L’Idiot/IV/Chapitre 1

Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 2p. 193-206).


QUATRIÈME PARTIE


I

Huit jours s’étaient écoulés depuis l’entrevue du prince et d’Aglaé Épantchine sur le banc vert. Par une belle matinée, vers dix heures et demie, Barbara Ardalionovna Ptitzine qui était sortie pour aller voir des connaissances, revint chez elle dans une disposition d’esprit fort chagrine.

Il y a des gens dont il est difficile de dire quelque chose qui les présente d’emblée sous leur aspect le plus caractéristique ; ce sont ceux qu’on appelle communément les hommes « ordinaires », la « masse » et qui, en effet, constituent l’immense majorité de l’espèce humaine. À cette vaste catégorie appartiennent plusieurs des personnages de notre récit, notamment Barbara Ardalionovna Ptitzine, son mari, monsieur Ptitzine, et Gabriel Ardalionovitch, son frère.

Presque depuis l’adolescence, Gabriel Ardalionovitch avait été tourmenté par le sentiment continuel de sa médiocrité en même temps que par l’envie irrésistible de se convaincre qu’il était un homme supérieur. Plein d’appétits violents, il avait, pour ainsi dire, les nerfs agacés de naissance, et il croyait à la force de ses désirs parce qu’ils étaient impétueux. Sa rage de se distinguer le poussait parfois à risquer le coup de tête le plus inconsidéré, mais toujours au dernier moment notre héros se trouvait être trop raisonnable pour s’y résoudre. Cela le tuait. Au besoin, en vue de quelque avantage ardemment souhaité, il se fût peut-être décidé à une chose extrêmement basse, mais, comme par un fait exprès, dès qu’il fallait passer de la résolution à l’action, Gabriel Ardalionovitch se trouvait toujours être trop honnête pour commettre une grosse bassesse (une petite, du reste, n’éveillait jamais en lui aucune susceptibilité de conscience). La pauvreté dans laquelle sa famille était tombée l’humiliait et l’irritait. Il traitait même sa mère avec mépris, tout en comprenant très-bien cependant que s’il avait une bonne carte dans son jeu, si quelque chose pouvait l’aider à faire son chemin, c’était surtout la haute réputation d’honorabilité dont jouissait Nina Alexandrovna. Dès son entrée chez Épantchine il s’était dit : « Puisqu’il faut être plat, soyons-le jusqu’au bout, pourvu que cela nous rapporte », et — presque jamais il ne poussait la platitude jusqu’au bout. Pourquoi, d’ailleurs, s’était-il imaginé qu’il lui faudrait nécessairement être plat ? La façon dont Aglaé reçut alors ses avances l’effraya sans pourtant le rebuter : à tout hasard, il continua à avoir des vues sur la jeune fille, quoique jamais il ne crût sérieusement qu’elle descendrait jusqu’à lui. Plus tard, à l’époque de son histoire avec Nastasia Philippovna, il se figura soudain que le moyen d’arriver à tout était l’argent. « Va pour une bassesse », se répétait-il chaque jour avec une assurance présomptueuse à laquelle se mêlait une certaine crainte ; « puisqu’il faut être bas, soyons-le carrément », ne cessait-il de se dire pour s’encourager ; « en pareil cas la routine hésite, mais nous autres nous ne sommes pas timides. » Ses échecs successifs auprès d’Aglaé et de Nastasia Philippovna le démoralisèrent complètement, et, comme le lecteur le sait, il remit au prince l’argent à lui donné par une folle qui elle-même l’avait reçu d’un fou. Ce sacrifice accompli, le jeune homme en éprouva autant de regret que d’orgueil. Pendant les trois jours que le prince resta alors à Pétersbourg, Gabriel Ardalionovitch pleura dans son sein, mais pendant ces trois jours aussi il prit le prince en grippe parce que ce dernier le considérait avec trop de compassion, alors qu’en rendant cent mille roubles, il avait fait une chose « dont tout le monde n’aurait pas été capable ». Mais force lui était de s’avouer (et cette conviction le faisait cruellement souffrir) que tout son chagrin venait d’un amour-propre continuellement blessé. Beaucoup plus tard seulement, il comprit qu’avec une créature aussi innocente et aussi étrange qu’Aglaé, son affaire aurait pu prendre une tournure sérieuse. Dévoré de regrets, il renonça à ses occupations et tomba dans une profonde mélancolie.

À présent, Gabriel Ardalionovitch demeurait chez Ptitzine avec son père et sa mère. Il ne cachait pas son mépris pour le parent qui lui donnait l’hospitalité, mais en même temps il écoutait ses conseils et presque toujours il était assez sage pour les solliciter. Par exemple, une chose qui fâchait Gania, c’était de voir que Ptitzine ne se proposait pas d’être un Rothschild. « Puisque tu es un usurier, eh bien, va jusqu’au bout, pressure les gens, fais-leur suer le plus d’argent possible, affirme-toi, deviens le roi des Juifs. » Doux et modeste, Ptitzine se contentait de sourire en entendant ces paroles ; une fois pourtant, il crut devoir s’expliquer sérieusement avec Gania et il apporta même une certaine dignité dans cette explication. Il prouva à son beau-frère qu’il ne faisait rien de malhonnête et que celui-ci avait tort de le traiter de Juif : si l’argent était à tel prix, ce n’était pas sa faute ; il agissait conformément à la justice et à l’honneur ; à vrai dire, dans « ces choses-là », son rôle était plutôt celui d’un simple agent ; enfin, grâce à son exactitude en affaires, il s’était fait connaître fort avantageusement dans la meilleure société et le cercle de ses opérations s’élargissait de jour en jour. « Je ne serai pas un Rothschild et il n’y a pas de raison pour que j’en sois un, ajouta-t-il en riant, — mais j’aurai une maison dans la Litéinaïa, peut-être même deux, et je m’en tiendrai là. » « Qui sait pourtant ? j’en aurai peut-être bien trois ! » acheva-t-il in petto, mais ce rêve qu’il caressait mentalement, jamais il ne le confiait à personne. La nature aime et favorise de pareilles gens. À coup sûr, elle récompensera Ptitzine : ce n’est pas trois maisons mais quatre qu’il aura, et cela justement parce que, dès son enfance, il a compris qu’il ne serait jamais un Rothschild. À cette limite, il est vrai, s’arrêtera la fortune de Ptitzine, et, quoi qu’il arrive, jamais il ne lui sera donné d’avoir plus de quatre maisons.

Barbara Ardalionovna ne ressemblait pas du tout à son frère. Elle aussi avait des désirs violents, mais ils étaient plutôt opiniâtres qu’impétueux. Il y avait autant de sagesse dans ses projets que dans la manière dont elle en poursuivait l’exécution. Sans doute, elle appartenait aussi à la catégorie des gens « ordinaires » qui rêvent d’être originaux, mais elle avait bientôt reconnu qu’il n’existait pas en elle le moindre grain d’originalité véritable, et elle ne s’en affligeait pas outre mesure, — qui sait ? ici peut-être lui venait en aide un orgueil sui generis. Ce fut très-résolument qu’elle fit sa première concession aux nécessités de la vie pratique en consentant à devenir la femme de M. Ptitzine ; toutefois, lorsqu’elle l’épousa, elle ne se dit nullement : « Va pour une bassesse, du moment qu’elle conduit au but », comme n’aurait pas manqué de s’exprimer en pareil cas Gabriel Ardalionovitch (selon toute probabilité, il tenait ce langage à sa sœur elle-même quand, en qualité de frère aîné, il lui manifestait sa satisfaction du parti qu’elle avait pris). Loin de là, Barbara Ardalionovna se maria après s’être positivement convaincue que son futur époux était un homme modeste, agréable, presque lettré, et que jamais, pour rien au monde, il ne commettrait une grande bassesse. Quant aux petites, c’étaient des niaiseries dont Barbara Ardalionovna ne s’inquiétait pas ; d’ailleurs, où n’y a-t-il pas de ces misères ? Il est absurde de chercher l’idéal ! De plus, elle savait qu’en se mariant elle assurait un gite à tous les siens. Voyant Gania malheureux, elle voulait lui être utile, nonobstant les pénibles démêlés qu’ils avaient eus autrefois ensemble. Ptitzine poussait, — amicalement, bien entendu, — son beau-frère à entrer au service. « Vois-tu, lui disait-il parfois en manière de plaisanterie, — tu méprises les généraux et le généralat, mais remarque que tous « ils » finiront par devenir à leur tour généraux ; si tu vis, tu le verras. » « Et où prennent-ils donc que je méprise les généraux et le généralat ? » pensait sarcastiquement le jeune homme.

Pour servir les intérêts de son frère, Barbara Ardalionovna se fourra chez les dames Épantchine, ce à quoi l’aidèrent puissamment certains souvenirs d’enfance : elle et Gania, étant enfants, avaient joué avec les filles du général Ivan Fédorovitch. La jeune femme n’aurait pas été ce qu’elle était si, dans ses visites à la famille Épantchine, elle eût poursuivi la réalisation d’une chimère ; mais son projet n’avait rien de chimérique, étant donné le caractère de cette famille et notamment celui d’Aglaé qu’elle étudiait sans relâche. Opérer un rapprochement entre Aglaé et Gania, tel était le but auquel tendaient tous les efforts de Barbara Ardalionovna. Peut-être arriva-t-elle à quelques résultats, peut-être aussi se trompa-t-elle, par exemple, en présumant trop de son frère et en attendant de lui ce qu’en aucun cas il ne pouvait donner. Quoi qu’il en soit, elle manœuvrait assez habilement chez les dames Épantchine : durant des semaines entières, elle ne soufflait pas mot de Gania ; toujours d’une droiture et d’une sincérité extrêmes, elle avait une attitude modeste, mais digne. En descendant au fond de sa conscience, elle ne trouvait rien à se reprocher et cela contribuait encore à l’affermir dans son dessein. Seulement Barbara Ardalionovna remarquait parfois qu’elle était fâchée, qu’il y avait en elle beaucoup d’amour-propre, et peut-être même un amour-propre blessé ; c’était surtout à certains moments qu’elle s’en apercevait, notamment après ses visites à la famille Épantchine.

Et voici que maintenant encore, en revenant de chez ces dames, elle se trouvait, comme nous l’avons dit, dans une disposition d’esprit fort chagrine. À travers sa tristesse perçait une sorte de moquerie amère. À Pavlovsk, l’habitation de Ptitzine était une maison de bois, laide, mais vaste, sise dans une rue poussiéreuse ; cet immeuble allait bientôt devenir sa propriété et déjà il pensait à le vendre. Lorsqu’elle monta le perron, Barbara Ardalionovna entendit un grand bruit à l’étage supérieur, des cris étaient proférés par son frère et par son père, elle reconnut leurs voix. En entrant dans la salle, elle aperçut Gania qui courait d’un coin de cette pièce à l’autre. Le jeune homme était pâle de rage et peu s’en fallait qu’il ne s’arrachât les cheveux. À cette vue, Barbara Ardalionovna fronça le sourcil, et, sans ôter son chapeau, se laissa tomber d’un air las sur un divan. Comprenant très-bien que, si elle ne demandait pas tout de suite à son frère pourquoi il courait ainsi, son silence l’irriterait certainement, elle se hâta de prendre la parole.

— C’est toujours comme à l’ordinaire ?

— Qu’est-ce que tu dis ? s’écria Gania : — comme à l’ordinaire ! Non, le diable sait ce qui se passe maintenant ici, mais ce n’est plus comme à l’ordinaire ! Le vieux est devenu enragé… la mère brait. Vraiment, Varia, tu auras beau dire, je le mettrai à la porte ou… ou moi-même je vous quitterai, ajouta-t-il, se rappelant sans doute qu’il faut être chez soi pour avoir le droit de mettre les gens à la porte.

— Il faut être indulgent, murmura Varia.

— Indulgent pour quoi ? Pour qui ? reprit Gania rouge de colère ; — pour ses vilénies ? Non, dis tout ce que tu voudras, cela ne peut pas durer ainsi ! C’est impossible, impossible, impossible ! Et quel genre ! C’est lui qui est dans son tort et il fait le fendant plus que jamais, « Je ne veux pas entrer par la porte, démolis la muraille !… » Qu’est-ce que tu as ? Ton visage est tout défait.

— Peu importe comment est mon visage, répondit-elle d’un ton de mauvaise humeur.

Gania attacha sur sa sœur un regard curieux.

— Tu as été là ? demanda-t-il tout à coup.

— Oui.

— Arrête ! ils crient encore ! Quelle honte ! Et dans un pareil moment, qui plus est !

— Dans un pareil moment, dis-tu ? Le moment présent n’a rien de particulier.

Gania la considéra avec un redoublement d’attention.

— Tu as appris quelque chose ? interrogea-t-il.

— Rien d’inattendu, du moins. J’ai appris que tout cela était vrai. Mon mari a vu plus clair que toi et moi ; ce qu’il avait prédit dès le commencement s’est réalisé. Où est-il ?

— Il est sorti. Qu’est-ce qui s’est réalisé ?

— Le prince est formellement agréé comme prétendu, c’est une affaire terminée. Les aînées me l’ont dit. Aglaé a donné son consentement ; on a renoncé aux cachotteries. (Jusqu’à présent on avait toujours fait de cela un mystère.) Le mariage d’Adélaïde est encore retardé : on veut que les deux noces aient lieu simultanément, le même jour ; voilà de la poésie ! Tiens, tu devrais composer un épithalame, cela vaudrait mieux que de courir ainsi à travers la chambre. La princesse Biélokonsky sera chez eux ce soir, elle est revenue fort à propos ; il y aura du monde. On le présentera à la princesse, quoiqu’il ait déjà fait sa connaissance ; on tient, parait-il, à donner une certaine solennité aux fiançailles. Tout ce qu’on craint, c’est qu’en entrant dans le salon rempli de visiteurs, il ne renverse quelque meuble ou que lui-même ne s’étale sur le parquet ; ces choses-là lui ressemblent.

Gania écouta fort attentivement ce récit, mais, au grand étonnement de sa sœur, la nouvelle qui ruinait ses espérances ne lui causa aucune émotion apparente.

— Eh bien, c’était clair, dit-il après un moment de réflexion : — c’est fini, naturellement ! ajouta le jeune homme en souriant d’un air étrange, tandis que son regard se fixait avec une expression narquoise sur le visage de Varia.

Quoiqu’il continuât à se promener dans la chambre, il était beaucoup moins agité que tout à l’heure.

— C’est encore heureux que tu prennes cela en philosophe ; vraiment, j’en suis bien aise, observa Barbara Ardalionovna.

— Mais c’est un débarras ; pour toi, du moins.

— Je crois t’avoir servi sincèrement, sans raisonner et sans te fatiguer de mes questions ; je ne t’ai pas demandé quel bonheur tu voulais trouver chez Aglaé.

— Mais est-ce que j’ai… cherché du bonheur chez Aglaé ?

— Allons, ne te mets pas à philosopher, s’il te plait ! Assurément, oui, c’est fini : nous voilà avec un pied de nez. Je t’avoue que je n’ai jamais pu envisager sérieusement cette affaire ; je m’en occupais seulement « à tout hasard », comptant sur le caractère ridicule de la jeune fille, mais mon intention était surtout de t’amuser. Il y avait quatre-vingt-dix chances pour que cela n’aboutît pas. Maintenant encore je ne sais pas moi-même ce que tu avais en vue.

— À présent ton mari et toi vous allez me presser d’entrer au service, me répéter sur tous les tons qu’avec la persévérance et la force de volonté on arrive à tout, qu’il ne faut pas mépriser les petits profits, etc., je sais cela par cœur, dit en riant Gania.

« Il a quelque nouvelle idée en tête ! » pensa Varia.

— Et les parents ? Ils sont enchantés ? demanda soudain le jeune homme.

— N-non, pas trop, à ce qu’il semble. Du reste, tu peux toi-même en juger : Ivan Fédorovitch est content ; Élisabeth Prokofievna a peur ; il lui a toujours répugné de voir dans le prince un mari pour sa fille, c’est connu.

— Je ne parle pas de cela ; le prince est un parti absurde, impossible ; c’est clair. Je te demande où en sont maintenant les choses : Aglaé a-t-elle formellement consenti ?

— Jusqu’à présent elle n’a pas dit « non », — voilà tout ; mais de sa part on ne pouvait pas attendre plus. Tu sais combien elle est encore honteuse et timide : dans son enfance, quand il venait du monde chez ses parents, elle se fourrait dans une armoire et y restait deux heures, trois heures, jusqu’à ce que les visiteurs se fussent retirés ; eh bien, elle n’a pas changé en grandissant. Tu sais, je suis portée à croire qu’elle éprouve à l’égard du prince autre chose que de l’indifférence. On dit qu’elle rit de lui du matin au soir, mais c’est une frime ; sans doute elle trouve moyen de lui dire chaque jour un petit mot en cachette, car il est radieux, il a l’air d’être en paradis… Il est fort drôle, dit-on. C’est d’elles-mêmes que je le tiens. Il m’a semblé aussi qu’elles se moquaient de moi assez ouvertement, je parle des aînées.

À la fin, le visage de Gania commença à se rembrunir ; peut-être Varia s’était-elle exprès étendue sur ce thème pour pénétrer les vrais sentiments de son frère. Mais, sur ces entrefaites, de nouveaux cris se firent entendre en haut.

— Je vais le chasser ! vociféra Gania qui semblait heureux de pouvoir donner une issue à sa colère.

— Et alors il ira encore nous décrier partout, comme hier.

— Comme hier ? Comment ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il a fait hier ? Mais est-ce que ?… demanda vivement le jeune homme pris d’une frayeur subite.

— Ah ! mon Dieu, est-ce que tu ne le sais pas ? reprit Varia.

— Comment… ainsi c’est vrai qu’il est allé là ? s’écria Gania rouge de honte et de fureur : — mon Dieu, mais tu viens de cette maison ! Tu as appris quelque chose ? Le vieux est allé là ? Y est-il allé, oui ou non ?

Ce disant, Gania s’élança vers la porte ; Varia courut après son frère et le saisit par les bras.

— Qu’est-ce que tu fais ? Eh bien, où vas-tu ? dit-elle : — si tu le mets à la porte maintenant, il en fera encore de pires, il ira dans toutes les maisons !

— Qu’est-ce qu’il est allé faire là ? Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Mais elles-mêmes n’ont pas su me le raconter, elles ne l’ont pas compris, il a seulement effrayé tout le monde. Il voulait voir Ivan Fédorovitch ; celui-ci étant absent, il a demandé Élisabeth Prokofievna. D’abord il l’a priée de lui procurer une place, de le faire rentrer au service ; ensuite il s’est répandu en récriminations sur notre compte, il s’est plaint de moi, de mon mari, de toi surtout… bref, il a énormément clabaudé.

— Tu n’as pas pu savoir ce qu’il a dit ? demanda Gania tremblant comme s’il avait une attaque de nerfs.

— Mais qu’est-ce qu’il y avait à savoir là ? C’est tout au plus si lui-même comprenait ce qu’il disait, et puis elles ne m’ont peut-être pas tout raconté.

Gania se prit la tête et courut à une fenêtre ; Varia s’assit près d’une autre croisée.

— Cette drôle d’Aglaé, observa-t-elle soudain, — m’arrête et me dit : « Transmettez à vos parents l’assurance particulière, personnelle de mon respect ; je trouverai certainement un de ces jours l’occasion de voir votre papa. » Et elle dit cela d’un ton si sérieux ! C’est vraiment étrange…

— Elle ne plaisantait pas ? Tu es sûre que ce n’était pas une moquerie ?

— Non, elle n’avait pas du tout l’air de rire, et voilà justement ce qui est étrange.

— Sait-elle ou ne sait-elle pas l’affaire du vieux ? Quel est ton avis ?

— Il est hors de doute pour moi que chez eux on l’ignore ; mais tu m’y fais penser, peut-être bien qu’Aglaé la connaît. En tout cas elle seule en est instruite, car ses sœurs ont aussi été surprises quand elles l’ont entendue me prier si sérieusement de remettre ses hommages à mon père. Et pourquoi est-ce justement à lui qu’elle envoie son respect ? Si elle sait la chose, elle la tient du prince !

— Il n’est pas bien malin de deviner qui la lui a apprise ! Un voleur ! Il ne manquait plus que cela. Un voleur dans notre famille, « le chef de la famille ! »

— Laisse donc, c’est absurde ! répliqua violemment Varia : — une histoire d’ivrogne, rien de plus ! Et qui a imaginé cela ? Lébédeff, le prince… des gens bien intelligents, n’est-il pas vrai ? Moi je n’attache pas à ce racontar plus d’importance qu’il n’en a.

— Le vieux est un voleur et un ivrogne, poursuivit Gania avec amertume, — moi, je suis un mendiant, le mari de ma sœur est un usurier, — il y avait là de quoi tenter Aglaé ! Elle serait entrée dans une jolie famille, on peut le dire !

— Ce mari de ta sœur, cet usurier te…

— Nourrit, n’est-ce pas ? Ne fais pas de cérémonies, je te prie…

— Pourquoi te fâches-tu ? reprit Varia. — Tu n’as pas l’esprit plus développé qu’un écolier. Tu penses que tout cela a pu te nuire aux yeux d’Aglaé ? Tu ne connais pas son caractère ; elle refuserait le plus brillant parti pour s’enfuir avec un étudiant qui n’aurait à lui offrir que la misère dans un grenier, — voilà son rêve ! Tu n’as jamais pu comprendre combien elle t’aurait trouvé intéressant si tu avais su accepter notre position avec courage et fierté. Le prince lui a plu d’abord parce qu’il n’a rien fait pour cela, ensuite parce que tout le monde le considère comme un idiot. Déjà le fait seul que ce mariage tourmente sa famille, — voilà à présent ce qui la charme. E-eh, vous ne comprenez rien !

— Eh bien, c’est encore à savoir si nous sommes si peu intelligents que cela, murmura le jeune homme, — pourtant, ajouta-t-il après cette réponse énigmatique, — je n’aurais pas voulu qu’elle apprît l’affaire du vieux. Le prince me disais-je, ne la racontera pas, il a même ordonné le silence à Lébédeff ; même à moi il n’a pas tout raconté lorsque je l’ai pressé…

— Alors c’est qu’un autre a parlé, car tu vois toi-même que l’histoire s’est ébruitée. Mais que comptes-tu faire maintenant ? Qu’espères-tu ? s’il restait encore un espoir, cela n’aurait d’autre effet que de te donner à ses yeux l’air d’un martyr.

— Oh ! quelque romanesque qu’elle soit, elle aurait peur du scandale ! On brave volontiers tes préjugés, mais il y a une limite qu’on ne dépasse pas ; vous êtes toutes les mêmes.

Varia lança à son frère un regard de mépris.

— Aglaé aurait peur ? s’écria-t-elle avec emportement : — quelle petite âme basse est la tienne ! Tous tant que vous êtes, vous ne valez rien. Elle peut être ridicule, excentrique ; mais en revanche elle a dix fois plus de noblesse que nous tous.

— Allons, c’est bien, c’est bien, ne te fâche pas, fit Gania d’un ton suffisant.

— Si je suis inquiète, c’est pour maman, continua Varia, — j’ai peur que cette histoire concernant notre père n’arrive à sa connaissance, ah ! j’en ai peur !

— Elle la connaît certainement déjà, dit Gania.

Si Varia avait obéi à son premier mouvement, elle serait montée tout de suite dans la chambre de Nina Alexandrovna, mais, après s’être levée pour sortir, elle s’arrêta et regarda attentivement son frère.

— Qui donc a pu la lui apprendre ?

— Hippolyte, assurément. Je suppose qu’à peine installé chez nous il se sera fait un malin plaisir de raconter cela à maman.

— Mais comment le sait-il ? dis-le-moi, je te prie. Le prince et Lébédeff ont résolu de n’en parler à personne, Kolia même n’est instruit de rien.

— Hippolyte ? Il a appris cela tout seul. Tu ne peux t’imaginer à quel point cet être-là est matois, combien il est cancanier et quel flair il a pour éventer toutes les vilénies, toutes les histoires scandaleuses. Eh bien, crois-le ou ne le crois pas, moi je suis sûr qu’il a déjà réussi à circonvenir Aglaé ! Si la chose n’est pas encore faite, elle se fera. Rogojine est aussi entré en rapports avec lui. Comment le prince ne remarque-t-il pas cela ? Et quelle envie il a maintenant de me fourrer des bâtons dans les roues ! Il me considère comme un ennemi personnel, je m’en suis aperçu depuis longtemps. Et pourquoi se mêle-t-il de ces affaires-là, lui qui va mourir ? Qu’est-ce que ça peut lui faire ? voilà ce que je ne comprends pas ! Mais je le mettrai dedans : tu verras que c’est lui qui sera attrapé et non moi.

— Pourquoi donc, si tu le hais tant, l’as-tu engagé à se transporter ici ? Et vaut-il la peine qu’on cherche à l’attraper ?

— C’est toi-même qui m’as conseillé de l’attirer chez nous.

— Je pensais qu’il serait utile ; mais sais-tu que lui-même à présent est devenu amoureux d’Aglaé et qu’il lui a écrit ? On m’a questionnée… il est dans le cas d’avoir écrit aussi à Élisabeth Prokofievna.

— Sous ce rapport il n’est pas dangereux ! répondit Gania avec un rire sardonique ; — du reste, il y a sûrement quelque chose, mais pas cela. Qu’il soit amoureux, la chose est fort possible, parce que c’est un gamin ! Mais… il n’écrira pas de lettres anonymes à la vieille. C’est une médiocrité si haineuse, si nulle, si infatuée d’elle-même !… Je suis convaincu, j’ai la certitude qu’il m’a représenté à elle comme un intrigant, il n’a rien eu de plus pressé. J’avoue que d’abord, comme un imbécile, j’ai lâché quelques mots de trop en causant avec lui ; je croyais que, ne fût-ce que par rancune contre le prince, il entrerait dans mes intérêts ; c’est un être si faux ! Oh ! à présent, je le connais bien ! Quant à ce vol, il en a eu connaissance par sa mère, la kapitancha. Si le vieux s’est décidé à cela, c’est pour elle. Tout d’un coup, à brûle-pourpoint, Hippolyte m’apprend que « le général » a promis quatre cents roubles à sa mère ; il me dit cela de but en blanc, sans aucune précaution oratoire. Aussitôt j’ai tout compris. Et, en me donnant cette nouvelle, il me regardait dans les yeux, il avait l’air content ! À coup sûr il a aussi dit la chose à maman, pour le seul plaisir de lui déchirer le cœur. Et pourquoi ne meurt-il pas, je te le demande ? il s’était engagé à mourir dans un délai de trois semaines, et ici il engraisse ! Il ne tousse plus ; hier soir lui-même a dit que depuis vingt-quatre heures déjà il ne crachait plus de sang.

— Mets-le à la porte.

— Je ne le hais pas, je le méprise, répliqua fièrement Gania. — Eh bien, oui, oui, en effet, je le hais ! vociféra-t-il tout à coup dans un soudain transport de fureur : — et je le lui déclarerai en face, à ses derniers moments, lorsqu’il sera sur son lit de mort ! Si tu lisais sa confession, — mon Dieu, quelle effronterie naïve ! C’est le lieutenant Pirogoff, c’est un Nozdreff tragique, mais surtout c’est un gamin ! Oh ! avec quel plaisir je l’aurais fessé ce jour-là, précisément pour l’étonner. Parce qu’il n’a pas eu alors le succès sur lequel il comptait, maintenant il en veut à tout le monde… Mais qu’est-ce que c’est ? Encore ce tapage ! Mais qu’est-ce qu’il y a enfin ? Décidément je ne puis plus y tenir. Ptitzine ! cria-t-il à son beau-frère qui entrait dans la salle : — eh bien, nous n’aurons donc jamais la paix ici ? C’est… c’est…

Mais le bruit se rapprochait de plus en plus ; tout à coup la porte s’ouvrit violemment, et Ardalion Alexandrovitch pourpre de colère, tremblant, hors de lui, s’élança vers Ptitzine. À la suite du vieillard entrèrent Nina Alexandrovna, Kolia et, derrière tous les autres, Hippolyte.