L’Idiot/II/Chapitre 1

Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 1p. 234-248).


DEUXIÈME PARTIE


I

Deux jours après l’étrange aventure par laquelle se termine la première partie de notre récit, le prince Muichkine s’empressa de se rendre à Moscou pour entrer en possession de son héritage inattendu. On a dit alors que d’autres causes encore avaient pu provoquer ce brusque départ ; mais nous avons assez peu de renseignements sur ce point, comme en général sur l’existence du prince à Moscou et pendant les six mois qu’il resta absent de Pétersbourg. Ceux-là mêmes qui, pour certaines raisons, pouvaient n’être pas indifférents à son sort, demeurèrent durant tout ce temps presque sans nouvelles de lui. Quelques bruits arrivèrent bien, de loin en loin, aux oreilles de plusieurs d’entre eux, mais c’étaient des rumeurs étranges pour la plupart, et presque toujours en contradiction les unes avec les autres. Nulle part, naturellement, on ne s’intéressait plus au prince que chez les Épantchine, à qui, en partant, il n’avait même pas dit adieu. À la vérité, le général l’avait vu alors, et même deux ou trois fois ; ils s’étaient entretenus sérieusement ensemble. Mais si Ivan Fédorovitch personnellement avait vu le prince, il n’avait pas fait part de cette circonstance à sa famille. Au début, c’est-à-dire pendant tout le premier mois qui suivit le départ de Muichkine, il était reçu chez les Épantchine de ne pas parler de lui. Élisabeth Prokofievna fut la seule qui, tout au commencement, dérogea à cette règle en déclarant « qu’elle s’était cruellement trompée sur le prince ». Puis, deux ou trois jours après, elle ajouta, mais cette fois en termes généraux et sans nommer personne, « que le trait le plus caractéristique de sa vie avait été de se tromper sans cesse sur les gens » Et enfin, dix jours plus tard, à la suite d’une scène qu’elle venait de faire à ses filles, elle prononça ces mots : « Assez d’erreurs ! Il n’y en aura plus désormais. » Force nous est de signaler ici l’humeur chagrine qui pendant assez longtemps se manifesta chez tous les membres de la famille Épantchine. Les rapports tendus, difficiles, tournaient vite à l’aigre ; il semblait qu’on se cachât mutuellement quelque chose ; tous les visages étaient refrognés. Le général s’absorbait jour et nuit dans sa besogne, jamais on ne l’avait vu plus occupé d’affaires, notamment du service. À peine faisait-il de temps à autre une fugitive apparition au milieu des siens. Quant aux demoiselles, sans doute elles se gardaient bien de rien dire devant leurs parents, et peut-être ne parlaient-elles guère davantage lorsqu’elles se trouvaient seules ensemble. C’étaient des jeunes filles fières, hautaines, parfois même réservées vis-à-vis l’une de l’autre. D’ailleurs, elles se comprenaient non pas seulement au premier mot, mais au premier regard, ce qui, dans bien des cas, rendait la conversation superflue.

Un observateur étranger, s’il s’en était rencontré un là, n’aurait pu conjecturer qu’une chose : à en juger par toutes les données précédentes, le prince avait laissé une impression particulière dans l’esprit des Épantchine, bien qu’il ne leur eût fait qu’une seule visite. Peut-être cela s’expliquait-il simplement par la curiosité que certaines aventures bizarres du prince étaient de nature à éveiller. Quoiqu’il en soit, l’impression subsistait.

Peu à peu les bruits répandus dans la ville devinrent de plus en plus confus et incohérents. On parlait, à la vérité, d’un jeune prince fort sot (personne ne pouvait dire au juste comment il s’appelait), qui, ayant hérité tout à coup d’une fortune énorme, avait épousé une célébrité des bals publics parisiens en déplacement à Pétersbourg. Mais d’autres prétendaient que l’énorme héritage avait été fait par un général, et que l’époux de la cascadeuse française était un marchand russe immensément riche ; ils ajoutaient que le jour de son mariage cet homme, étant ivre, avait, par pure gloriole, brûlé à la flamme d’une bougie pour sept cent mille roubles de titres du dernier emprunt. Du reste, on cessa bientôt de s’occuper de toutes ces histoires, vu l’impossibilité de les tirer au clair. Par exemple, la bande de Rogojine, où se trouvaient des gens qui auraient pu fournir quelques renseignements, partit tout entière pour Moscou à la suite de son chef après avoir fait une noce de huit jours au Waux-Hall d’Ékatérinhoff. Nastasia Philippovna avait assisté à cette orgie monstre, et un petit nombre d’intéressés apprirent indirectement qu’elle avait disparu le lendemain ; on la croyait réfugiée à Moscou, supposition que semblait confirmer le départ de Rogojine pour cette ville.

Divers racontars circulèrent également sur le compte de Gabriel Ardalionovitch Ivolguine, qui était aussi assez connu dans un certain monde. Mais une circonstance ne tarda pas à faire taire les mauvaises langues : le jeune homme tomba gravement malade et on ne le vit plus ni dans la société, ni même à son bureau. Sa maladie dura un mois ; quand il eut recouvré la santé, il se démit de son emploi et la Compagnie dont il était le secrétaire dut pourvoir à son remplacement. Pas une seule fois non plus il n’alla chez le général Épantchine, si bien que ce dernier le remplaça aussi… Les ennemis de Gabriel Ardalionovitch auraient pu supposer qu’il n’osait plus se montrer nulle part, tant il se sentait honteux de tout ce qui lui était arrivé. Pourtant il s’en fallait de beaucoup que sa maladie fût une feinte ; bien plus, elle avait eu pour effet de le rendre hypocondriaque, maussade, irritable. Ce même hiver, Barbara Ardalionovna épousa Ptitzine. Toutes les connaissances des Ivolguine s’expliquèrent le mariage de la jeune fille par ce fait que Gania, ayant renoncé à ses occupations, avait cessé de subvenir aux besoins de la famille et même était devenu une charge pour elle.

Chez les Épantchine on ne parlait pas plus de Gabriel Ardalionovitch que s’il n’avait jamais existé. Et pourtant, là, tout le monde avait appris (très-vite même) un détail fort curieux sur son compte : après sa désagréable aventure chez Nastasia Philippovna, Gania, rentré chez lui, ne s’était pas couché et avait attendu avec une impatience fiévreuse le retour du prince. Celui-ci, qui était allé à Ékatérinhoff, en revint vers sept heures du matin. Alors Gania se rendit à la chambre de Muichkine et déposa sur la table la liasse d’assignats dont Nastasia Philippovna lui avait fait cadeau, lorsqu’il gisait sans connaissance. Il pria instamment le prince de rendre ce présent à la jeune femme dès qu’il en trouverait l’occasion. En entrant dans la chambre, Gania était animé de sentiments hostiles et presque désespéré, mais ces dispositions se modifièrent dès qu’il eut échangé quelques mots avec le prince. Il passa deux heures chez lui, et, durant tout ce temps, ne cessa de sangloter. Ils se quittèrent en amis.

Cette nouvelle, dont toute la famille du général eut connaissance, était parfaitement exacte, comme on le sut plus tard. Sans doute il doit paraître étrange que des faits semblables aient pu s’ébruiter si vite : par exemple, tout ce qui s’était passé chez Nastasia Philippovna parvint, presque dès le lendemain, aux oreilles des dames Épantchine. Quant aux nouvelles concernant Gabriel Ardalionovitch, on aurait pu supposer qu’elles les tenaient de Barbara Ardalionovna, car des relations fort intimes s’étaient soudain établies entre la sœur de Gania et les filles du général, au grand étonnement d’Élisabeth Prokofievna. Mais, quoique Varia eût cru nécessaire de se lier étroitement avec les demoiselles Épantchine, elle ne leur aurait certainement pas parlé de son frère. C’était une personne qui, dans son genre, ne manquait pas de fierté, bien qu’elle se fût faufilée dans une maison d’où son frère avait été, pour ainsi dire, mis à la porte. Les Épantchine et elle se connaissaient déjà auparavant, mais s’étaient peu vus jusqu’alors. Du reste, maintenant même, Varia ne se montrait guère au salon, et elle prenait l’escalier de service, comme si elle ne faisait qu’entrer en passant. Élisabeth Prokofievna ne lui témoignait jamais aucune bienveillance, quoiqu’elle eût beaucoup d’estime pour Nina Alexandrovna, la mère de Barbara Ardalionovna. Cette liaison causait à la générale autant de surprise que de mécontentement : elle ne voyait là qu’un caprice de ses filles, qui « voulaient toujours en faire à leur tête et ne savaient qu’inventer pour la contrarier ». Néanmoins, Barbara Ardalionovna continua ses visites après comme avant son mariage.

Un mois s’était écoulé depuis le départ du prince, lorsque la générale Épantchine reçut une lettre de la vieille princesse Biélokonsky, qui, quinze jours auparavant, était allée voir sa fille aînée, mariée à Moscou. Ce que son amie lui mandait, Élisabeth Prokofievna le garda pour elle, mais divers indices permirent à son entourage de constater que la lecture de ce pli l’avait mise dans un état particulier d’excitation, d’agitation même. Elle devint étrangement causeuse avec ses enfants et commença à leur parler de choses fort extraordinaires ; il était visible qu’elle avait envie de s’expliquer, mais qu’elle ne pouvait s’y résoudre. Le jour où elle reçut la lettre, elle combla ses trois filles de caresses, embrassa même Aglaé et Adélaïde, enfin leur fit une sorte de confession à laquelle, du reste, ni l’une ni l’autre ne comprit rien. La générale alla jusqu’à se relâcher de sa rigueur envers son mari, à qui elle battait froid depuis un mois. Bien entendu, le lendemain elle s’en voulut fort d’avoir montré tant de sensibilité la veille, et, avant le diner, elle avait déjà eu le temps de se quereller avec tout le monde ; mais, vers le soir, l’horizon s’éclaircit de nouveau. Bref, durant huit jours, on la vit mieux disposée qu’elle ne l’était depuis longtemps.

Au bout de la semaine arriva une seconde lettre de la princesse Biélokonsky, et, cette fois, Élisabeth Prokofievna se décida à parler. Elle déclara avec solennité que « la vieille Biélokonsky » (quand elle parlait de la princesse, elle ne l’appelait jamais autrement) lui donnait des nouvelles très-consolantes de cet… « original, eh bien, voilà, du prince ! » La vieille l’avait cherché à Moscou, s’était informée de lui et avait obtenu de très-bons renseignements ; à la fin, le prince était allé lui-même la voir et avait produit sur elle une impression peu ordinaire. Invité à venir chaque matin chez elle de une heure à deux, il y allait tous les jours, et elle n’était pas encore fatiguée de ses visites. La générale ajouta que la « vieille » avait introduit le prince dans deux ou trois bonnes maisons. « Tant mieux s’il ne vit pas en loup et s’il n’est pas honteux comme un imbécile ! » Les demoiselles à qui étaient faites toutes ces communications remarquèrent aussitôt que leur maman leur cachait une bonne partie du contenu de la lettre. Peut-être avaient-elles été mises au courant par Barbara Ardalionovna, qui pouvait savoir beaucoup de choses par son mari. Ptitzine, en effet, était plus à même que personne d’être bien renseigné sur les faits et gestes du prince à Moscou. Ce fut un nouveau grief de la générale contre Varia.

En tout cas, la glace était rompue et il devenait maintenant possible de parler tout haut du prince. D’autre part, cette circonstance révélait une fois de plus l’intérêt très-vif que Muichkine avait éveillé chez tous les membres de la famille Épantchine. La générale s’étonna même de l’impression produite sur ses filles par les nouvelles de Moscou. De leur côté, les demoiselles relevèrent une étrange contradiction entre les paroles et la conduite de leur maman : elle leur avait si solennellement déclaré que « le trait le plus caractéristique de sa vie avait été de se tromper sans cesse sur les gens », et en même temps elle avait recommandé le prince à l’attention de la « puissante » princesse Biélokonsky ; or ce n’était pas une mince affaire que d’appeler sur quelqu’un l’attention de la « vieille », car il s’en fallait de beaucoup que celle-ci eût la bienveillance banale.

Dès que la glace eut été rompue, le général parla, lui aussi. Du reste, les renseignements qu’il fournit se rapportaient exclusivement au « côté positif du sujet ». Très-soucieux des intérêts du prince, Ivan Fédorovitch l’avait fait surveiller, lui et surtout son conseil Salazkine, par deux messieurs de Moscou, des hommes sûrs et influents dans leur genre. Tout ce qu’on disait de l’héritage était vrai, au fond ; seulement le bruit public en avait beaucoup exagéré l’importance. Les affaires de Papouchine étaient passablement embrouillées ; il se trouvait avoir laissé des dettes ; plusieurs prétendants revendiquaient la succession ; de plus, sourd à toutes les observations, le prince avait agi avec un défaut complet de sens pratique. Certes, le général lui souhaitait sincèrement tout le succès possible ; il se plaisait à le déclarer, maintenant que la « glace du silence » était rompue, car « ce garçon, bien qu’il ne fût pas tout à fait comme un autre », méritait cela, en somme. Mais, en cette circonstance, il avait entassé sottises sur sottises. Par exemple, beaucoup des créanciers du défunt marchand appuyaient leurs réclamations sur des documents contestables, sans valeur ; d’autres même, devinant qu’ils avaient affaire à un homme bonasse, ne produisaient absolument aucune pièce à l’appui de leurs dires. Eh bien, les amis du prince avaient eu beau lui représenter que les droits de toutes ces petites gens étaient nuls, il avait soldé presque tous les créanciers, et cela uniquement parce que quelques-uns d’entre eux paraissaient, en effet, avoir souffert.

La générale observa que la vieille Biélokonsky lui avait écrit dans le même sens, et que « c’était bête, fort bête ; on ne guérit pas un imbécile », ajouta-t-elle d’un ton roide, mais l’expression de son visage montrait combien elle était contente des agissements de cet « imbécile ». En fin de compte, le général remarqua que sa femme s’intéressait au prince comme à un fils, et qu’elle s’était mise en frais de gentillesses pour Aglaé ; ce que voyant, Ivan Fédorovitch crut devoir pendant quelque temps accentuer son attitude d’homme positif.

Mais cette agréable disposition d’esprit ne dura guère. Au bout de deux semaines s’effectua un brusque revirement, la mine d’Élisabeth Prokofievna redevint grincheuse, et le général, après avoir plusieurs fois haussé les épaules, dut encore se résigner à « la glace du silence ». Le fait est que quinze jours auparavant il avait reçu sous main un avis assez obscur dans son laconisme, mais en revanche parfaitement exact : on lui mandait qu’après s’être enfuie à Moscou, Nastasia Philippovna y avait été découverte par Rogojine ; ensuite elle avait de nouveau disparu et il l’avait encore retrouvée ; finalement elle s’était presque engagée à l’épouser. Et voilà que deux semaines plus tard une nouvelle stupéfiante parvenait à Son Excellence : pour la troisième fois Nastasia Philippovna s’était éclipsée ; maintenant elle se cachait quelque part en province, et, de son côté, le prince Muichkine avait aussi disparu de Moscou, laissant le soin de toutes ses affaires à Salazkine. « Est-il parti avec elle ou pour la rejoindre ? on ne le sait pas, mais il y a là du louche », acheva le général. Ces informations ne s’accordaient que trop bien avec celles qui avaient été transmises aussi à Élisabeth Prokofievna. Bref, deux mois après le départ du prince, on avait presque complètement cessé de parler de lui à Pétersbourg, et dans la maison d’Ivan Fédorovitch « la glace du silence » n’était plus rompue. Les jeunes filles, toutefois, ne laissaient pas d’être renseignées, grâce à Barbara Ardalionovna.

Pour en finir avec ces bruits et ces nouvelles, ajoutons qu’au printemps beaucoup de changements se produisirent chez les Épantchine, en sorte qu’il leur aurait été difficile de ne pas oublier le prince, qui lui-même ne se rappelait nullement à leur attention. Dans le cours de l’hiver on résolut enfin d’aller passer l’été à l’étranger. On, c’était Élisabeth Prokofievna et ses filles : le général, bien entendu, jugeait son temps trop précieux pour se permettre une « vaine distraction ». Le voyage fut décidé sur les instances réitérées des demoiselles : elles étaient persuadées que leurs parents ne voulaient pas les emmener à l’étranger, parce qu’ils n’avaient en tête que de leur trouver des maris. Peut-être les parents pensèrent-ils de leur côté que les épouseurs se rencontrent partout et que, loin de gâter les affaires, ce déplacement pourrait au contraire les arranger. Disons en passant qu’il n’était plus question du mariage de Totzky avec Alexandra Ivanovna : les pourparlers que le lecteur connaît n’avaient été suivis d’aucune demande formelle de la part d’Afanase Ivanovitch. L’avortement de l’union projetée remplit de joie Élisabeth Prokofievna ; par contre, son mari s’en consola difficilement. Peu après, le général apprit qu’une Française de la haute société, une marquise légitimiste, avait fait la conquête de Totzky : ce dernier était sur le point d’épouser la belle étrangère, qui allait l’emmener à Paris et de là en Bretagne. « Allons, c’est un homme à la mer », décida Ivan Fédorovitch.

Tandis que les dames Épantchine se disposaient à partir pour l’étranger l’été suivant, une circonstance survint tout à coup qui changea de nouveau la face des choses, et, à la grande satisfaction des parents, entraîna l’ajournement du voyage. À Pétersbourg arriva, venant de Moscou, un certain prince Chtch…, homme connu, du reste, et connu de la façon la plus honorable. C’était un de ces honnêtes et modestes pionniers du progrès, comme on en a vu dans ces derniers temps, qui désirent sincèrement se rendre utiles, travaillent sans cesse, et se distinguent par une faculté précieuse, celle de trouver toujours quelque chose à faire. Sans se mettre en vedette, sans se mêler aux luttes violentes et stériles des partis, sans se croire une personnalité de premier ordre, le prince ne laissait pas de comprendre très-nettement les besoins de l’époque contemporaine. Il était d’abord entré au service, ensuite il avait figuré dans les états provinciaux ; en dehors de cela, il collaborait, en qualité de membre correspondant, aux travaux de plusieurs sociétés scientifiques russes. Conjointement avec un technologiste de sa connaissance, il avait fait modifier avantageusement le tracé primitif d’une de nos principales voies ferrées. Âgé de trente ans, homme du meilleur monde, il possédait en outre une fortune « sérieuse, indiscutable », comme disait le général, qui, après avoir rencontré le prince chez le comte, son supérieur, était entré en rapport avec lui à l’occasion d’une affaire assez importante. Par suite d’une curiosité particulière, Chtch… ne répugnait nullement à se lier avec les « hommes d’affaires » russes. Il arriva que le prince fit aussi connaissance avec la famille Épantchine. Adélaïde Ivanovna produisit sur lui une impression assez forte. Vers la fin de l’hiver, il demanda la main de la jeune fille. Le prétendant plut beaucoup à Adélaïde, ainsi qu’à Élisabeth Prokofievna. Le général fut enchanté. On se décida naturellement à différer le voyage et il fut convenu que la noce aurait lieu au printemps.

Au surplus, Élisabeth Prokofievna et ses deux autres filles auraient pu partir soit au milieu, soit à la fin de l’été, et aller séjourner un mois ou deux à l’étranger pour se distraire un peu du chagrin qu’Adélaïde devait laisser dans la maison paternelle en l’abandonnant. Mais il survint encore quelque chose : à la fin du printemps (le mariage d’Adélaïde avait été un peu retardé et renvoyé au milieu de l’été), le prince Chtch… introduisit chez les Épantchine un de ses parents éloignés, un certain Eugène Pavlovitch R…, avec qui, du reste, il était assez lié. C’était un jeune homme de vingt-huit ans, aide de camp de l’Empereur, beau, bien né, spirtuel, brillant, « moderne », fort instruit et puissamment riche. Quant au dernier point, le général se tenait toujours sur ses gardes. Il allait aux informations : « en effet, il paraît y avoir de la fortune, mais il faut encore s’assurer du fait ». La vieille Biélokonsky avait écrit de Moscou pour recommander dans les termes les plus chaleureux ce jeune aide de camp « d’avenir ». Toutefois Eugène Pavlovitch s’était acquis une célébrité légèrement scabreuse : le bruit public lui attribuait une foule d’aventures galantes. Lorsqu’il eut vu Aglaé, il se mit à fréquenter assidûment la maison Épantchine. À la vérité, rien n’avait encore été dit, même par voie d’allusion ; néanmoins les parents estimèrent qu’il n’y avait pas lieu de penser à un voyage pour cet été. Aglaé elle-même était peut-être d’un autre avis.

Cela se passait très-peu de temps avant la rentrée en scène de notre héros. À en juger d’après les apparences, on avait alors complètement oublié à Pétersbourg le pauvre prince Muichkine. Si maintenant il reparaissait tout à coup au milieu de ses connaissances, il devait faire l’effet d’un homme tombé du ciel. Cependant, il nous reste encore à signaler un fait pour terminer cette introduction.

Après le départ du prince, Kolia Ivolguine avait d’abord continué à vivre comme par le passé, c’est-à-dire qu’il allait au gymnase, visitait son ami Hippolyte, surveillait le général et secondait Varia dans les soins du ménage. Mais les locataires ne tardèrent pas à s’éclipser : trois jours après la scène chez Nastasia Philippovna, Ferdychtchenko disparut et l’on n’eut plus de ses nouvelles ; on disait, sans toutefois l’affirmer, qu’il buvait quelque part. Le prince alla à Moscou, de sorte que les chambres louées en garni restèrent vides. Plus tard, lorsque Varia se fut mariée, Nina Alexandrovna et Gania allèrent habiter avec elle chez Ptitzine, à Ismaïlovsky Polk ; pour ce qui est du général Ivolguine, il lui arriva vers le même temps quelque chose d’absolument imprévu : son amie, madame Térentieff, à qui il avait souscrit, à différentes époques, pour deux mille roubles de billets, le fit enfermer à la prison pour dettes. Cette manière d’agir causa une profonde surprise au pauvre Ardalion Alexandrovitch, « décidément victime de sa confiance illimitée dans la noblesse du cœur humain ». En prenant la douce habitude de signer des lettres de change et des billets à ordre, le général n’avait jamais cru possible que ces papiers lui attirassent des ennuis. L’événement lui prouva qu’il s’était trompé. « Fiez-vous aux gens après cela, montrez une noble confiance ! » s’écriait-il d’un ton plein d’amertume, tandis qu’assis avec ses nouveaux amis de la maison Tarasoff, il leur racontait inter pocula des anecdotes sur le siège de Kars et sur un soldat ressuscité. Du reste, il s’accommodait parfaitement de sa position. Ptitzine et Varia disaient que c’était là sa vraie place ; Gania partageait entièrement cette façon de voir. Seule la pauvre Nina Alexandrovna pleurait en secret (ce qui même étonnait son entourage) et, toujours souffrante, allait voir le détenu le plus souvent possible.

Depuis l’« accident du général », comme disait Kolia, ou plutôt depuis le mariage de sa sœur, le jeune garçon s’était presque complètement émancipé ; ses proches ne le voyaient plus guère, et il était rare qu’il revint coucher à la maison, il avait fait, disait-on, beaucoup de connaissances nouvelles ; de plus, il était devenu un visiteur assidu de la prison pour dettes, où il accompagnait toujours Nina Alexandrovna. Chez lui, on s’abstenait de l’interroger. Varia, qui le traitait toujours si sévèrement autrefois, ne le questionnait pas au sujet de ses absences. Tout le monde au logis remarqua avec surprise que Gania, nonobstant son hypocondrie, adressait la parole à son frère et que des relations amicales s’étaient établies entre eux. Jusqu’alors il n’en avait pas été ainsi. Le jeune homme, ne voyant dans son cadet qu’un galopin sans conséquence, lui témoignait auparavant le dédain le plus grossier et le menaçait sans cesse de lui tirer les oreilles, ce qui mettait Kolia hors de lui. Il semblait qu’à présent Gania eût besoin de son frère. Ce dernier, de son côté, se sentait disposé à lui pardonner bien des choses, depuis qu’il savait que Gania avait refusé les cent mille roubles de Nastasia Philippovna.

Trois mois après le départ du prince, la famille Ivolguine fut informée que Kolia avait brusquement fait connaissance avec les Épantchine et qu’il était très-bien reçu par les demoiselles. Varia l’apprit très-vite ; Kolia, du reste, n’avait pas prié sa sœur de l’introduire, il s’était présenté lui-même. Peu à peu on le prit en affection chez les Épantchine. La générale commença par l’accueillir très-froidement, mais bientôt il lui plut parce qu’il était « franc et point flatteur ». Personne ne méritait mieux que Kolia d’être qualifié de la sorte ; il avait su se placer vis-à-vis de ses nouveaux amis sur un pied d’égalité et d’indépendance complètes ; si, parfois, il lisait à la générale des livres et des journaux, c’était parce qu’il aimait à faire plaisir. Du reste, la « question des femmes » faillit le brouiller avec Élisabeth Prokofievna ; au cours d’une discussion très-vive à ce sujet, il déclara à la vieille dame qu’elle était une despote et qu’il ne remettrait plus le pied chez elle. Quelque invraisemblable que cela puisse paraître, le surlendemain de la querelle, la générale lui envoya par un domestique un mot pour le prier de revenir. Kolia ne fit point l’entêté et arriva immédiatement. Aglaé était la seule dont il n’eût pu gagner les bonnes grâces et qui lui parlât toujours avec hauteur. Pourtant, il était dit que l’enfant étonnerait aussi jusqu’à un certain point l’orgueilleuse jeune fille. Un jour, Kolia profita d’un moment où ils se trouvaient en tête-à-tête et lui tendit une lettre en se bornant à dire qu’il avait ordre de la lui remettre en mains propres. Aglaé regarda d’un air menaçant le « présomptueux gamin », mais celui-ci se retira aussitôt. Elle déplia la lettre et lut ce qui suit :

« Jadis vous m’avez honoré de votre confiance. Peut-être m’avez-vous complètement oublié maintenant. Comment se fait-il que je vous écrive ? Je n’en sais rien ; mais je ne puis résister au désir de me rappeler à vous, à vous particulièrement. Bien des fois j’ai eu grand besoin de vous trois, mais parmi vous trois je ne voyais que vous. Vous m’êtes nécessaire, très-nécessaire. En ce qui me concerne, je n’ai rien à vous écrire, rien à vous raconter. D’ailleurs, je n’y tiens pas ; je désirerais fort votre bonheur. Êtes-vous heureuse ? Voilà tout ce que je voulais vous dire.

« Votre frère, Pr. L. Muichkine. »

Après avoir lu ces quelques lignes passablement absurdes, Aglaé rougit soudain et devint pensive. Il nous serait difficile de reproduire le cours de ses idées. Elle se posa notamment la question suivante : « Montrerai-je cette lettre à quelqu’un ? » Elle se sentait comme honteuse. À la fin, avec un sourire étrange et moqueur, elle jeta le billet dans le tiroir de sa table. Le lendemain elle l’en retira et le mit dans un gros livre, comme elle avait coutume de le faire pour les papiers qu’elle voulait pouvoir retrouver tout de suite. Ce fut seulement huit jours plus tard qu’elle s’avisa de regarder ce qu’était ce livre. Il se trouva être le Don Quichotte de la Manche. Aglaé partit d’un éclat de rire, sans que nous puissions dire pourquoi.

Nous ne savons pas non plus si la jeune fille montra à quelqu’une de ses sœurs la lettre qu’elle avait reçue.

Mais, après une seconde lecture de ce billet, une question s’offrit brusquement à son esprit : se peut-il que le prince ait choisi ce gamin présomptueux et fanfaron pour son correspondant ? Peut-être même est-ce le seul qu’il possède ici ? Bien que d’un air très-méprisant, elle ne laissa pas d’interroger Kolia. Ce dernier, toujours susceptible, ne fit pas, cette fois, la moindre attention au mépris d’Aglaé ; il déclara en termes brefs et assez secs qu’il avait, à tout hasard, offert ses services et donné son adresse au prince au moment du départ de celui-ci, mais que c’était la première commission dont le prince le chargeait et la première lettre qu’il recevait de lui ; pour prouver ses paroles, il présenta à la jeune fille la lettre qui lui avait été adressée à lui-même. Aglaé n’hésita pas à en prendre connaissance. Voici ce que le prince écrivait à Kolia :

« Cher Kolia, soyez assez bon pour remettre le billet ci-inclus à Aglaé Ivanovna. Portez-vous bien.

« Votre affectionné, Pr. L. Muichkine.

— C’est ridicule pourtant de se fier à un pareil moutard, dit Aglaé d’un ton injurieux en rendant la lettre à Kolia, et, sur cette observation blessante, elle le quitta.

Kolia ne put supporter ce dédain : exprès pour la circonstance il s’était fait prêter par Gania une écharpe verte encore toute neuve, sans dire à son frère pourquoi il la lui demandait. Il fut cruellement mortifié.