L’Illusion comique (édition Didot, 1855)/Acte I

L’Illusion comique (édition Didot, 1855)
Œuvres complètes tome 1Didot (p. 195-197).
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ACTE PREMIER


Scène première

PRIDAMANT, DORANTE.
Dorante.

Ce mage qui d’un mot renverse la nature
N’a choisi pour palais que cette grotte obscure.
La nuit qu’il entretient sur cet affreux séjour
N’ouvrant son voile épais qu’aux rayons d’un faux jour,
De leur éclat douteux n’admet en ces lieux sombres
Que ce qu’en peut souffrir le commerce des ombres.
N’avancez pas : son art au pied de ce rocher
A mis de quoi punir qui s’en ose approcher ;
Et cette large bouche est un mur invisible,
Où l’air en sa faveur devient inaccessible,
Et lui fait un rempart, dont les funestes bords
Sur un peu de poussière étalent mille morts.
Jaloux de son repos plus que de sa défense,
Il perd qui l’importune, ainsi que qui l’offense ;
Malgré l’empressement d’un curieux désir,
Il faut, pour lui parler, attendre son loisir :
Chaque jour il se montre, et nous touchons à l’heure
Où, pour se divertir, il sort de sa demeure.

Pridamant.

J’en attends peu de chose, et brûle de le voir.
J’ai de l’impatience, et je manque d’espoir.
Ce fils, ce cher objet de mes inquiétudes,
Qu’ont éloigné de moi des traitements trop rudes,
Et que depuis dix ans je cherche en tant de lieux,
A caché pour jamais sa présence à mes yeux.
Sous ombre qu’il prenait un peu trop de licence,
Contre ses libertés je roidis ma puissance ;
Je croyais le dompter à force de punir,
Et ma sévérité ne fit que le bannir.
Mon âme vit l’erreur dont elle était séduite :
Je l’outrageais présent, et je pleurai sa fuite ;
Et l’amour paternel me fit bientôt sentir
D’une injuste rigueur un juste repentir.
Il l’a fallu chercher : j’ai vu dans mon voyage
Le Pô, le Rhin, la Meuse, et la Seine, et le Tage :
Toujours le même soin travaille mes esprits ;
Et ces longues erreurs ne m’en ont rien appris.
Enfin, au désespoir de perdre tant de peine,
Et n’attendant plus rien de la prudence humaine,
Pour trouver quelque borne à tant de maux soufferts,
J’ai déjà sur ce point consulté les enfers ;
J’ai vu les plus fameux en la haute science
Dont vous dites qu’Alcandre a tant d’expérience :
On m’en faisait l’état que vous faites de lui,
Et pas un d’eux n’a pu soulager mon ennui.
L’enfer devient muet quand il me faut répondre,
Ou ne me répond rien qu’afin de me confondre.

Dorante.

Ne traitez pas Alcandre en homme du commun,
Ce qu’il sait en son art n’est connu de pas un.
Je ne vous dirai point qu’il commande au tonnerre,
Qu’il fait enfler les mers, qu’il fait trembler la terre ;
Que de l’air, qu’il mutine en mille tourbillons,
Contre ses ennemis il fait des bataillons ;
Que de ses mots savants les forces inconnues
Transportent les rochers, font descendre les nues,
Et briller dans la nuit l’éclat de deux soleils ;
Vous n’avez pas besoin de miracles pareils :
Il suffira pour vous qu’il lit dans les pensées,
Qu’il connaît l’avenir et les choses passées ;
Rien n’est secret pour lui dans tout cet univers,
Et pour lui nos destins sont des livres ouverts.
Moi-même, ainsi que vous, je ne pouvais le croire :
Mais sitôt qu’il me vit, il me dit mon histoire ;
Et je fus étonné d’entendre le discours
Des traits les plus cachés de toutes mes amours.

Pridamant.

Vous m’en dites beaucoup.

Dorante.

Vous m’en dites beaucoup.J’en ai vu davantage.

Pridamant.

Vous essayez en vain de me donner courage ;
Mes soins et mes travaux verront, sans aucun fruit,
Clore mes tristes jours d’une éternelle nuit.

Dorante.

Depuis que j’ai quitté le séjour de Bretagne
Pour venir faire ici le noble de campagne,
Et que deux ans d’amour, par une heureuse fin,
M’ont acquis Sylvérie et ce château voisin,
De pas un, que je sache, il n’a déçu l’attente :
Quiconque le consulte en sort l’âme contente.
Croyez-moi, son secours n’est pas à négliger :
D’ailleurs, il est ravi quand il peut m’obliger ;
Et j’ose me vanter qu’un peu de mes prières
Vous obtiendra de lui des faveurs singulières.

Pridamant.

Le sort m’est trop cruel pour devenir si doux.

Dorante.

Espérez mieux : il sort, et s’avance vers nous.
Regardez-le marcher ; ce visage si grave,
Dont le rare savoir tient la nature esclave,
N’a sauvé toutefois des ravages du temps
Qu’un peu d’os et de nerfs qu’ont décharnés cent ans,
Son corps, malgré son âge, a les forces robustes,
Le mouvement facile, et les démarches justes :
Des ressorts inconnus agitent le vieillard,
Et font de tous ses pas des miracles de l’art.



Scène II

ALCANDRE, PRIDAMANT, DORANTE.
Dorante.

Grand démon du savoir, de qui les doctes veilles
Produisent chaque jour de nouvelles merveilles,
À qui rien n’est secret dans nos intentions,
Et qui vois, sans nous voir, toutes nos actions ;
Si de ton art divin le pouvoir admirable
Jamais en ma faveur se rendit secourable,
De ce père affligé soulage les douleurs ;
Une vieille amitié prend part en ses malheurs.
Rennes, ainsi qu’à moi, lui donna la naissance,
Et presque entre ses bras j’ai passé mon enfance ;
Là son fils, pareil d’âge et de condition,
S’unissant avec moi d’étroite affection…

Alcandre.

Dorante, c’est assez, je sais ce qui l’amène ;
Ce fils est aujourd’hui le sujet de sa peine.
Vieillard, n’est-il pas vrai que son éloignement
Par un juste remords te gêne incessamment ?
Qu’une obstination à te montrer sévère
L’a banni de ta vue, et cause ta misère ?
Qu’en vain, au repentir de ta sévérité,
Tu cherches en tous lieux ce fils si maltraité ?

Pridamant.

Oracle de nos jours, qui connais toutes choses,
En vain de ma douleur je cacherais les causes ;
Tu sais trop quelle fut mon injuste rigueur,
Et vois trop clairement les secrets de mon cœur.
Il est vrai, j’ai failli ; mais, pour mes injustices,
Tant de travaux en vain sont d’assez grands supplices :
Donne enfin quelque borne à mes regrets cuisants,
Rends-moi l’unique appui de mes débiles ans.
Je le tiendrai rendu, si j’en ai des nouvelles ;
L’amour pour le trouver me fournira des ailes.
Où fait-il sa retraite ? en quels lieux dois-je aller ?
Fût-il au bout du monde, on m’y verra voler.

Alcandre.

Commencez d’espérer ; vous saurez par mes charmes
Ce que le ciel vengeur refusait à vos larmes.
Vous reverrez ce fils plein de vie et d’honneur :
De son bannissement il tire son bonheur.
C’est peu de vous le dire : en faveur de Dorante
Je veux vous faire voir sa fortune éclatante.
Les novices de l’art, avec tous leurs encens,
Et leurs mots inconnus, qu’ils feignent tout puissants,
Leurs herbes, leurs parfums et leurs cérémonies,
Apportent au métier des longueurs infinies,
Qui ne sont, après tout, qu’un mystère pipeur,
Pour se faire valoir, et pour vous faire peur :
Ma baguette à la main, j’en ferai davantage.

(Il donne un coup de baguette, et on tire un rideau, derrière lequel sont en parade les plus beaux habits des comédiens.)

Jugez de votre fils par un tel équipage :
Eh bien, celui d’un prince a-t-il plus de splendeur ?
Et pouvez-vous encor douter de sa grandeur ?

Pridamant.

D’un amour paternel vous flattez les tendresses ;
Mon fils n’est point de rang à porter ces richesses,
Et sa condition ne saurait consentir
Que d’une telle pompe il s’ose revêtir.

Alcandre.

Sous un meilleur destin sa fortune rangée,
Et sa condition avec le temps changée,
Personne maintenant n’a de quoi murmurer
Qu’en public de la sorte il aime à se parer.

Pridamant.

À cet espoir si doux j’abandonne mon âme :
Mais parmi ces habits je vois ceux d’une femme ;
Serait-il marié ?

Alcandre.

Serait-il marié ?Je vais de ses amours
Et de tous ses hasards vous faire le discours.
Toutefois, si votre âme était assez hardie,
Sous une illusion vous pourriez voir sa vie,
Et tous ses accidents devant vous exprimés
Par des spectres pareils à des corps animés ;
Il ne leur manquera ni geste ni parole.

Pridamant.

Ne me soupçonnez point d’une crainte frivole ;
Le portrait de celui que je cherche en tous lieux
Pourrait-il, par sa vue, épouvanter mes yeux ?

Alcandre, à Dorante.

Mon cavalier, de grâce, il faut faire retraite,
Et souffrir qu’entre nous l’histoire en soit secrète.

Pridamant.

Pour un si bon ami je n’ai point de secrets.

Dorante, à Pridamant.

Il nous faut, sans réplique, accepter ses arrêts ;
Je vous attends chez moi.

Alcandre.

Je vous attends chez moi.Ce soir, si bon lui semble,
Il vous apprendra tout quand vous serez ensemble.


Scène III

ALCANDRE, PRIDAMANT.
Alcandre.

Votre fils tout d’un coup ne fut pas grand seigneur ;
Toutes ses actions ne vous font pas honneur,
Et je serais marri d’exposer sa misère
En spectacle à des yeux autres que ceux d’un père.

Il vous prit quelque argent, mais ce petit butin
À peine lui dura du soir jusqu’au matin ;
Et pour gagner Paris, il vendit par la plaine
Des brevets à chasser la fièvre et la migraine,
Dit la bonne aventure, et s’y rendit ainsi.
Là, comme on vit d’esprit, il en vécut aussi.
Dedans Saint-Innocent il se fit secrétaire :
Après, montant d’état, il fut clerc d’un notaire.
Ennuyé de la plume, il le quitta soudain,
Et fit danser un singe au faubourg Saint-Germain.
Il se mit sur la rime, et l’essai de sa veine
Enrichit les chanteurs de la Samaritaine.
Son style prit après de plus beaux ornements ;
Il se hasarda même à faire des romans,
Des chansons pour Gautier, des pointes pour Guillaume.
Depuis, il trafiqua de chapelets, de baume,
Vendit du mithridate en maître opérateur,
Revint dans le palais, et fut solliciteur.
Enfin, jamais Buscon, Lazarille de Tormes,
Sayavèdre, et Gusman, ne prirent tant de formes.
C’était là pour Dorante un honnête entretien !

Pridamant.

Que je vous suis tenu de ce qu’il n’en sait rien !

Alcandre.

Sans vous faire rien voir, je vous en fais un conte,
Dont le peu de longueur épargne votre honte.
Las de tant de métiers sans bonheur et sans fruit,
Quelque meilleur destin à Bordeaux l’a conduit ;
Et là, comme il pensait au choix d’un exercice,
Un brave du pays l’a pris à son service.
Ce guerrier amoureux en a fait son agent :
Cette commission l’a remeublé d’argent ;
Il sait avec adresse, en portant les paroles,
De la vaillante dupe attraper les pistoles ;
Même de son agent il s’est fait son rival,
Et la beauté qu’il sert ne lui veut point de mal.
Lorsque de ses amours vous aurez vu l’histoire,
Je vous le veux montrer plein d’éclat et de gloire,
Et la même action qu’il pratique aujourd’hui.

Pridamant.

Que déjà cet espoir soulage mon ennui !

Alcandre.

Il a caché son nom en battant la campagne,
Et s’est fait de Clindor le sieur de la Montagne ;
C’est ainsi que tantôt vous l’entendrez nommer.
Voyez tout sans rien dire, et sans vous alarmer.
Je tarde un peu beaucoup pour votre impatience :
N’en concevez pourtant aucune défiance :
C’est qu’un charme ordinaire a trop peu de pouvoir
Sur les spectres parlants qu’il faut vous faire voir.
Entrons dedans ma grotte, afin que j’y prépare
Quelques charmes nouveaux pour un effet si rare.