L’Idiot/II/Chapitre 2

Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 1p. 248-266).

II

On était au commencement de juin, et depuis une semaine Pétersbourg jouissait d’une température exceptionnellement agréable. Les Épantchine possédaient à Pavlovsk une somptueuse villa. Élisabeth Prokofievna fut soudain prise du désir de s’y rendre avec sa famille, et, deux jours après, on se transporta à la campagne.

Le lendemain ou le surlendemain du départ des Épantchine, le prince Léon Nikolaïévitch Muichkine arriva de Moscou par un train du matin. Personne n’était venu à sa rencontre à la gare ; toutefois, au sortir du wagon, dans la foule massée autour des voyageurs, le prince aperçut tout à coup deux yeux ardents dont le regard offrait une expression étrange. Il essaya de rechercher à qui appartenaient ces deux yeux, mais il ne distingua plus rien. Si fugitive qu’eût été cette vision, elle lui laissa une impression déplaisante. D’ailleurs, le prince était déjà triste et soucieux, quelque chose semblait le préoccuper.

Son cocher le conduisit à un mauvais hôtel situé non loin de la Litéinaïa. Le prince loua deux petites chambres sombres et mal meublées ; puis il se lava, changea de vêtements et se hâta de sortir.

Si un de ceux qui l’avaient connu six mois auparavant, lors de son premier séjour à Pétersbourg, avait jeté les yeux sur lui en ce moment, il aurait sans doute constaté un changement fort avantageux dans son extérieur. Pourtant c’eût été une erreur peut-être. La mise seule du prince avait subi une transformation complète : il était maintenant vêtu d’habits faits par un des bons tailleurs de Moscou ; mais, au défaut de suivre la mode de trop près, cette toilette joignait celui d’être portée par un homme qui n’avait nullement les façons d’un petit-maître ; aussi, un observateur enclin à la moquerie aurait-il pu trouver là matière à rire. Mais qu’est-ce qui ne prête pas à la risée ?

Le prince prit une voiture et se fit conduire aux Sables. Dans une des rues de la Nativité, il découvrit bientôt la maison qu’il cherchait. C’était une petite maisonnette en bois dont il remarqua avec surprise l’air avenant, propre et bien tenu ; autour de cette habitation il y avait un enclos où on cultivait des fleurs. Les fenêtres donnant sur la rue étaient ouvertes et laissaient arriver au dehors un flot incessant de paroles bruyantes, presque criardes, comme si quelqu’un faisait une lecture à haute voix ou même prononçait un discours ; celui qui parlait était de temps à autre interrompu par des rires sonores. Le prince entra dans la cour et monta le perron. Une cuisinière aux manches retroussées jusqu’aux coudes lui ouvrit la porte. Le visiteur demanda monsieur Lébédeff.

— Mais il est là, répondit-elle, en montrant du doigt le « salon ». Cette pièce, tapissée d’un papier bleu foncé, était meublée convenablement et même avec une certaine prétention, c’est-à-dire qu’il s’y trouvait une table ronde, un divan, une pendule de bronze placée sous une cloche, une glace étroite adossée au trumeau et un petit lustre suspendu au plafond par une chaînette de bronze. Lorsque le prince entra, monsieur Lébédeff, debout au milieu de la chambre, tournait le dos à la porte. Vu la chaleur, le maître de la maison ne portait aucun vêtement par-dessus son gilet ; il pérorait en se frappant la poitrine. Ses auditeurs étaient un garçon de quinze ans, à la mine rieuse et point sotte, qui tenait un livre dans ses mains ; une jeune fille de vingt ans toute vêtue de deuil et portant sur ses bras un enfant à la mamelle ; une fillette de treize ans, en deuil aussi, qui riait fort, et, en riant, ouvrait démesurément la bouche ; enfin un assez beau jeune homme de vingt ans, couché sur le divan. Ce dernier avait de longs et épais cheveux bruns, de grands yeux noirs, un léger soupçon de barbe et de favoris. Il devait interrompre fréquemment l’orateur pour le contredire, ce qui, apparemment, excitait l’hilarité des autres personnes présentes.

— Loukian Timoféitch, hé, Loukian Timoféitch ! Voyez donc ça ! Mais regarde donc par ici !… Allons, il n’y a rien à faire !

Et, après avoir esquissé un geste de découragement, la cuisinière se retira toute rouge de colère.

Lébédeff tourna la tête, et, en apercevant le prince, il resta quelque temps comme pétrifié ; puis il s’élança vers lui avec un sourire servile, mais, avant qu’il se fût approché du visiteur, la stupéfaction le cloua de nouveau à sa place.

— Ex-ex-excellentissime prince ! eut-il pourtant la force de s’écrier.

Soudain, comme s’il n’eût pu encore recouvrer sa présence d’esprit, il se retourna, et, de but en blanc, fondit sur la jeune fille en deuil qui avait un enfant dans ses bras ; le mouvement fut si brusque qu’elle recula un peu ; mais aussitôt Lébédeff la quitta pour se précipiter vers la petite fille de treize ans qui, debout sur le seuil de la pièce voisine, laissait voir encore sur son visage les traces d’une hilarité mal étouffée. La fillette ne put retenir un cri et s’enfuit immédiatement à la cuisine. Lébédeff se mit à frapper du pied, mais, rencontrant le regard du prince qui le considérait d’un air abasourdi, il murmura en manière d’explication :

— Pour… le respect, hé, hé, hé !

— Vous avez bien tort de… commença le prince.

— Tout de suite, tout de suite, tout de suite… comme un tourbillon !

Et Lébédeff sortit précipitamment de la chambre. Le prince regarda avec étonnement la jeune fille, le garçon de quinze ans et l’individu couché sur le divan ; tous riaient. Le visiteur fit chorus avec eux.

— Il est allé mettre un frac, dit l’enfant.

— Comme tout cela est vexant ! observa le prince, — je pensais… Dites-moi, il…

— Vous croyez qu’il est ivre ? cria l’homme étendu sur le divan ; — pas du tout ! Il a bu trois ou quatre petits verres, peut-être cinq, mais qu’est-ce que cela ? c’est le nombre réglementaire.

Au moment où le prince allait prendre la parole, il fut prévenu par la jeune fille, dont le gracieux visage respirait une entière franchise :

— Jamais il ne boit beaucoup le matin, dit-elle ; — si vous êtes venu le trouver pour affaire, parlez-lui maintenant. C’est le moment. Quand il revient le soir, il est ivre ; à présent il passe la plus grande partie de la nuit à pleurer et il nous lit à haute voix des passages de l’Écriture sainte, parce que notre mère est morte il y a cinq semaines.

— Il s’est sauvé parce que, assurément, il lui était difficile de vous répondre, reprit en riant le personnage couché sur le divan. — Je parie qu’il vous trompe et qu’en ce moment même il rumine quelque chose.

Lébédeff rentra, il venait de passer un habit.

— Depuis cinq semaines ! Pas plus de cinq semaines ! répéta-t-il en clignant les yeux et en tirant un mouchoir de sa poche pour essuyer des larmes : — orphelins !

— Mais pourquoi avoir mis un vêtement tout troué ? demanda la jeune fille : — vous avez là, derrière la porte, une redingote neuve ; est-ce que vous ne l’avez pas vue ?

— Tais-toi, libellule ! gronda Lébédeff. — Foin de toi ! ajouta-t-il en trépignant. Mais cette fois elle ne fit que rire de la colère paternelle.

— Pourquoi voulez-vous me faire peur ? Je ne suis pas Tania, moi, je ne m’enfuirai pas. Et, tenez, vous allez réveiller Lubotchka et elle aura encore des convulsions… Pourquoi crier ainsi ?

— Allons, allons, c’est tout… répondit le maître de la maison, pris soudain d’une vive inquiétude, et, s’élançant vers l’enfant qui dormait sur les bras de sa fille, il le bénit plusieurs fois d’un air effrayé. — Seigneur, conserve-le, Seigneur, préserve-le ! Cet enfant à la mamelle est ma fille Luboff, continua-t-il en s’adressant au prince, — elle est née en légitime mariage de ma défunte femme Hélène, décédée en couches. Et ce vanneau est ma fille Viéra, en deuil… Et celui-ci, celui-ci, oh ! celui-ci…

— Pourquoi t’interromps-tu ? cria le jeune homme : — allons, continue, ne te trouble pas.

— Altesse ! fit avec élan Lébédeff, — avez-vous lu dans les journaux l’assassinat de la famille Jémarine ?

— Oui, répondit le prince un peu étonné.

— Eh bien, voilà le vrai meurtrier de la famille Jémarine, c’est lui, lui-même !

— Qu’est-ce que vous dites ? répliqua le visiteur.

— C’est une manière allégorique de parler : il est le second assassin futur d’une deuxième famille Jémarine, s’il s’en rencontre une. Il s’y prépare…

Tous se mirent à rire. L’idée vint au prince que peut-être, en effet, Lébédeff l’entretenait à dessein de choses oiseuses parce qu’il pressentait des questions embarrassantes et voulait gagner du temps.

— C’est un factieux ! un conspirateur ! vociféra Lébédeff, qui semblait ne pouvoir plus se contenir : — eh bien, une si mauvaise langue, un fornicateur, un monstre pareil, ai-je le droit de le considérer comme mon propre neveu, comme le fils unique de ma défunte sœur Anisia ?

— Mais tais-toi donc, tu es ivre ! Le croirez-vous, prince ? à présent il s’est avisé d’exercer la profession d’avocat ; il cultive l’éloquence et chez lui ne cesse de tenir à ses enfants des discours d’un style élevé. Il y a cinq jours il a plaidé devant la justice de paix. Et pour qui donc a-t-il parlé ? Une vieille femme dépouillée de cinq cents roubles, tout son avoir, par un coquin d’usurier, l’avait instamment supplié de prendre en main ses intérêts : eh bien, au lieu de plaider pour elle, il a défendu l’usurier, un Juif nommé Zeidler, parce que celui-ci lui avait promis cinquante roubles…

— C’était cinquante roubles si j’obtenais gain de cause, et cinq roubles seulement en cas de perte, rectifia Lébédeff.

Il donna cette explication d’un ton calme et posé qui formait un contraste aussi étrange que subit avec l’animation de ses paroles précédentes.

— Eh bien, naturellement, il a fait fiasco ; la justice n’est plus rendue comme autrefois, et il a seulement excité la risée. Mais malgré cela il est resté très-content de lui-même. « Juges impartiaux, a-t-il dit, songez qu’un malheureux vieillard, privé de l’usage de ses jambes, vivant d’un travail honorable, est dépouillé de son dernier morceau de pain ; rappelez-vous la sage parole du législateur : Que la clémence règne dans les tribunaux. » Et figurez-vous que chaque matin, ici, il nous récite d’un bout à l’autre cette même plaidoirie, telle qu’il l’a prononcée là-bas ; nous l’avons entendue aujourd’hui pour la cinquième fois ; au moment où vous êtes arrivé, il était encore en train de la débiter, tant elle lui plaît. Il s’en pourlèche les babines. Et il se dispose à plaider encore pour quelqu’un. Vous êtes, je crois, le prince Muichkine ? Kolia m’a dit n’avoir jamais rencontré d’homme plus intelligent que vous dans le monde…

— Non, non, il n’y a pas d’homme plus intelligent dans le monde ! s’empressa de confirmer Lébédeff.

— Cette opinion n’a peut-être aucune importance. L’un vous aime et l’autre vous cajole ; moi, je n’ai nullement l’intention de vous flatter, soyez-en convaincu. Mais vous n’êtes pas dépourvu de sens : eh bien, soyez juge entre lui et moi. Allons, veux-tu que nous prenions le prince pour arbitre ? ajouta-t-il en s’adressant à son oncle. — Je suis bien aise, prince, que le hasard vous ait amené ici.

— Je le veux ! fit avec force Lébédeff, et machinalement il jeta un regard sur le public qui s’était de nouveau rapproché des deux interlocuteurs.

— Mais pourquoi êtes-vous en désaccord ? dit le prince, dont le visage s’était refrogné.

Outre qu’il avait mal à la tête, il était de plus en plus persuadé que Lébédeff ne jouait pas franc jeu avec lui et se plaisait à différer le moment d’une explication.

— Voici l’exposé de l’affaire. Je suis son neveu, sur ce point il a dit la vérité, quoiqu’il mente toujours. Je n’ai pas terminé mes études universitaires, mais je veux les achever et j’y parviendrai, car j’ai du caractère. En attendant, je vais, pour subsister, occuper un emploi de vingt-cinq roubles dans un chemin de fer. Indépendamment de cela, j’avoue qu’il m’est déjà venu en aide deux ou trois fois. J’avais vingt roubles et je les ai perdus au jeu. Croirez-vous, prince, que j’aie été assez lâche, assez bas pour jouer cet argent ?

— Celui qui te l’a gagné est un drôle, un drôle que tu n’aurais même pas dû payer, cria Lébédeff.

— Oui, c’est un drôle, mais je devais le payer, reprit le jeune homme. — Quant à être un drôle, il en est un certainement, et je ne dis pas cela parce qu’il t’a rossé. Prince, c’est un officier chassé du service, un ex-lieutenant qui a fait partie de la bande de Rogojine et qui est professeur de boxe. Tous ces gens-là flânent sur le pavé maintenant que Rogojine les a licenciés. Mais le pis, c’est que, le connaissant pour un drôle, un coquin, un filou, je n’en ai pas moins joué avec lui, et qu’en risquant mon dernier rouble (nous jouions aux palki), je pensais à part moi : Si je perds, j’irai trouver mon oncle Lébédeff, je lui ferai des courbettes, il ne me refusera pas un secours. C’est cela qui est une bassesse, une vraie bassesse, une lâcheté consciente d’elle-même !

— En effet, c’est une lâcheté consciente d’elle-même ! observa également Lébédeff.

— Allons, attends encore un peu avant de triompher, répliqua violemment le neveu, dont ces mots avaient ému la susceptibilité : — il jubile ! Je suis venu le trouver ici, prince, et je lui ai tout avoué ; j’ai agi noblement, je ne me suis pas ménagé ; j’ai, au contraire, qualifié ma conduite en termes aussi sévères que possible, tout le monde ici en a été témoin. Pour occuper l’emploi dont je parlais tout à l’heure, il faut absolument que je me requinque un peu, car je suis mis comme un va-nu-pieds. Tenez, regardez mes bottes ! Il m’est impossible de me rendre à mon poste dans cette tenue, et si, passé le terme fixé, je n’ai point paru à mon bureau, la place sera donnée à un autre ; je devrai alors tâcher de me caser ailleurs. À présent, je lui demande en tout et pour tout quinze roubles, je m’engage à ne plus jamais faire appel à son obligeance, et, de plus, je promets de lui rembourser, dans un délai de trois mois, le montant intégral de ma dette. Je tiendrai parole. Je sais vivre de pain et de kvass durant des mois entiers, parce que j’ai du caractère. Mon traitement, pour trois mois, sera de soixante-quinze roubles : l’argent que je lui demande, ajouté aux sommes empruntées précédemment, formera un total de trente-cinq roubles, ainsi j’aurai de quoi payer. Allons, le diable m’emporte, qu’il exige les intérêts qu’il voudra ! Est-ce qu’il ne me connaît pas ? Demandez-le-lui, prince : l’argent qu’il m’a prêté autrefois, est-ce que je ne le lui ai pas rendu ? Pourquoi donc maintenant est-il si serré ? Il m’en veut parce que j’ai payé ce lieutenant ; il n’y a pas d’autre raison ! Voilà quel est cet homme, rien pour lui, rien pour autrui !

— Et il ne s’en ira pas ! vociféra Lébédeff : — il s’est installé ici et il y reste !

— Je te l’ai déjà dit, je ne m’en irai pas avant d’avoir obtenu ce que je demande. Pourquoi souriez-vous, prince ? Vous avez l’air de me désapprouver ?

— Je ne souris pas, mais je trouve qu’en effet vous êtes un peu dans votre tort, répondit avec répugnance le visiteur.

— Parlez donc franchement, dites, sans biaiser, que je suis tout à fait dans mon tort : pourquoi ce « un peu » ?

— Si vous voulez, je dirai que vous êtes tout à fait dans votre tort.

— Si je veux ! Voilà qui est plaisant ! Pensez-vous donc que je m’abuse sur l’inconvenance flagrante de ma manière d’agir ? Je sais fort bien moi-même que son argent est à lui et que mon procédé ressemble à une tentative d’extorsion. Mais vous, prince… vous ne connaissez pas la vie. Si on ne leur donne pas une leçon, ils ne comprendront rien. Il faut les instruire. Mes intentions sont parfaitement honnêtes ; en conscience, je ne lui ferai rien perdre, je lui rembourserai le capital avec les intérêts. Il a aussi obtenu une satisfaction morale : il a vu mon abaissement. Que lui faut-il donc de plus ? Et à quoi sera-t-il bon, s’il ne veut rendre aucun service ? Voyez un peu ce qu’il fait lui-même ! Demandez-lui donc comment il en use avec les autres, comment il trompe les gens ! De quelle façon s’y est-il pris pour acquérir cette maison ? Je donne ma tête à couper s’il ne vous a pas déjà mis dedans et s’il ne projette pas de vous tromper encore ! Vous souriez, vous ne le croyez pas ?

— Il me semble que tout cela n’a pas grand rapport avec votre affaire, remarqua le prince.

— Voilà trois jours que je couche ici, cria le jeune homme sans s’arrêter à cette observation, — et que n’ai-je pas appris déjà ! Figurez-vous que cet ange, cette jeune fille maintenant orpheline qui est ma cousine germaine et sa fille, il la soupçonne, il cherche toutes les nuits si un bon ami n’est pas caché dans sa chambre ! Il vient aussi à pas de loup dans cette pièce-ci et regarde sous le divan qui me sert de lit. La défiance lui a fait perdre la raison ; il voit des voleurs dans chaque coin. La nuit, il est continuellement sur pied, il se relève au moins sept fois pour s’assurer que les fenêtres et les portes sont bien fermées, pour jeter un coup d’œil dans le poêle. Ce même homme, qui plaide en faveur des fripons, quitte son lit trois fois par nuit et vient se mettre en prière ici dans la salle ; il s’agenouille, se cogne le front contre le sol pendant une demi-heure, et pour qui ne prie-t-il pas ? Qu’est-ce qui ne défile pas dans ses oremus d’ivrogne ? Il a prié pour le repos de l’âme de la comtesse Du Barry, je l’ai entendu de mes oreilles ; Kolia l’a entendu aussi : il a complètement perdu l’esprit !

— Vous voyez, vous entendez comme il me bafoue, prince ! s’écria en rougissant Lébédeff hors de lui. — Je puis être un ivrogne, un débauché, un être malfaisant, un voleur, mais j’ai du moins une chose pour moi : il ne sait pas, ce persifleur, que, quand il est venu au monde, c’est moi qui l’ai emmailloté, moi qui l’ai lavé. Ma sœur Anisia avait perdu son mari et se trouvait dans la misère ; moi, qui n’étais pas moins pauvre qu’elle, j’ai passé des nuits entières à la veiller ; je soignais la mère et l’enfant, malades tous deux ; j’allais en bas voler du combustible chez le dvornik ; mourant de faim, je chantais en faisant claquer mes doigts pour endormir le baby, bref je lui ai servi de niania, et voilà qu’a présent il se moque de moi ! Et quand même j’aurais fait un signe de croix pour le repos de l’âme de la comtesse Du Barry, que t’importe ? Prince, il y a trois jours, j’ai lu, pour la première fois de ma vie, la biographie de cette femme dans un dictionnaire historique. Sais-tu, toi, ce qu’elle était, la Du Barry ? Parle, le sais-tu, oui ou non ?

— Allons, il n’y a que toi qui le saches, n’est-ce pas ? grommela le jeune homme en affectant un ton railleur.

— C’était une comtesse qui, sortie du bourbier, a gouverné comme une reine, et à qui une grande impératrice a écrit de sa propre main une lettre où elle l’appelait : « Ma chère cousine ». Au lever du Roi (sais-tu ce que c’était que le lever du Roi ?), un cardinal, un nonce du Pape, s’offrait à lui mettre ses bas de soie : un si haut et si saint personnage regardait cela comme un honneur ! Connaissais-tu ce détail ? Je vois à ta mine que tu l’ignorais ! Eh bien, comment est-elle morte ? Réponds, si tu le sais !

— Laisse donc ! tu es assommant !

— Voici quelle fut sa mort : après tant d’honneurs, après s’être vue quasiment souveraine, elle a été guillotinée par le bourreau Samson ; elle était innocente, mais il fallait cela pour la satisfaction des poissardes du Paris. Sa frayeur était telle qu’elle ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Lorsque Samson lui fit courber la tête et la poussa à coups de pied sous le couperet, elle se mit à crier : « Encore un moment, monsieur le bourreau, encore un moment ! » Eh bien, pour cette minute, le Seigneur lui pardonnera peut-être, car il est impossible à l’âme humaine d’imaginer une situation plus douloureuse. En lisant ce récit, j’avais le cœur serré comme par des tenailles. Et que t’importe, vermisseau, qu’en faisant ma prière du soir, j’aie songé à implorer la miséricorde divine pour cette grande pécheresse ? Si je l’ai fait, c’est peut-être parce que, depuis qu’elle est morte, personne sans doute ne lui a jamais accordé un pieux souvenir. Et dans l’autre monde il lui sera agréable de penser qu’il s’est rencontré sur la terre un pécheur comme elle, qui, une fois du moins, a prié pour le salut de son âme. Pourquoi ris-tu ? Tu ne le crois pas, athée. Mais qu’en sais-tu ? D’ailleurs, ta relation est infidèle : si tu as écouté ma prière, tu dois savoir que je n’ai pas prié pour la seule comtesse Du Barry ; voici ce que j’ai dit : « Donne, Seigneur, le repos à l’âme de la grande pécheresse qui fut la comtesse Du Barry, et à tous ses pareils » ; or c’est tout autre chose, car il y a beaucoup de grandes pécheresses qui lui ressemblent, beaucoup de gens aussi qui ont connu toutes les vicissitudes de la fortune et qui maintenant, dans l’autre monde, souffrent, gémissent et attendent. J’ai également prié alors pour toi, ainsi que pour les insolents et les effrontés, tes pareils, puisque tu tiens à savoir comment je prie…

— Allons, c’est bien, en voilà assez, prie pour qui tu voudras, que le diable t’emporte ! interrompit violemment le neveu. — C’est un érudit que nous avons là, vous ne le saviez pas, prince ? ajouta-t-il avec un sourire forcé : — à présent il ne fait que lire toutes sortes de livres et de mémoires…

— Votre oncle, après tout… n’est pas un homme dépourvu de sensibilité, observa le prince.

Il devait faire un effort sur lui-même pour adresser la parole au neveu, qui lui déplaisait extrêmement.

— Oh ! comme vous le vantez ! Voyez, il porte la main à sa poitrine et il fait la bouche en cœur, vos paroles l’ont tout de suite affriolé. Ce n’est pas un homme dépourvu de sensibilité, soit, mais c’est un fripon, voilà le malheur. De plus, il est adonné à la boisson et il a l’esprit détraqué, comme tout individu qui depuis plusieurs années se livre à l’ivrognerie. Il aime ses enfants, je veux bien le reconnaître, il respectait ma tante, sa défunte femme… Il a même de l’affection pour moi, et il ne m’a pas oublié dans son testament.

— Je ne te laisserai rien ! cria avec colère l’employé.

— Écoutez, Lébédeff, commença d’un ton ferme le visiteur en se détournant du jeune homme, — je sais par expérience que, quand vous voulez, vous êtes un homme sérieux… J’ai fort peu de temps à moi, et si vous… Pardon, quels sont vos noms ? je les ai oubliés.

— Ti-ti-Timoféi.

— Et ?

— Loukianovitch.

Tout le monde dans la chambre se mit à rire.

— Il ment ! cria le neveu : — ici encore il faut qu’il mente ! Prince, il ne s’appelle pas du tout Timoféi Loukianovitch, mais bien Loukian Timoféiévitch. Allons, dis-moi, pourquoi as-tu menti ? Loukian ou Timoféi, n’est-ce pas tout un pour toi, et qu’est-ce que cela peut faire au prince ? Il ment sans la moindre nécessité, en vertu de l’habitude, je vous l’assure !

— Est-il possible que ce soit vrai ? demanda impatiemment le prince.

— Je m’appelle en effet Loukian Timoféiévitch, reconnut d’un air confus Lébédeff, qui baissa humblement les yeux et porta de nouveau la main à son cœur.

— Mais pourquoi donc avez-vous répondu comme vous l’avez fait ? Ah ! mon Dieu !

— Pour m’amoindrir moi-même, murmura Lébédeff en baissant la tête avec une humilité croissante.

— Eh, qu’est-ce que c’est que cet amoindrissement ? Si seulement je savais où trouver maintenant Kolia ! reprit le prince en faisant un mouvement comme pour se retirer.

— Je vais vous apprendre où est Kolia, dit le jeune homme.

— Non, non, non ! fit précipitamment Lébédeff.

— Kolia a passé la nuit ici, mais ce matin il est parti à la recherche de son général, que vous avez, Dieu sait pourquoi, prince, fait sortir de prison en payant ses dettes. Hier, le général avait promis de venir loger ici et il n’est pas venu. Selon toute probabilité, il est allé coucher à l’hôtel de la Balance, tout près d’ici. Kolia est donc là, à moins qu’il ne se soit rendu à Pavlovsk, chez les Épantchine. Il avait de l’argent, et hier déjà il voulait y aller. Ainsi il ne peut être qu’à la Balance ou à Pavlovsk.

— À Pavlovsk, à Pavlovsk !… Mais allons au jardin… nous y prendrons du café…

Et Lébédeff, saisissant le prince par le bras, l’entraîna hors de la chambre. Ils traversèrent la cour et entrèrent dans un charmant petit jardin où, grâce au beau temps, tous les arbres avaient déjà revêtu leur parure d’été. Lébédeff fit asseoir le visiteur sur un banc de bois peint en vert, devant une table de même couleur dont le pied était fiché dans le sol, et il prit place en face de lui. Au bout d’un instant, on apporta le café. Le prince ne refusa pas d’en prendre. Le maître de la maison continuait à le regarder en plein visage avec une expression de servilité passionnée.

— Je ne connaissais pas encore votre intérieur, dit le prince, qui paraissait songer à tout autre chose.

— Or-orphelins, commença Lébédeff en donnant à sa physionomie un air de tristesse, mais il s’interrompit. Le prince regardait distraitement devant lui, et, sans doute, avait déjà oublié ce qu’il venait de dire. Il s’écoula encore une minute ; Lébédeff attendait, les yeux toujours fixés sur le visiteur.

— Eh bien, quoi ? fit celui-ci s’arrachant à sa rêverie ; — ah, oui ! Voyons, vous savez vous-même, Lébédeff, de quoi il s’agit entre nous : c’est votre lettre qui m’a fait venir. Parlez.

L’employé se troubla, il voulut dire quelque chose, mais ne put proférer que des sons inintelligibles. Le prince attendait avec un triste sourire sur les lèvres.

— Je vous comprends fort bien, je crois, Loukian Timoféiévitch : vous ne m’attendiez certainement pas. Vous ne pensiez pas que je quitterais mon gîte au premier avis reçu de vous, et vous m’avez écrit pour l’acquit de votre conscience. Vous voyez pourtant que je suis venu. Allons, assez de finasseries, cessez de servir deux maîtres. Rogojine est ici depuis trois semaines, je sais tout. Avez-vous réussi à la lui vendre comme l’autre fois, oui ou non ? Dites la vérité.

— C’est lui-même, le monstre, qui l’a découverte, lui-même…

— Ne l’injuriez pas ; vous avez sans doute à vous plaindre de lui…

— Il m’a battu, roué de coups ! répondit avec une véhémence extraordinaire Lébédeff ; — à Moscou, il a lancé un chien contre moi, il a mis à mes trousses un lévrier, une terrible bête qui m’a donné la chasse tout le long d’une rue.

— Vous me prenez pour un petit enfant, Lébédeff. Dites-moi, c’est sérieusement qu’elle vient de le quitter à Moscou ?

— Sérieusement, sérieusement, et cette fois encore à la veille même de la noce. Il comptait déjà les minutes quand elle a filé à Pétersbourg. Arrivée ici, elle est venue immédiatement me trouver ; « Sauve-moi, Loukian, procure-moi un asile et ne dis rien au prince… » Elle vous craint, prince, encore plus que lui, et ici c’est de la haute sagesse !

Ce disant, Lébédeff, d’un air finaud, appuya son doigt sur son front.

— Et maintenant vous les avez rapprochés l’un de l’autre ?

— Excellentissime prince, comment pouvais-je… comment pouvais-je empêcher ce rapprochement ?

— Allons, assez, je saurai tout par moi-même. Dites-moi seulement où elle est maintenant. Chez lui ?

— Oh, non ! pas du tout ! Elle fait encore ménage à part. Je suis libre, dit-elle, et vous savez, prince, elle insiste beaucoup sur ce point. Je suis complètement libre, ne cesse-t-elle de répéter. Elle continue à habiter dans la Pétersbourgskaïa, chez ma belle-sœur, comme je vous l’ai écrit.

— Elle y est en ce moment même ?

— Oui, à moins qu’elle ne soit à Pavlovsk : le beau temps l’aura peut-être décidée à se transférer à la campagne, chez Daria Alexievna. Je suis tout à fait libre, dit-elle. Pas plus tard qu’hier, elle a encore fait sonner bien haut sa liberté dans une conversation avec Nicolas Ardalionovitch. Mauvais signe ! ajouta en souriant Lébédeff.

— Kolia va souvent la voir ?

— C’est un garçon étourdi, inconcevable, et sans discrétion.

— Il y a longtemps que vous n’êtes allé chez elle ?

— J’y vais chaque jour, chaque jour.

— Alors vous y êtes allé hier ?

— N-non ; je n’y suis pas allé depuis trois jours.

— Quel dommage que vous ayez un peu bu, Lébédeff ! Sans cela, je vous demanderais quelque chose

— Soyez tranquille, je ne suis pas ivre du tout, répondit l’employé, qui s’apprêta à écouter.

— Dites-moi, comment était-elle quand vous l’avez quittée ?

— C’est une femme qui cherche…

— Qui cherche ?

— Elle a toujours l’air de chercher, comme si elle avait perdu quelque chose. L’idée seule de son prochain mariage lui répugne, elle y voit un affront pour elle. De lui elle se soucie comme d’une écorce d’orange, pas plus ; je me trompe, elle pense à lui avec crainte, avec terreur ; elle défend même qu’on aborde ce sujet d’entretien. Ils ne se voient que par nécessité… et il sent cela très-bien ! Mais il faut en passer par là !… Elle est inquiète, moqueuse, double, emportée…

— Double et emportée !

— La preuve qu’elle est emportée, c’est que, la fois passée, elle a failli me prendre aux cheveux pour une parole dite par moi. J’ai entrepris de la guérir par la lecture de l’Apocalypse.

— Comment ? demanda le prince, croyant avoir mal entendu.

— Par la lecture de l’Apocalypse. Cette dame a l’imagination inquiète, hé ! hé ! De plus, j’ai observé en elle un goût prononcé pour les sujets de conversation sérieux, quelque indifférents qu’ils soient. Elle les aime beaucoup, et c’est même la flatter que de les traiter avec elle. Oui. Or je suis ferré sur l’explication de l’Apocalypse et je m’en occupe depuis quinze ans. Elle a reconnu avec moi que nous sommes à l’époque figurée par le troisième cheval, le noir, et par le cavalier qui tient en main une mesure, car dans notre siècle tout repose sur la mesure et sur les contrats, tous les hommes ne cherchent que leur droit : « Une mesure de froment pour un denier et trois mesures d’orge pour un denier… » Mais, avec cela, ils veulent aussi conserver un esprit libre, un cœur pur, un corps sain et tous les dons de Dieu. Or, en se fondant sur le droit seul, ils ne les conserveront pas, et ensuite viendra le cheval pâle et celui qui s’appelle Mort, puis l’enfer… Tel est le sujet de nos entretiens, lorsque nous nous trouvons ensemble, — et cela a fortement agi sur elle.

— Vous croyez vous-même à ces choses-là ? demanda le prince en jetant un regard étrange sur son interlocuteur.

— J’y crois et je les explique. Je suis un pauvre, un mendiant, un atome dans la circulation humaine. Qui respecte Lébédeff ? Il sert de cible à tout le monde ; chacun, pour ainsi dire, le bourre de coups de pied. Mais ici, dans cette explication, je suis l’égal d’un grand personnage. Tel est le pouvoir de l’esprit ! J’ai fait trembler un haut fonctionnaire… sur son fauteuil, en le touchant par l’esprit ! Il y a deux ans, à la veille de Pâques, Sa Haute Excellence, Nil Alexiévitch, dont j’étais alors le subordonné, voulut m’entendre et me fit exprès appeler dans son cabinet par Pierre Zakharitch. « Est-il vrai, me dit-il quand nous fûmes seul à seul, que tu expliques la prophétie relative à l’Antechrist ? — Oui », n’hésitai-je pas à répondre, et je me mis à commenter la vision allégorique de l’Apôtre. Il commença par sourire, mais les supputations numériques et les similitudes le firent trembler. Il me pria de fermer le livre, me congédia et me porta sur le tableau des récompenses. Cela se passait au moment des fêtes de Pâques, et, huit jours plus tard, Nil Alexiévitch rendait son âme à Dieu.

— Qu’est-ce que vous dites, Lébédeff ?

— La vérité. Il a fait une chute en bas de sa voiture après son dîner… sa tempe a été donner contre une borne et il est mort immédiatement. C’était un homme de soixante-treize ans, au visage assez coloré, à la chevelure blanche ; il s’inondait d’eaux de senteur et souriait toujours, comme un petit enfant. Pierre Zakharitch se rappela alors mon entretien avec le défunt, « Tu l’avais prophétisé », me dit-il.

Le prince se leva. Lébédeff fut surpris, désappointé même, en voyant que son visiteur se préparait déjà à s’en aller.

— Vous êtes devenu fort indifférent, hé, hé ! osa-t-il observer avec une liberté respectueuse.

— Vraiment, je ne me sens pas très-bien, j’ai la tête lourde, c’est sans doute l’effet du voyage, répondit le prince en fronçant le sourcil.

— Si vous alliez à la campagne ? suggéra timidement Lébédeff.

Le prince restait pensif.

— Voyez-vous, moi-même je vais dans trois jours me transporter à la campagne avec tout mon monde. La santé du baby exige ce déplacement, et, pendant notre absence, on fera ici, dans la maison, toutes les réparations nécessaires. Je vais aussi à Pavlovsk.

— Vous aussi, vous allez à Pavlovsk ? demanda brusquement le prince. — Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Tout le monde ici va donc à Pavlovsk ? Et vous avez aussi là une maison de campagne, dites-vous ?

— Tout le monde ne va pas à Pavlovsk. Pour ce qui est de moi, Ivan Pétrovitch Ptitzine m’a cédé une des villas qu’il a acquises à bon marché. La localité est agréable, bien habitée ; on est là sur une hauteur, au milieu de la verdure ; la vie n’y coûte pas cher ; joignez à cela l’agrément d’entendre de la musique et vous comprendrez pourquoi tant de gens vont à Pavlovsk. Moi, du reste, je m’installerai dans un petit pavillon ; quant à la maison proprement dite…

— Vous l’avez louée ?

— N-n-non. Pas… pas tout à fait.

— Louez-la-moi, proposa soudain le prince.

Évidemment Lébédeff n’avait eu en vue que de lui faire dire cette parole. Depuis trois minutes cette idée hantait son esprit. Pourtant il n’était pas en peine de trouver un locataire : en ce moment déjà sa maison de campagne était occupée par un amateur de villégiature et celui-ci avait déclaré que peut-être il la louerait. Lébédeff savait fort bien que, dans l’espèce, ce « peut-être » équivalait à un « certainement ». Mais il songea tout à coup qu’il ferait une affaire très-avantageuse en louant sa villa au prince, ce à quoi l’autorisait pleinement le langage vague tenu par l’occupant actuel. « La chose prend une tournure toute nouvelle », pensa l’employé. La proposition du prince le transporta de joie, et, quand ce dernier lui demanda le prix, il fit un geste de la main pour écarter cette question.

— Allons, comme vous voudrez ; je m’informerai ; vous ne perdrez rien.

Tous deux sortaient déjà du jardin.

— Mais si vous… je pourrais… si vous le désiriez, très-honoré prince, je pourrais vous communiquer, sur ce même sujet, quelque chose de fort intéressant, murmura Lébédeff, qui, dans sa satisfaction, redoublait de cajoleries auprès du visiteur.

Celui-ci s’arrêta.

— Daria Alexievna possède aussi une petite villa à Pavlovsk.

— Eh bien ?

— Une certaine personne est liée avec elle, et, paraît-il, compte lui faire souvent visite à Pavlovsk. Elle a un but.

— Eh bien ?

— Aglaé Ivanovna…

— Oh, assez, Lébédeff ! interrompit le prince avec une sensation pénible, comme si on l’avait touché à un endroit douloureux. — Tout cela… ne signifie rien. J’aimerais mieux savoir quand vous partirez. Pour moi, le plus tôt sera le mieux, car je suis descendu à l’hôtel…

Tout en causant, ils étaient sortis du jardin ; sans rentrer dans la maison, ils traversèrent la cour et s’approchèrent de la porte.

— Eh bien, voici ce qu’il y a de mieux à faire, répondit Lébédeff : — quittez votre hôtel, venez dès aujourd’hui loger chez moi, et, après-demain, nous partirons tous ensemble pour Pavlovsk.

— Je verrai, dit le prince d’un air songeur, et il se retira. Lébédeff le regarda s’éloigner, frappé de la distraction subite du visiteur, qui, en sortant, n’avait pensé ni à lui dire adieu, ni même à le saluer. Cet oubli devait d’autant plus étonner l’employé qu’il connaissait la politesse irréprochable du prince.