L’Idylle vénitienne/À l’Inconnue

Georges Crès et Cie, Éditeurs (p. 3-6).


I

À L’INCONNUE


Où êtes-vous, à cette minute, ô voyageuse que j’attends ?

Sur quelle page de l’atlas faut-il que je cherche le lac, la forêt couronnée d’or, la plaine vêtue de pampres, la petite ville blottie sous l’automne, qui se mirent, au passage, dans les vitres de votre wagon, tandis que mes désirs vous appellent ?

J’ignore d’où vous venez, chère étrangère, et si vous êtes blonde ou brune, et quel goût, sur votre bouche, a votre âme. Mais je sais que je vous reconnaîtrai tout de suite, parmi la foule, aux Giardini, devant San-Marco, sur la terrasse du Lido… Vous serez celle qui me plaira le plus… Et vive la belle aventure !


Vous, bercée par la chanson des rails, le front au carreau, les yeux perdus dans le ciel fugitif, vous ne rêvez pas d’amour. Vous ne songez qu’à l’Enchanteresse, toute blanche, là-bas, au bout du voyage, et qui vous sourit du seuil de la mer… Vous ne songez qu’aux palais de marbre, aux campaniles roses où nichent, côte à côte, les ramiers et les angélus, aux barcarolles, aux sérénades… Et cela suffit bien, pour l’instant !


Surtout, ne vous arrêtez pas en route… N’écoutez pas votre mari qui veut dormir, cette nuit, à Milano, et vous montrer, demain, le Musicien de l’Ambrosienne et l’Homme à la Hallebarde ! Ils ont le temps !… Au lieu que, moi, je me sens défaillir… je suis là, tout pâle, à penser à vous, à me dire : « Quel sera son nom : Sonia, Gretchen ou Kate ?… Aura-t-elle, comme un ruban bleu, sur ses seins menus, cette veine dont je raffole, et, dessous, le cœur innocent, le cœur tendre, le cœur en sucre qu’il faut à mon cœur ? »… et je mords le coin de mon mouchoir, je jette ma cigarette, je grelotte, j’ai chaud, j’ai mal…

Vite, vite, petite proie !