toutes les vertus.
D’un monde d’ennemis sous mes pieds abattus,
Dont la race est périe, et la terre déserte,
Pas un qu’à son orgueil n’a jamais dû sa perte.
Tous ceux qui font hommage à mes perfections
Conservent leurs États par leurs submissions.
En Europe, où les rois sont d’une humeur civile,
Je ne leur rase point de château ni de ville ;
Je les souffre régner : mais, chez les Africains,
Partout où j’ai trouvé des rois un peu trop vains,
J’ai détruit les pays pour punir leurs monarques ;
Et leurs vastes déserts en sont de bonnes marques ;
Ces grands sables qu’à peine on passe sans horreur
Sont d’assez beaux effets de ma juste fureur.

Clindor.

Revenons à l’amour : voici votre maîtresse.

Matamore.

Ce diable de rival l’accompagne sans cesse.

Clindor.

Où vous retirez-vous ?

Matamore.

Où vous retirez-vous ?Ce fat n’est pas vaillant,

Mais il a quelque humeur qui le rend insolent.
Peut-être qu’orgueilleux d’être avec cette belle,
Il serait assez vain pour me faire querelle.

Clindor.

Ce serait bien courir lui-même à son malheur.

Matamore.

Lorsque j’ai ma beauté, je n’ai point de valeur.

Clindor.

Cessez d’être charmant, et faites-vous terrible.

Matamore.

Mais tu n’en prévois pas l’accident infaillible :
Je ne saurais me faire effroyable à demi ;
Je tuerais ma maîtresse avec mon ennemi.
Attendons en ce coin l’heure qui les sépare.

Clindor.

Comme votre valeur, votre prudence est rare.


Scène III

ADRASTE, ISABELLE.
Adraste.

Hélas ! s’il est ainsi, quel malheur est le mien !
Je soupire, j’endure, et je n’avance rien ;
Et malgré les transports de mon amour extrême,
Vous ne voulez pas croire encor que je vous aime.

Isabelle.

Je ne sais pas, monsieur, de quoi vous me blâmez.
Je me connais aimable, et crois que vous m’aimez ;
Dans vos soupirs ardents j’en vois trop d’apparence ;
Et quand bien de leur part j’aurais moins d’assurance,
Pour peu qu’un honnête homme ait vers moi de crédit,
Je lui fais la faveur de croire ce qu’il dit.
Rendez-moi la pareille ; et puisqu’à votre flamme
Je ne déguise rien de ce que j’ai dans l’âme,
Faites-moi la faveur de croire sur ce point
Que, bien que vous m’aimiez, je ne vous aime point.

Adraste.

Cruelle, est-ce là donc ce que vos injustices
Ont réservé de prix à de si longs services ?
Et mon fidèle amour est-il si criminel
Qu’il doive être puni d’un mépris éternel ?

Isabelle.

Nous donnons bien souvent de divers noms aux choses :
Des épines pour moi, vous les nommez des roses ;
Ce que vous appelez service, affection,
Je l’appelle supplice et persécution.
Chacun dans sa croyance également s’obstine.
Vous pensez m’obliger d’un feu qui m’assassine ;
Et ce que vous jugez digne du plus haut prix
Ne mérite, à mon gré, que haine et que mépris.

Adraste.

N’avoir que du mépris pour des flammes si saintes
Dont j’ai reçu du ciel les premières atteintes !
Oui, le ciel, au moment qu’il me fit respirer,
Ne me donna de cœur que pour vous adorer.
Mon âme vint au jour pleine de votre idée ;
Avant que de vous voir vous l’avez possédée ;
Et quand je me rendis à des regards si doux,
Je ne vous donnai rien qui ne fût tout à vous,
Rien que l’ordre du ciel n’eût déjà fait tout vôtre.

Isabelle.

Le ciel m’eût fait plaisir d’en enrichir une autre ;
Il vous fit pour m’aimer, et moi pour vous haïr :
Gardons-nous bien tous deux de lui désobéir.
Vous avez, après tout, bonne part à sa haine,
Ou d’un crime secret il vous livre à la peine ;
Car je ne pense pas qu’il soit tourment égal
Au supplice d’aimer qui vous traite si mal.

Adraste.

La grandeur de mes maux vous étant si connue,
Me refuserez-vous la pitié qui m’est due ?

Isabelle.

Certes j’en ai beaucoup, et vous plains d’autant plus
Que je vois ces tourments tout à fait superflus,
Et n’avoir pour tout fruit d’une longue souffrance
Que l’incommode honneur d’une triste constance.

Adraste.

Un père l’autorise, et mon feu maltraité
Enfin aura recours à son autorité.

Isabelle.

Ce n’est pas le moyen de trouver votre compte ;
Et d’un si beau dessein vous n’aurez que la honte.

Adraste.

J’espère voir pourtant, avant la fin du jour,
Ce que peut son vouloir au défaut de l’amour.

Isabelle.

Et moi, j’espère voir, avant que le jour passe,
Un amant accablé de nouvelle disgrâce.

Adraste.

Eh quoi ! cette rigueur ne cessera jamais ?

Isabelle.

Allez trouver mon père, et me laissez en paix.

Adraste.

Votre âme, au repentir de sa froideur passée,
Ne la veut point quitter sans être un peu forcée ;
J’y vais tout de ce pas, mais avec des serments
Que c’est pour obéir à vos commandements.

Isabelle.

Allez continuer une vaine poursuite.


Scène IV

MATAMORE, ISABELLE, CLINDOR.
Matamore.

Eh bien, dès qu’il m’a vu, comme a-t-il pris la fuite !
M’a-t-il bien su quitter la place au même instant !

Isabelle.

Ce n’est pas honte à lui, les rois en font autant,
Du moins si ce grand bruit qui court de vos merveilles
N’a trompé mon esprit en frappant mes oreilles.

Matamore.

Vous le pouvez bien croire ; et pour le témoigner,
Choisissez en quels lieux il vous plaît de régner ;
Ce bras tout aussitôt vous conquête un empire :
J’en jure par lui-même, et cela c’est tout dire.

Isabelle.

Ne prodiguez pas tant ce bras toujours vainqueur ;
Je ne veux point régner que dessus votre cœur :
Toute l’ambition que me donne ma flamme,
C’est d’avoir pour sujets les désirs de votre âme.

Matamore.

Ils vous sont tout acquis, et pour vous faire voir
Que vous avez sur eux un absolu pouvoir,
Je n’écouterai plus cette humeur de conquête ;
Et laissant tous les rois leurs couronnes en tête,
J’en prendrai seulement deux ou trois pour valets,
Qui viendront à genoux vous rendre mes poulets.

Isabelle.

L’éclat de tels suivants attirerait l’envie
Sur le rare bonheur où je coule ma vie ;
Le commerce discret de nos affections
N’a besoin que de lui pour ces commissions.

Matamore.

Vous avez, Dieu me sauve ! un esprit à ma mode ;
Vous trouvez, comme moi, la grandeur incommode.
Les sceptres les plus beaux n’ont rien pour moi d’exquis ;
Je les rends aussitôt que je les ai conquis,
Et me suis vu charmer quantité de princesses,
Sans que jamais mon cœur les voulût pour maîtresses.

Isabelle.

Certes, en ce point seul je manque un peu de foi.
Que vous ayez quitté des princesses pour moi !
Que vous leur refusiez un cœur dont je dispose !

Matamore, montrant Clindor.

Je crois que la Montagne en saura quelque chose.
Viens çà. Lorsqu’en la Chine, en ce fameux tournoi,
Je donnai dans la vue aux deux filles du roi,
Que te dit-on en cour de cette jalousie
Dont pour moi toutes deux eurent l’âme saisie ?

Clindor.

Par vos mépris enfin l’une et l’autre mourut.
J’étais lors en Égypte, où le bruit en courut ;
Et ce fut en ce temps que la peur de vos armes
Fit nager le grand Caire en un fleuve de larmes.
Vous veniez d’assommer dix géants en un jour ;
Vous aviez désolé les pays d’alentour,
Rasé quinze châteaux, aplani deux montagnes,
Fait passer par le feu villes, bourgs et campagnes,
Et défait, vers Damas, cent mille combattants.

Matamore.

Que tu remarques bien et les lieux et les temps !
Je l’avais oublié.

Isabelle.

Je l’avais oublié.Des faits si pleins de gloire
Vous peuvent-ils ainsi sortir de la mémoire ?

Matamore.

Trop pleine de lauriers remportés sur les rois,
Je ne la charge point de ces menus exploits.


Scène V

MATAMORE, ISABELLE, CLINDOR, page
Page.

Monsieur.

Matamore.

Monsieur.Que veux-tu, page ?

Page.

Monsieur. Que veux-tu, page ?Un courrier vous demande.

Matamore.

D’où vient-il ?

Page.

D’où vient-il ?De la part de la reine d’Islande.

Matamore.

Ciel, qui sais comme quoi j’en suis persécuté,
Un peu plus de repos avec moins de beauté ;
Fais qu’un si long mépris enfin la désabuse.

Clindor.

Voyez ce que pour vous ce grand guerrier refuse.

Isabelle.

Je n’en puis plus douter.

Clindor.

Je n’en puis plus douter.Il vous le disait bien.

Matamore.

Elle m’a beau prier, non, je n’en ferai rien.
Et quoi qu’un fol espoir ose encor lui promettre,
Je lui vais envoyer sa mort dans une lettre.
Trouvez-le bon, ma reine, et souffrez cependant
Une heure d’entretien de ce cher confident,
Qui, comme de ma vie il sait toute l’histoire,
Vous fera voir sur qui vous avez la victoire.

Isabelle.

Tardez encore moins ; et par ce prompt retour,
Je jugerai quel est envers moi votre amour.


Scène VI

CLINDOR, ISABELLE.
Clindor.

Jugez plutôt par là l’humeur du personnage :
Ce page n’est chez lui que pour ce badinage,
Et venir d’heure en heure avertir sa grandeur
D’un courrier, d’un agent, ou d’un ambassadeur.

Isabelle.

Ce message me plaît bien plus qu’il ne lui semble ;
Il me défait d’un fou pour nous laisser ensemble.

Clindor.

Ce discours favorable enhardira mes feux
À bien user du temps si propice à mes vœux.

Isabelle.

Que m’allez-vous conter ?

Clindor.

Que m’allez-vous conter ?Que j’adore Isabelle,
Que je n’ai plus de cœur ni d’âme que pour elle ;
Que ma vie…

Isabelle.

Que ma vie…Épargnez ces propos superflus ;
Je les sais, je les crois : que voulez-vous de plus ?
Je néglige à vos yeux l’offre d’un diadème ;
Je dédaigne un rival : en un mot, je vous aime.
C’est aux commencements des faibles passions
À s’amuser encore aux protestations :
Il suffit de nous voir au point où sont les nôtres ;
Un coup d’œil vaut pour vous tous les discours des autres.

Clindor.

Dieux ! qui l’eût jamais cru que mon sort rigoureux
Se rendît si facile à mon cœur amoureux !
Banni de mon pays par la rigueur d’un père,
Sans support, sans amis, accablé de misère,
Et réduit à flatter le caprice arrogant
Et les vaines humeurs d’un maître extravagant ;
Ce pitoyable état de ma triste fortune
N’a rien qui vous déplaise ou qui vous importune ;
Et d’un rival puissant les biens et la grandeur
Obtiennent moins sur vous que ma sincère ardeur.

Isabelle.

C’est comme il faut choisir. Un amour véritable
S’attache seulement à ce qu’il voit aimable.
Qui regarde les biens ou la condition
N’a qu’un amour avare, ou plein d’ambition,
Et souille lâchement par ce mélange infâme
Les plus nobles désirs qu’enfante une belle âme.
Je sais bien que mon père a d’autres sentiments,
Et mettra de l’obstacle à nos contentements :
Mais l’amour sur mon cœur a pris trop de puissance
Pour écouter encor les lois de la naissance.
Mon père peut beaucoup, mais bien moins que ma foi.
Il a choisi pour lui, je veux choisir pour moi.

Clindor.

Confus de voir donner à mon peu de mérite…

Isabelle.

Voici mon importun, souffrez que je l’évite.


Scène VII

ADRASTE, CLINDOR.
Adraste.

Que vous êtes heureux ! et quel malheur me suit !
Ma maîtresse vous souffre, et l’ingrate me fuit.
Quelque goût qu’elle prenne en votre compagnie,
Sitôt que j’ai paru, mon abord l’a bannie.

Clindor.

Sans avoir vu vos pas s’adresser en ce lieu,
Lasse de mes discours, elle m’a dit adieu.

Adraste.

Lasse de vos discours ! votre humeur est trop bonne,
Et votre esprit trop beau pour ennuyer personne.
Mais que lui contiez-vous qui pût l’importuner ?

Clindor.

Des choses qu’aisément vous pouvez deviner.
Les amours de mon maître, ou plutôt ses sottises,
Ses conquêtes en l’air, ses hautes entreprises.

Adraste.

Voulez-vous m’obliger ? votre maître, ni vous,
N’êtes pas gens tous deux à me rendre jaloux ;
Mais si vous ne pouvez arrêter ses saillies,
Divertissez ailleurs le cours de ses folies.

Clindor.

Que craignez-vous de lui, dont tous les compliments
Ne parlent que de morts et de saccagements,
Qu’il bat, terrasse, brise, étrangle, brûle, assomme ?

Adraste.

Pour être son valet, je vous trouve honnête homme ;
Vous n’êtes point de taille à servir sans dessein
Un fanfaron plus fou que son discours n’est vain.
Quoi qu’il en soit, depuis que je vous vois chez elle,
Toujours de plus en plus je l’éprouve cruelle :
Ou vous servez quelque autre, ou votre qualité
Laisse dans vos projets trop de témérité.
Je vous tiens fort suspect de quelque haute adresse.
Que votre maître, enfin, fasse une autre maîtresse ;
Ou, s’il ne peut quitter un entretien si doux,
Qu’il se serve du moins d’un autre que de vous.
Ce n’est pas qu’après tout les volontés d’un père,
Qui sait ce que je suis, ne terminent l’affaire ;
Mais purgez-moi l’esprit de ce petit souci,
Et si vous vous aimez, bannissez-vous d’ici ;
Car si je vous vois plus regarder cette porte,
Je sais comme traiter les gens de votre sorte.

Clindor.

Me prenez-vous pour homme à nuire à votre feu ?

Adraste.

Sans réplique, de grâce, ou nous verrons beau jeu.
Allez ; c’est assez dit.

Clindor.

Allez ; c’est assez dit.Pour un léger ombrage,

C’est trop indignement traiter un bon courage.
Si le ciel en naissant ne m’a fait grand seigneur,
Il m’a fait le cœur ferme et sensible à l’honneur :
Et je pourrais bien rendre un jour ce qu’on me prête.

Adraste.

Quoi ! vous me menacez !

Clindor.

Quoi ! vous me menacez !Non, non, je fais retraite.
D’un si cruel affront vous aurez peu de fruit ;
Mais ce n’est pas ici qu’il faut faire du bruit.


Scène VIII

ADRASTE, LYSE.
Adraste.

Ce belître insolent me fait encor bravade.

Lyse.

À ce compte, monsieur, votre esprit est malade ?

Adraste.

Malade, mon esprit !

Lyse.

Malade, mon esprit !Oui, puisqu’il est jaloux
Du malheureux agent de ce prince des fous.

Adraste.

Je sais ce que je suis, et ce qu’est Isabelle,
Et crains peu qu’un valet me supplante auprès d’elle.
Je ne puis toutefois souffrir sans quelque ennui
Le plaisir qu’elle prend à causer avec lui.

Lyse.

C’est dénier ensemble et confesser la dette.

Adraste.

Nomme, si tu le veux, ma boutade indiscrète,
Et trouve mes soupçons bien ou mal à propos,
Je l’ai chassé d’ici pour me mettre en repos.
En effet, qu’en est-il ?

Lyse.

En effet, qu’en est-il ?Si j’ose vous le dire,
Ce n’est plus que pour lui qu’Isabelle soupire.

Adraste.

Lyse, que me dis-tu ?

Lyse.

Lyse, que me dis-tu ?Qu’il possède son cœur,
Que jamais feux naissants n’eurent tant de vigueur,
Qu’ils meurent l’un pour l’autre, et n’ont qu’une pensée.

Adraste.

Trop ingrate beauté, déloyale, insensée,
Tu m’oses donc ainsi préférer un maraud ?

Lyse.

Ce rival orgueilleux le porte bien plus haut,
Et je vous en veux faire entière confidence :
Il se dit gentilhomme, et riche.

Adraste.

Il se dit gentilhomme, et riche.Ah ! l’impudence !

Lyse.

D’un père rigoureux fuyant l’autorité,
Il a couru longtemps d’un et d’autre côté ;
Enfin, manque d’argent peut-être, ou par caprice,
De notre fier-à-bras il s’est mis au service,
Et, sous ombre d’agir pour ses folles amours,
Il a su pratiquer de si rusés détours,
Et charmer tellement cette pauvre abusée,
Que vous en avez vu votre ardeur méprisée :
Mais parlez à son père, et bientôt son pouvoir
Remettra son esprit aux termes du devoir.

Adraste.

Je viens tout maintenant d’en tirer assurance
De recevoir les fruits de ma persévérance,
Et devant qu’il soit peu nous en verrons l’effet :
Mais écoute, il me faut obliger tout à fait.

Lyse.

Où je vous puis servir j’ose tout entreprendre.

Adraste.

Peux-tu dans leurs amours me les faire surprendre ?

Lyse.

Il n’est rien plus aisé ; peut-être dès ce soir.

Adraste.

Adieu donc. Souviens-toi de me les faire voir.
(Il lui donne un diamant.)
Cependant prends ceci seulement par avance.

Lyse.

Que le galant alors soit frotté d’importance !

Adraste.

Crois-moi qu’il se verra, pour te mieux contenter,
Chargé d’autant de bois qu’il en pourra porter.


Scène IX

LYSE.

L’arrogant croit déjà tenir ville gagnée ;
Mais il sera puni de m’avoir dédaignée.
Parce qu’il est aimable, il fait le petit dieu,
Et ne veut s’adresser qu’aux filles de bon lieu.
Je ne mérite pas l’honneur de ses caresses :
Vraiment c’est pour son nez, il lui faut des maîtresses ;
Je ne suis que servante : et qu’est-il que valet ?
Si son visage est beau, le mien n’est pas trop laid :
Il se dit riche et noble, et cela me fait rire ;
Si loin de son pays, qui n’en peut autant dire ?
Qu’il le soit, nous verrons ce soir, si je le tiens,
Danser sous le cotret sa noblesse et ses biens.


Scène X

ALCANDRE, PRIDAMANT.
Alcandre.

Le cœur vous bat un peu.

Pridamant.

Le cœur vous bat un peu.Je crains cette menace.

Alcandre.

Lyse aime trop Clindor pour causer sa disgrâce.

Pridamant.

Elle en est méprisée, et cherche à se venger.

Alcandre.

Ne craignez point : l’amour la fera bien changer.