L’Idiot/IV/Chapitre 2

Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 2p. 206-218).

II

Il y avait déjà cinq jours qu’Hippolyte s’était transféré chez Ptitzine. Cela s’était fait naturellement, sans explication, sans dispute entre le prince et son hôte ; en apparence, du moins, cette séparation avait eu lieu à l’amiable. Gabriel Ardalionovitch, si mal disposé à l’égard d’Hippolyte le jour de la fête du prince, était venu le voir le surlendemain ; sans doute, une inspiration subite lui avait dicté cette démarche. Rogojine fit aussi visite au malade. Dans les premiers temps, le prince était d’avis que ce serait même un bien pour le « pauvre garçon » s’il allait demeurer ailleurs. Mais, lorsque Hippolyte se déplaça, il déclara qu’il profitait de l’hospitalité qu’Ivan Pétrovitch voulait bien lui accorder, et il ne dit pas un mot de Gania, quoique celui-ci eût insisté pour qu’on le reçût dans la maison. Gabriel Ardalionovitch remarqua cette omission trop étrange pour n’être pas intentionnelle, et il en fut profondément blessé.

Il n’avait pas menti en parlant à sa sœur de l’amélioration survenue dans l’état du malade. Hippolyte, en effet, allait un peu mieux qu’auparavant, on pouvait s’en apercevoir au premier coup d’œil jeté sur lui. Il entra dans la chambre sans se presser, après les autres, un sourire railleur et malveillant sur les lèvres. Nina Alexandrovna arriva avec un visage bouleversé. (Durant ces six mois elle avait beaucoup changé, elle était maigrie ; depuis que la vieille dame avait marié sa fille et qu’elle habitait chez les Ptitzine, elle ne se mêlait plus guère, — ostensiblement du moins, — des affaires de ses enfants.) Kolia paraissait soucieux et intrigué ; ignorant les vraies causes de ce nouvel orage domestique, il ne comprenait pas grand’chose à ce qu’il appelait « la folie du général », mais, à la vue des scènes épouvantables que son père faisait continuellement, il ne pouvait douter qu’un changement extraordinaire ne se fût opéré en lui. Autre chose encore inquiétait l’enfant : depuis trois jours le vieillard avait complètement cessé de boire ; en outre, il s’était brouillé avec Lébédeff et avec le prince. Kolia venait de rentrer à la maison, rapportant une demi-bouteille d’eau-de-vie qu’il avait achetée de son propre argent.

— En vérité, maman, assurait-il à Nina Alexandrovna avant de descendre à la salle, — en vérité, mieux vaut qu’il boive. Voilà déjà trois jours qu’il n’a pas pris la plus petite goutte ; il a le spleen, naturellement. Cela vaut mieux, à coup sûr ; je lui en portais bien quand il était détenu à la prison pour dettes…

Après avoir ouvert la porte, le général frémissant d’indignation s’arrêta sur le seuil.

— Monsieur, cria-t-il d’une voix de tonnerre à Ptitzine, — si, en effet, vous avez résolu de sacrifier à un blanc-bec et à un athée un vieillard respectable, votre père ou, du moins, le père de votre femme, un homme qui a servi son empereur, je vais à l’instant même quitter votre maison. Choisissez, monsieur, choisissez tout de suite : ou moi, ou ce… cette vis ! Oui, vis ! J’ai dit le mot sans y penser, mais c’est une vis ! Car il me perce l’âme comme une vis, et sans aucun respect… comme une vis !

— Tire-bouchon ne serait-il pas plus juste ? demanda Hippolyte.

— Non, pas tire-bouchon, car vis-à-vis de toi je suis un général, et non une bouteille. Je possède des distinctions, des distinctions honorifiques… et toi, tu n’en as aucune. Ou lui, ou moi ! Choisissez, monsieur, tout de suite, à l’instant ! ajouta-t-il d’un ton furieux en s’adressant de nouveau à Ptitzine.

Kolia avança à son père une chaise sur laquelle le général se laissa tomber comme vaincu par la fatigue.

— Vraiment, vous feriez mieux… de vous coucher, balbutia Ptitzine abasourdi.

— Il se permet de menacer, qui plus est ! dit à demi-voix Gania à sa sœur.

— Me coucher ! cria Ardalion Alexandrovitch : — je ne suis pas ivre, monsieur, et vous m’insultez. Je vois, continua-t-il en se levant, — je vois qu’ici tout est contre moi, tout et tous. Assez ! Je m’en vais… Mais sachez, monsieur, sachez…

On ne le laissa pas achever et on le fit rasseoir en le suppliant de se calmer. Gania irrité se retira dans un coin. Nina Alexandrovna tremblait et pleurait.

— Mais qu’est-ce que je lui ai fait ? De quoi se plaint-il ? questionna en riant Hippolyte.

— Vous le demandez ? répliqua soudain Nina Alexandrovna ; — vous devriez être honteux… c’est de l’inhumanité de tourmenter ainsi un vieillard… et dans votre position encore…

— D’abord, que voulez-vous dire en parlant de ma position, madame ? Je vous respecte fort, vous en particulier, personnellement, mais…

— C’est une vis ! interrompit vivement le général : — il me perce l’âme et le cœur ! Il veut que je croie à l’athéisme ! Sache, blanc-bec, qu’avant ta naissance j’étais déjà comblé d’honneurs ! Toi, tu n’es qu’un ver rongé d’envie, coupé en deux, toussant.… crevant de méchanceté et d’impiété… Et pourquoi Gania t’a-t-il fait venir ici ? Tout le monde est contre moi, depuis les étrangers jusqu’à mon propre fils !

— Mais cessez donc de jouer la tragédie ! cria Gania : — si vous ne nous aviez pas déshonorés aux yeux de toute la ville, cela aurait mieux valu !

— Comment, je te déshonore, blanc-bec ? Toi ? Loin de te déshonorer, je ne puis que te faire honneur !

En prononçant ces mots, le général se leva brusquement ; il n’y avait plus moyen de le contenir, mais Gabriel Ardalionovitch était, lui aussi, hors de ses gonds.

— Et cela ose parler d’honneur ! observa le jeune homme avec un accent plein d’amertume.

Ardalion Alexandrovitch devint blême.

— Qu’est-ce que tu as dit ? demanda-t-il d’une voix tonnante, et il fit un pas vers son fils.

— Je n’aurais qu’à ouvrir la bouche pour… commença ce dernier d’un ton qui ne le cédait pas en violence à celui de son père, et il n’acheva pas.

Debout, en face l’un de l’autre, tous deux, Gania surtout, étaient pantelants de colère.

— Gania, que fais-tu ? cria Nina Alexandrovna qui s’élança pour arrêter le jeune homme.

— C’est absurde d’un côté comme de l’autre ! déclara avec indignation Varia ; — laissez, maman, ajouta-t-elle en jetant ses bras autour de Nina Alexandrovna.

— Je ne l’épargne que par égard pour ma mère, dit tragiquement Gania.

— Parle ! vociféra le général hors de lui : — parle, sous la menace de la malédiction paternelle… parle !

— J’ai bien peur de votre malédiction ! Et à qui la faute si, depuis huit jours, vous êtes comme un fou ? Depuis huit jours ; voyez-vous, je sais à quelle date cela a commencé… Prenez garde, ne me poussez pas à bout, je dirai tout… Qu’est-ce que vous êtes allé faire hier chez les Épantchine ? Et vous êtes un vieillard, un homme à cheveux blancs, un père de famille ! C’est du propre !

— Tais-toi, Ganka ! se mit à crier Kolia : — tais-toi, imbécile !

— Mais en quoi donc lui ai-je manqué ? Quelle insulte peut-il me reprocher ? répétait Hippolyte d’un ton toujours moqueur, il est vrai. — Pourquoi me traite-t-il de vis, vous l’avez entendu ? C’est lui-même qui s’accroche à moi ; il est venu me trouver tout à l’heure et il a commencé à me parler d’un certain capitaine Éropiégoff. Je ne tiens pas du tout à votre société, général ; je l’ai même évitée jusqu’ici, vous le savez très-bien. Que m’importe le capitaine Éropiégoff, convenez-en vous-même ? Ce n’est pas pour le capitaine Éropiégoff que je suis venu ici. Je me suis borné à lui dire tout haut mon opinion, à savoir que peut-être ce capitaine Éropiégoff n’avait jamais existé. Là-dessus il a jeté feu et flammes.

— Certainement, il n’a jamais existé ! déclara avec force Gania.

Sur le moment le général demeura interdit et ne put que promener autour de lui un regard hébété. Dans sa stupeur, il ne trouva d’abord rien à répondre au démenti si formel que venait de lui donner son fils.

— Eh bien, voilà, vous l’avez entendu, s’écria Hippolyte avec un rire de triomphe, — votre propre fils dit aussi qu’il n’y a jamais eu de capitaine Éropiégoff !

À ces mots, le vieillard essaya enfin de reprendre la parole.

— J’ai parlé de Kapiton Éropiégoff, et non d’un capitaine… Il s’agit de Kapiton… un sous-lieutenant démissionnaire, Éropiégoff… Kapiton, fit-il péniblement.

— Mais il n’y a pas eu non plus de Kapiton ! reprit Gania exaspéré.

— Pour… pourquoi n’y en a-t-il pas eu ? balbutia le général, et son visage se couvrit de rougeur.

— Allons, assez ! ne cessaient de dire Ptitzine et Varia.

— Tais-toi, Ganka ! cria de nouveau Kolia.

Se voyant soutenu, le général recouvra son assurance et s’adressa d’un ton de menace à Gania :

— Comment n’y en a-t-il pas eu ? Pourquoi n’a-t-il pas existé ?

— Parce qu’il n’a pas existé, voilà tout. Finissez, vous dis-je.

— Et c’est mon fils… c’est mon propre fils, que je… Oh, mon Dieu, Éropiégoff, Érochka Éropiégoff n’a pas existé !

— Allons, voilà que c’est maintenant Érochka, et tout à l’heure c’était Kapitochka ! ricana Hippolyte.

— C’est Kapitochka, monsieur, Kapitochka, et non Érochka ! Kapiton, Kapiton Alexiévitch… sous-lieutenant… démissionnaire… qui a épousé Marie… Marie Pétrovna Sou… Sou… mon camarade et mon ami… Marie Pétrovna Soutougoff… nous sommes entrés au service ensemble. Pour lui j’ai versé… je lui ai fait un rempart… je me suis fait tuer. Kapitochka Éropiégoff n’a pas existé ! Il n’a pas existé !

L’irritation du général pouvait paraître bien peu justifiée, eu égard à la circonstance insignifiante qui y avait donné lieu. À la vérité, dans un autre moment, l’assertion que Kapiton Éropiégoff n’avait jamais existé n’aurait pas provoqué en lui une pareille colère : il aurait fait une scène, crié, tempêté, et, au bout du compte, serait allé se coucher. Mais maintenant, par une bizarrerie du cœur humain, un simple doute concernant l’existence d’Éropiégoff devait faire déborder le vase. Le vieillard devint pourpre, et, levant les bras en l’air, s’écria :

— Assez ! Je maudis… je sors de cette maison ! Nicolas, prends mon sac, je m’en vais…

Il s’élança furieux hors de la chambre. Nina Alexandrovna, Kolia et Ptitzine se précipitèrent sur ses pas.

— Eh bien, tu viens d’en faire une belle ! dit Varia à son frère : — sans doute, il va encore aller là, il nous traînera dans la boue !

— Qu’il ne vole pas ! répliqua le jeune homme d’une voix presque étranglée par la colère.

Tout à coup ses yeux rencontrèrent Hippolyte, et il eut comme un tressaillement.

— Quant à vous, monsieur, cria-t-il, — vous auriez dû vous souvenir que vous n’êtes pas chez vous… que vous recevez ici l’hospitalité, et ne pas irriter un vieillard qui évidemment est devenu fou…

Les muscles du visage d’Hippolyte parurent aussi se contracter, mais presque instantanément il se rendit maître de son émotion.

— Je ne suis pas du tout de votre avis en ce qui concerne la prétendue folie de votre papa, répondit-il avec calme ; — au contraire, il me semble que, loin d’avoir subi une diminution, son intelligence s’est plutôt accrue dans ces derniers temps ; vous ne le croyez pas ? Il est devenu si circonspect, si défiant, il scrute tout, il pèse chaque mot… En me parlant de ce Kapitochka, il avait son but ; figurez-vous, il voulait m’amener sur…

— Eh ! que diable ai-je besoin de savoir sur quoi il voulait vous amener ! interrompit d’un ton irrité Gania : — je vous prie de ne pas ruser, de ne pas finasser avec moi, monsieur ! Si vous savez aussi la vraie cause pour laquelle le vieillard se trouve dans un pareil état (depuis cinq jours vous faites ici un métier d’espion, vous le savez très-bien), vous n’auriez pas dû irriter… un malheureux, et désoler ma mère en exagérant le fait, car toute cette affaire ne signifie rien, c’est une histoire d’ivrogne, voilà tout ; elle n’est même prouvée en aucune manière, et je la prends pour ce qu’elle vaut… Mais il faut que vous blessiez et que vous espionniez parce que vous… parce que vous êtes…

— Une vis, acheva en souriant Hippolyte.

— Parce que vous êtes un rien qui vaille ; pendant une demi-heure vous avez joué une honteuse comédie devant les gens, vous avez voulu les effrayer en leur faisant croire que vous alliez vous tuer, et votre pistolet n’était pas chargé ! Vous êtes un faux suicidé, un épanchement de bile… ambulant. Je vous ai donné l’hospitalité, vous avez pris de l’embonpoint, vous ne toussez plus, et, en reconnaissance…

— Deux mots seulement, permettez ; je suis chez Barbara Ardalionovna, et non chez vous ; vous ne m’avez nullement donné l’hospitalité, et, si je ne me trompe, vous-même êtes ici l’hôte de monsieur Ptitzine. Il y a quatre jours, j’ai prié ma mère de chercher pour moi un logement à Pavlovsk et de s’y transporter elle-même, parce que, en effet, je me sens mieux ici, quoique je n’aie pris aucun embonpoint et que je continue à tousser. Hier soir, ma mère m’a informé que le logement était prêt, et, de mon côté, je m’empresse de vous apprendre qu’aujourd’hui même, après avoir remercié votre maman et votre sœur, j’irai m’installer chez moi, ce à quoi je suis décidé depuis hier soir. Pardon, je vous ai interrompu ; vous aviez encore beaucoup de choses à dire, je crois.

— Oh ! s’il en est ainsi… commença avec agitation Gania.

— Eh bien, s’il en est ainsi, permettez-moi de m’asseoir, après tout je suis malade, ajouta Hippolyte, et il s’assit le plus tranquillement du monde sur la chaise que le départ du général avait laissée libre ; — allons, maintenant je suis prêt à vous entendre, d’autant plus que c’est notre dernier entretien, et peut-être même notre dernière rencontre.

Gania se piqua soudain de scrupule.

— Croyez que je ne m’abaisserai pas jusqu’à vous demander des comptes, déclara-t-il, — et si vous…

— Vous avez tort de le prendre de si haut, interrompit Hippolyte ; — moi, de mon côté, le jour de mon arrivée ici, je me suis juré de ne pas vous quitter sans avoir eu la satisfaction de vous dire toutes vos vérités avec une entière franchise. Je compte me procurer ce plaisir dès maintenant, après que vous aurez parlé, bien entendu.

— Et moi, je vous prie de quitter cette chambre.

— Vous feriez mieux de parler, vous regretterez ensuite de ne pas vous être soulagé le cœur. — Cessez, Hippolyte, dit Varia, — tout cela est honteux ; je vous en prie, cessez !

Le malade se leva.

— C’est seulement par égard pour une dame, dit-il en riant.

— Soit, Barbara Ardalionovna, pour vous, je consens à être bref, mais je ne puis vous faire que cette concession, car, entre votre frère et moi, une certaine explication est devenue absolument nécessaire, et, pour rien au monde, je ne m’en irai sans avoir montré les choses sous leur vrai jour.

— C’est-à-dire que vous êtes tout simplement un cancanier, cria Gania, — voilà pourquoi il faut, à toute force, que vous fassiez des cancans avant de vous en aller.

— Vous voyez, observa froidement Hippolyte, — vous ne pouvez déjà plus vous contenir. Vraiment, si vous ne dites pas ce que vous avez sur le cœur, vous vous repentirez de votre silence. Encore une fois, je vous cède la parole. J’attends.

Gabriel Ardalionovitch se tut et son visage prit une expression méprisante.

— Vous ne voulez pas, vous êtes décidé à soutenir jusqu’au bout votre rôle, libre à vous. Quant à moi, je serai aussi bref que possible. Aujourd’hui vous m’avez deux ou trois fois jeté à la face l’hospitalité que vous m’accordez, ce n’est pas juste. En m’invitant à venir habiter chez vous, vous-même comptiez me prendre dans vos filets ; vous présumiez que je voulais me venger du prince. De plus, vous avez entendu dire qu’Aglaé Ivanovna m’avait témoigné de l’intérêt et qu’elle avait lu ma confession. Pensant que j’allais faire cause commune avec vous, vous espériez trouver peut-être en moi un appui. Je n’entrerai pas dans des explications plus détaillées ! D’autre part, je n’exige de vous ni un aveu, ni une confirmation de mes paroles ; il suffit que je vous laisse en face de votre conscience et que maintenant nous nous comprenions parfaitement l’un l’autre.

— Dieu sait quel monstre vous faites de la chose la plus ordinaire ! s’exclama Varia.

— Je te l’ai dit : c’est un cancanier et un gamin, remarqua Gania.

— Permettez, Barbara Ardalionovna, je continue. Sans doute, je ne puis ni aimer ni respecter le prince ; mais c’est un homme foncièrement bon, quoique en même temps… assez ridicule. En tout cas, je n’ai absolument aucune raison de le haïr ; lorsque votre frère m’excitait contre lui, je ne faisais semblant de rien ; je comptais bien rire au dénouement. Je me doutais que Gabriel Ardalionovitch, en causant avec moi, ne saurait pas retenir sa langue et qu’il me ferait les confidences les plus imprudentes. C’est ce qui est arrivé… Je suis prêt maintenant à l’épargner, mais uniquement par considération pour vous, Barbara Ardalionovna. Après vous avoir expliqué comme quoi il n’est pas si facile de me prendre au piège, je vous découvrirai aussi pourquoi je tenais tant à mystifier votre frère. Sachez que j’ai fait cela par haine, je n’hésite pas à l’avouer. En mourant (car je vais mourir, bien que j’aie pris de l’embonpoint, suivant vous), en mourant, je sentais que je m’en irais en paradis avec infiniment plus de tranquillité si, auparavant, je pouvais du moins berner un des représentants de cette innombrable classe d’hommes qui m’a persécuté toute ma vie, que toute ma vie j’ai détestée, et dont votre très-estimé frère offre une image si frappante. Je vous hais, Gabriel Ardalionovitch, uniquement parce que, — cela vous paraîtra peut-être étonnant, — uniquement parce que vous êtes le type, l’incarnation, la personnification, le comble de la banalité la plus effrontée, la plus infatuée d’elle-même, la plus plate et la plus répugnante ! Vous êtes la banalité bouffie, la banalité qui ne doute de rien et qui se prélasse dans sa sérénité olympienne ; vous êtes la routine des routines ! Il est écrit que ni dans votre esprit ni dans votre cœur ne naîtra jamais la moindre idée personnelle. Avec cela vous êtes excessivement envieux ; vous avez la ferme conviction que vous êtes un grand génie, mais le doute ne laisse pas de vous visiter parfois dans des moments pénibles, alors vous éprouvez des transports de colère et d’envie. Oh ! il y a encore pour vous des points noirs à l’horizon, ils disparaîtront quand vous serez devenu tout à fait bête, ce qui ne tardera pas. En tout cas, vous avez devant vous une route longue et variée, je ne dis pas gaie, et j’en suis bien aise. D’abord, je vous prédis que vous n’obtiendrez pas certaine personne…

— Allons, c’est insupportable ! cria Varia. — Aurez-vous bientôt fini, langue de vipère ?

Gania pâle et tremblant ne disait mot. Hippolyte se tut, le considéra longuement et avec jubilation, puis reporta ses yeux sur Varia ; ensuite il sourit, salua et sortit sans ajouter une parole.

Gabriel Ardalionovitch aurait pu à bon droit se plaindre de la destinée. Pendant quelque temps, il se promena à grands pas dans la chambre ; Varia n’osait ni lui parler, ni même le regarder. À la fin, le jeune homme alla se mettre près d’une fenêtre et tourna le dos à sa sœur. Le bruit recommença en haut, Varia quitta sa place.

— Tu t’en vas ? demanda Gania en se retournant brusquement vers elle. — Attends, regarde cela.

Elle s’approcha et il jeta devant elle, sur une chaise, un petit papier plié en forme de lettre.

— Seigneur ! fit Varia en frappant ses mains l’une contre l’autre.

Le billet ne contenait que sept lignes :

« Gabriel Ardalionovitch ! Convaincue de vos bons sentiments à mon égard, je me décide à vous demander conseil dans une affaire importante pour moi. Je désirerais vous rencontrer demain, à sept heures précises du matin, sur le banc vert. Ce n’est pas loin de notre villa. Barbara Ardalionovna, qui doit absolument vous accompagner, connaît très-bien cet endroit. A. E. »

— Essayez donc de la déchiffrer après cela ! dit Varia en écartant les bras.

Gania n’était guère disposé en ce moment à faire des embarras, toutefois il lui fut impossible de cacher sa satisfaction de ce triomphe qui semblait donner un démenti si formel aux désolantes prédictions d’Hippolyte. Un orgueilleux sourire s’épanouit sur les lèvres du jeune homme, Barbara Ardalionovna elle-même devint radieuse.

— Et cela le jour même où doivent avoir lieu les fiançailles ! Allez donc y comprendre quelque chose !

— À ton avis, de quoi veut-elle me parler demain ? questionna Gania.

— Peu importe ; le grand point, c’est que, pour la première fois depuis six mois, elle manifeste le désir de te voir. Écoute-moi, Gania : quoi qu’il arrive, quelque tournure que prenne l’entretien, sache que c’est important ! C’est très-important ! Ne va pas faire encore le fanfaron, prends garde de commettre les mêmes bévues qu’autrefois, mais n’aie pas peur non plus, fais-y attention ! Pouvait-elle ne pas deviner pour quel motif j’allais si souvent les voir depuis six mois ? Et figure-toi : elle ne m’a pas dit un mot aujourd’hui, elle n’a fait semblant de rien. J’ai été reçue en cachette, à l’insu de la vieille qui, sans cela, m’aurait probablement mise à la porte. Je me suis exposée à ce risque pour toi ; coûte que coûte, je voulais savoir…

De nouveaux cris retentirent, venant d’en haut ; puis on entendit les pas de plusieurs personnes qui descendaient l’escalier.

L’épouvante s’empara de Varia.

— Pour rien au monde il ne faut le laisser sortir maintenant ! cria-t-elle au plus vite : — qu’il n’y ait pas même une ombre de scandale ! Va lui demander pardon !

Mais le père de famille était déjà dans la rue ; derrière lui marchait Kolia qui portait son sac. Debout sur le perron, Nina Alexandrovna pleurait ; elle aurait voulu courir après son mari, mais Ptitzine l’en empêcha.

— Cela ne servira qu’à l’exciter encore plus, lui dit-il, — il ne peut aller nulle part, dans une demi-heure on le ramènera, j’ai déjà parlé à Kolia ; laissez-le faire ses folies.

— Pourquoi faire ainsi la mauvaise tête ? Où allez-vous ? se mit à crier par la fenêtre Gabriel Ardalionovitch : — vous n’avez même pas où aller !

— Revenez, papa, supplia Varia. — Les voisins entendent.

Le général s’arrêta, fit volte-face et s’écria en étendant le bras :

— Je maudis cette maison !

— Et nécessairement sur un ton théâtral ! grommela Gania en fermant la fenêtre avec bruit.

Les voisins entendaient en effet. Varia sortit précipitamment de la chambre.

Resté seul, Gania prit le billet sur la table, le porta à ses lèvres, fit claquer sa langue contre son palais et battit un entrechat.