L’Idiot/II/Chapitre 11

Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 2p. 1-20).

XI

La colère des Épantchine ne s’apaisa que le surlendemain. Quoique le prince, selon son habitude, se reprochât bien des choses et s’attendît à un châtiment, au fond pourtant, dès l’abord, il avait cru qu’Élisabeth Prokofievna ne pouvait pas lui en vouloir sérieusement, et qu’elle était plutôt fâchée contre elle-même. Aussi éprouva-t-il une pénible surprise quand il vit qu’on lui gardait une si longue rancune. D’autres circonstances encore le rendaient perplexe. Une surtout, durant ces trois jours, acquit peu à peu une importance énorme aux yeux du prince (depuis quelque temps il avait le regret de constater en lui deux tendances opposées et excessives l’une comme l’autre : d’une part, une confiance extraordinaire, « insensée », d’autre part, une « basse et ténébreuse » méfiance). En un mot, à la fin du troisième jour, l’incident de la dame excentrique interpellant de sa calèche Eugène Pavlovitch avait atteint dans l’esprit soupçonneux du prince d’effrayantes et mystérieuses proportions. Pour lui, le fond de l’énigme se ramenait à cette question qu’il se posait douloureusement : était-ce lui, à proprement parler, la cause de cette « nouvelle monstruosité », ou seulement… Mais quel autre encore pouvait en être coupable ? le prince se gardait d’émettre aucune conjecture à ce sujet. Quant aux lettres N. PH. B., il n’y voyait qu’un innocent badinage, une espièglerie enfantine, et il se fût reproché presque comme une malhonnêteté d’attacher quelque importance à cela.

Du reste, le lendemain de la fatale soirée dont il faisait si amèrement son mea culpa, Muichkine eut dans la matinée le plaisir de recevoir chez lui le prince Chtch… avec Adélaïde : « ils venaient en passant, surtout pour s’informer de sa santé », ils étaient en promenade à deux. Un instant auparavant, Adélaïde avait remarqué dans le parc un vieil arbre fort pittoresque avec son tronc lézardé et son feuillage toujours jeune : elle voulait absolument le dessiner, absolument, si bien qu’elle ne parla guère d’autre chose pendant la demi-heure que dura sa visite. Le prince Chtch… se montra poli et aimable comme de coutume, il mit la conversation sur des faits déjà anciens, rappela les circonstances de sa première rencontre avec le prince Léon Nikolaïévitch ; bref, il fut à peine question de la soirée précédente. À la fin, Adélaïde n’y put tenir et avoua en souriant qu’ils étaient venus incognito ; elle n’en dit pas plus, mais cet incognito donnait à supposer que les parents (c’est-à-dire surtout Élisabeth Prokofievna) étaient toujours mal disposés à l’égard du prince. Durant leur visite, les fiancés ne soufflèrent mot ni de la générale, ni d’Aglaé, ni même d’Ivan Fédorovitch. Quand ils prirent congé de Muichkine pour continuer leur promenade, ils ne l’engagèrent pas à se joindre à eux, pas plus qu’ils ne l’invitèrent à venir les voir. À ce propos, Adélaïde laissa même échapper un petit mot très-caractéristique. En parlant d’une de ses aquarelles, la jeune fille témoigna soudain un vif désir de la montrer au prince : « Comment faire pour que vous l’ayez sans retard ? Attendez ! Je vous l’enverrai aujourd’hui par Kolia, s’il vient nous voir, ou bien demain, en faisant ma promenade avec le prince, je passerai encore chez vous et je vous l’apporterai moi-même », décida-t-elle enchantée d’avoir trouvé ce joint.

Enfin, au moment où les visiteurs allaient se retirer, le prince Chtch… parut se rappeler tout à coup quelque chose.

— Ah ! oui, demanda-t-il, — ne savez-vous pas, cher Léon Nikolaïévitch, ce que c’était que cette personne qui hier, en calèche, a interpellé à haute voix Eugène Pavlitch ?

— C’était Nastasia Philippovna, dit Muichkine, — est-ce que vous ne le saviez pas encore ? Mais je ne sais qui était avec elle.

— Je le sais, j’étais présent ! reprit le prince Chtch… — Mais que signifiaient ses paroles ? J’avoue que c’est pour moi une telle énigme… pour moi et pour d’autres.

En prononçant ces mots, il avait l’air fort intrigué.

— Elle a parlé de certaines lettres de change d’Eugène Pavlovitch que, sur sa demande à elle, Rogojine a rachetées à un usurier, répondit très-simplement le prince, — et elle a dit que Rogojine accorderait du temps à Eugène Pavlitch.

— Je l’ai entendu, je l’ai entendu, mon cher prince, mais cela ne peut pas être vrai ! Il est impossible qu’Eugène Pavlitch ait fait des lettres de change ! Riche comme il l’est… Jadis, à la vérité, par suite de son étourderie, il lui est arrivé d’avoir des embarras d’argent, et moi-même je l’ai quelquefois tiré d’affaire… Mais que, dans sa position de fortune, il ait souscrit des lettres de change à un usurier et qu’il en soit inquiet, — c’est inadmissible ! Il ne peut pas non plus être à tu et à toi avec Nastasia Philippovna, — voilà où gît le principal problème. Il jure qu’il n’y comprend rien et je le crois parfaitement. Mais je voulais vous demander, cher prince, si vous ne saviez pas quelque chose ? Je veux dire, si, par miracle, un bruit ne serait pas arrivé jusqu’à vous ?

— Non, je ne sais rien, et je vous assure que je n’ai pris aucune part à cela.

— Ah ! prince, sur quelle herbe avez-vous donc marché aujourd’hui ? Je ne vous reconnais pas, positivement. Est-ce que je pouvais vous supposer complice d’une pareille chose ?… Allons, vous n’êtes pas dans votre assiette aujourd’hui.

Il embrassa Muichkine.

— Complice d’une « pareille » chose ! que voulez-vous dire ? Je ne vois pas là une « pareille » chose.

— Sans doute cette personne a voulu nuire à Eugène Pavlitch en lui prêtant devant témoins des qualités qu’il n’a pas et qu’il ne peut pas avoir, répondit assez sèchement le prince Chtch…

Le prince Léon Nikolaïévitch se troubla ; toutefois il n’en continua pas moins à regarder fixement son interlocuteur, comme pour lui demander l’explication de ces paroles ; mais le prince Chtch… se tut.

— Alors il ne s’agit pas simplement de lettres de change ? Ce n’est pas littéralement ce qui a été dit hier ? murmura enfin Muichkine, pris d’une certaine impatience.

— Mais, je vous le répète, jugez vous-même, qu’est-ce qu’Eugène Pavlitch peut avoir de commun avec… elle, et, par-dessus le marché, avec Rogojine ? Encore une fois, il est extrêmement riche, je connais fort bien sa fortune ; de plus, il a en perspective l’héritage de son oncle. Nastasia Philippovna a tout simplement…

Le visiteur s’interrompit soudain : évidemment il ne voulait pas s’entretenir de Nastasia Philippovna avec le prince Léon Nikolaïévitch.

— En tout cas, cela prouve qu’elle le connaît, fit celui-ci après une minute de silence.

— Ils ont pu se connaître autrefois ; Eugène Pavlitch est un homme léger ! Mais, s’ils se sont connus, c’est fort ancien, cela doit remonter à deux ou trois ans ; à cette époque-là il voyait Totzky. Pas plus maintenant qu’alors, il ne peut s’être trouvé avec elle dans des relations de nature à autoriser le tutoiement. Vous savez vous-même qu’elle n’était pas ici ; elle avait disparu. Beaucoup de gens ignorent encore son retour parmi nous. Il n’y a pas plus de trois jours que j’ai aperçu son équipage.

— Un superbe équipage ! observa Adélaïde.

— Oui, c’est un équipage superbe.

Du reste, ils se séparèrent du prince Léon Nikolaïévitch dans les sentiments les plus affectueux, on pourrait même dire les plus fraternels.

Leur départ laissa notre héros fort soucieux. Certes, depuis la nuit précédente (et peut-être depuis plus longtemps encore), lui-même soupçonnait plusieurs choses, mais jusqu’à cette visite il ne s’était pas pleinement assuré de ce qu’il pouvait y avoir de fondé dans ses craintes. Or le prince Chtch… venait de les confirmer ; sans doute il se trompait dans l’interprétation du fait, mais, en somme, il errait autour de la vérité, il avait deviné là une intrigue. (Du reste, pensait Muichkine, peut-être, au fond, comprend-il très-bien ce qu’il en est, et n’a-t-il émis une explication erronée que pour me donner le change.) Un point hors de doute, c’est qu’ils étaient maintenant passés chez lui (le prince Chtch… du moins) dans l’espoir d’obtenir des éclaircissements ; s’il en était ainsi, c’est qu’ils le croyaient directement mêlé à l’intrigue. En outre, si tout cela avait réellement tant d’importance, c’est donc qu’elle poursuivait un but terrible ; quel but ? Cette question épouvantait le prince. « Et comment l’arrêter ? Quand elle s’est décidée à une chose, on ne peut pas l’empêcher de la mettre à exécution ! » Il savait déjà cela par expérience. « Elle est folle ! Folle ! »

Mais, durant cette soirée, se produisirent encore beaucoup d’autres circonstances énigmatiques qui toutes demandaient à être éclaircies sans délai ; aussi le prince était-il très-chagrin. La visite de Viéra Lébédeff lui procura un peu de distraction : elle vint chez lui avec Lubotchka et l’entretint gaiement de diverses choses. Après Viéra arriva sa jeune sœur, puis le fils de Lébédeff qui suivait les cours du gymnase. Il assura que, d’après l’interprétation de son père, l’ « Étoile Absinthe » qui, dans l’Apocalypse, tombe sur les sources des eaux, figurait le réseau des chemins de fer répandus sur la surface de l’Europe. Le prince ne voulut pas croire que telle fût l’explication de Lébédeff ; on décida qu’on le lui demanderait à lui-même à la première occasion. Viéra apprit au prince que, depuis la veille, Keller s’était installé chez eux, et que, selon toute apparence, il ne les quitterait pas de sitôt, parce qu’il avait trouvé là une société et s’était lié avec le général Ivolguine ; du reste, il avait déclaré qu’il venait séjourner chez eux uniquement pour compléter son instruction. De jour en jour, le prince se plaisait davantage avec les enfants de Lébédeff. Kolia ne se montra pas de toute la journée : il s’était rendu de grand matin à Pétersbourg (Lébédeff, appelé au dehors pour ses petites affaires, était sorti aussi de très-bonne heure). Mais le prince attendait avec impatience la visite de Gabriel Ardalionovitch, qui s’était formellement engagé à l’aller voir aujourd’hui.

Il arriva vers sept heures de l’après-midi, aussitôt après le dîner. Au premier regard jeté sur lui, le prince se dit que ce monsieur, du moins, devait connaître tous les tenants et aboutissants de l’affaire, — et comment ne les aurait-il pas connus, lui qui pouvait se renseigner auprès de gens toujours aussi bien informés que Barbara Ardalionovna et Ptitzine ? Mais les relations que les deux hommes avaient ensemble étaient d’une nature assez particulière ; par exemple, le prince avait remis l’affaire de Bourdovsky entre les mains de Gabriel Ardalionovitch, et cette marque de confiance n’était pas la seule qu’il lui eût donnée. Néanmoins il existait toujours certains points dont, par une sorte d’accord tacite, ils évitaient de parler entre eux. Parfois il semblait au prince que Gania aurait peut-être désiré plus de franchise et de cordialité dans leurs rapports. Maintenant, par exemple, à ce que Muichkine crut remarquer quand il vit entrer le jeune homme, celui-ci paraissait convaincu que le moment de rompre la glace était arrivé. (Gabriel Ardalionovitch était pressé pourtant ; sa sœur l’attendait chez Lébédeff ; tous deux avaient à s’occuper d’une affaire urgente.)

Mais, si Gania avait compté sur toute une série de questions impatientes, de confidences involontaires, d’épanchements amicaux, il s’était singulièrement trompé. Durant les vingt minutes que le visiteur passa chez lui, le prince resta pensif, presque distrait, et ne fit pas une des questions auxquelles Gania s’attendait. Ce que voyant, celui-ci résolut de se tenir à son tour sur une grande réserve. Tant que dura sa visite, il parla sans discontinuer, bavarda gaiement, avec légèreté, avec grâce, mais s’abstint de toucher au point principal.

Entre autres choses, Gania raconta que Nastasia Philippovna n’était que depuis quatre jours à Pavlovsk, et que déjà elle avait attiré l’attention générale. Elle demeurait chez Daria Alexievna, dans une vilaine petite maison de la rue des Matelots, mais elle avait peut-être le plus bel équipage de Pavlovsk. Autour d’elle s’était déjà groupée toute une foule de soupirants jeunes et vieux ; parfois des cavaliers escortaient sa calèche. Nastasia Philippovna était, comme auparavant, fort difficile dans le choix de ses relations, et ne recevait que des visiteurs triés sur le volet. Cela ne l’empêchait pas d’avoir un nombreux entourage sur qui elle pouvait compter en cas de besoin. À cause d’elle, un monsieur en villégiature à Pavlovsk avait rompu avec sa fiancée, et un vieux général avait presque maudit son fils. Quand elle faisait une promenade en voiture, elle prenait souvent avec elle une charmante fillette de seize ans, parente éloignée de Daria Alexievna ; cette jeune fille chantait fort bien, et son talent de musicienne avait donné de la notoriété à la petite maison de la rue des Matelots. Du reste, Nastasia Philippovna se tenait très-convenablement, elle s’habillait sans luxe, mais avec un goût dont toutes les dames étaient jalouses, aussi bien que de sa beauté et de son équipage.

— L’excentrique incident d’hier a été sans doute prémédité, et, naturellement, ne doit pas entrer en ligne de compte. Pour trouver à redire à sa conduite, il faudrait l’espionner exprès ou la calomnier, ce qui, du reste, ne tardera pas, acheva Gabriel Ardalionovitch, présumant que son interlocuteur ne manquerait pas de lui demander pourquoi il appelait l’incident d’hier un incident prémédité, et pourquoi on ne tarderait pas à calomnier Nastasia Philippovna. Mais le prince ne fit aucune question de ce genre.

Ce fut spontanément aussi, sans attendre qu’on l’interrogeât, et même avec un empressement étrange, que Gania s’étendit sur le chapitre d’Eugène Pavlovitch. Dans son opinion, ce dernier ne connaissait guère Nastasia Philippovna que pour lui avoir été présenté par quelqu’un sur la promenade, quatre jours auparavant ; tout au plus était-il allé une fois chez elle avec les autres visiteurs de la jeune femme. Quant aux lettres de change, elles n’avaient rien d’impossible : Eugène Pavlovitch possédait une grande fortune sans doute, mais il y avait un certain désordre dans ses affaires. Sur ce curieux sujet Gania tourna court. En ce qui concernait l’incartade commise la veille par Nastasia Philippovna, il se borna à y faire allusion dans la phrase rapportée plus haut. À la fin, Barbara Ardalionovna vint chercher son frère et elle resta une petite minute chez le prince. Sans que celui-ci essayât de la faire parler, elle lui apprit qu’Eugène Pavlovitch passerait à Pétersbourg toute la journée d’aujourd’hui et peut-être encore celle de demain ; que son mari (Ivan Pétrovitch Ptitzine) s’y trouvait aussi, et qu’il y était probablement allé pour les affaires d’Eugène Pavlovitch. « Élisabeth Prokofievna est aujourd’hui d’une humeur d’enfer, ajouta-t-elle en sortant, mais le plus singulier, c’est qu’Aglaé s’est fâchée avec toute sa famille, non-seulement avec son père et sa mère, mais même avec ses deux sœurs : tout cela n’est pas beau. » Après avoir donné, comme par hasard, cette dernière nouvelle qui, pour le prince, était extrêmement significative, Barbara Ardalionovna se retira avec son frère. Quant à l’affaire du « fils de Pavlichtcheff », Ganetchka n’en dit pas mot, peut-être par fausse modestie, peut-être aussi « pour ménager les sentiments du prince ». Ce dernier, néanmoins, le remercia encore une fois de toutes les peines qu’il s’était données dans cette circonstance.

Fort content de se retrouver enfin seul, le prince quitta la terrasse, traversa la rue et entra dans le parc. Il voulait ruminer un projet dont l’idée venait de s’offrir à son esprit. Mais ce projet était de ceux qu’il faut exécuter d’entraînement, parce qu’ils ne résistent pas à la réflexion : le prince s’était senti soudain un immense désir d’abandonner tout cela, de retourner là-bas d’où il était venu, de s’enfoncer dans quelque solitude lointaine ; bref, de disparaître à l’instant, sans même dire adieu à personne. Il prévoyait que s’il retardait son départ, ne fût-ce que de quelques jours, il resterait définitivement empêtré dans ce monde, et ne pourrait plus jamais s’en dégager. Mais il ne lui fallut pas dix minutes pour reconnaître que la fuite était impossible, que ce serait presque une lâcheté, que devant lui se posaient des problèmes dont il n’avait même plus le droit maintenant d’esquiver la solution. En s’entretenant de ces pensées, il revint chez lui après une promenade d’un quart d’heure à peine. Il était vraiment malheureux en ce moment.

Lébédeff n’était pas encore rentré, de sorte que, vers le soir, Keller réussit à pénétrer chez le prince. Quoique l’ancien sous-lieutenant ne fût pas ivre, il se trouvait en veine d’épanchements et de confidences. Il déclara tout d’abord qu’il venait raconter au prince toute sa vie, et qu’il n’était resté à Pavlovsk que pour cela. Il n’y avait pas moyen de le mettre à la porte : pour rien au monde il ne serait parti. Keller s’était disposé à faire un long discours, mais après quelques mots incohérents, prononcés en manière de préambule, il sauta à la conclusion : ayant cessé de croire au Très-Haut, il avait perdu tout vestige de moralité, à ce point qu’il s’était rendu coupable de vol. — « Pouvez-vous vous représenter cela ? »

— Écoutez, Keller, moi, à votre place, je n’avouerais pas cela sans une absolue nécessité, répondit le prince, — mais, du reste, vous vous calomniez peut-être à dessein.

— Je ne dis cela qu’à vous, à vous seul, et uniquement pour aider à mon développement ! Je ne l’ai dit et ne le dirai à aucun autre ; quand je mourrai, j’emporterai avec moi ce secret dans la tombe ! Mais, prince, si vous saviez, si seulement vous saviez combien il est difficile, à notre époque, de se procurer de l’argent ! Où en prendre ? permettez-moi de vous le demander. La réponse est partout la même : « Apporte-nous de l’or et des diamants, là-dessus nous te prêterons », c’est-à-dire, justement ce que je n’ai pas ; pouvez-vous vous représenter cela ? À la fin, je me fâchai. « Et sur des émeraudes, dis-je, est-ce que vous me prêterez ? — Sur des émeraudes, répondit l’homme, oui, encore. — Eh bien, repris-je, voilà qui est parfait ! » Je pris mon chapeau et je sortis. Que le diable vous emporte, tas de coquins !

— Mais est-ce que vous aviez des émeraudes ?

— Moi, avoir des émeraudes ! Oh ! prince, avec quelle sérénité naïve, pastorale même, on peut le dire, vous considérez encore la vie !

« Ne pourrait-on pas faire quelque chose de cet homme en le soumettant à une bonne influence ? » se demandait le prince, qui commençait à éprouver une sorte de pitié pour son visiteur. Quant à son influence personnelle, il croyait qu’elle ne valait rien du tout, et il en jugeait ainsi non par humilité, mais parce qu’il avait une façon un peu spéciale de voir les choses. Insensiblement la conversation s’anima, et elle devint si intéressante que ni l’un ni l’autre ne pensa à y mettre fin. Keller confessait avec un empressement extraordinaire des actes dont il semblait qu’aucun homme n’eût pu se résoudre à faire l’aveu. Chaque fois qu’il commençait un récit, il protestait de son repentir et assurait qu’intérieurement il était « plein de larmes » ; mais, en racontant son méfait, il avait l’air de s’en vanter ; parfois aussi il le narrait d’une façon si comique que le prince et lui finissaient par rire comme deux fous.

— Le grand point, c’est qu’il y a en vous une confiance enfantine et une véracité extraordinaire, dit enfin le prince ; — savez-vous que cela seul rachète déjà bien des choses ?

— Je suis noble, noble, chevaleresquement noble ! confirma Keller attendri ; — mais, vous savez, prince, toute cette noblesse n’existe qu’en rêve, à l’état d’aspiration, pour ainsi dire ; elle ne se montre jamais dans la pratique ! Pour quoi cela ? Je ne puis le comprendre.

— Ne vous désespérez pas. À présent on peut dire, sans crainte de se tromper, que vous m’avez fait connaître par le menu toute votre existence ; du moins, il me semble qu’il est impossible de rien ajouter à ce que vous m’avez raconté, ne le croyez-vous pas ?

— Impossible ? s’écria d’un air de pitié l’ancien sous-lieutenant : — oh ! prince, jusqu’à quel point vous êtes resté suisse dans votre compréhension de l’homme !

— Vraiment, on peut encore y ajouter quelque chose ? demanda le prince avec un étonnement timide. — Eh bien, qu’est-ce que vous attendiez de moi, Keller ? Parlez, je vous prie, pourquoi êtes-vous venu me faire votre confession ?

— Ce que j’attendais de vous ? D’abord, rien que votre bonhomie est déjà agréable à contempler ; c’est un plaisir que de causer avec vous ; je sais, du moins, que j’ai devant moi un personnage très-vertueux, et ensuite… ensuite…

Il semblait embarrassé. Voyant qu’il hésitait à continuer, le prince vint à son secours :

— Vous vouliez peut-être m’emprunter de l’argent ?

Ces mots furent dits très-simplement, d’un ton sérieux et même quelque peu timide.

Keller tressaillit, il fixa brusquement un regard étonné sur le visage du prince et déchargea un grand coup de poing sur la table.

— Eh bien, prince, voilà ce qui me renverse, ce qui me déroute complètement ! Vous êtes d’une bonhomie, d’une innocence que l’âge d’or lui-même n’a pas connue, et en même temps vous lisez dans l’âme des gens comme le plus perspicace des psychologues. Mais permettez, prince, cela a besoin d’explication, parce que je… décidément je m’y perds ! Bien entendu, mon but, en fin de compte, était de vous emprunter de l’argent, mais vous m’avez fait cette question comme si vous ne trouviez là rien de répréhensible, comme si cela vous paraissait tout naturel.

— Oui… de votre part c’est tout naturel.

— Et vous n’êtes pas révolté ?

— Mais pourquoi donc le serais-je ?

— Écoutez, prince, je demeure ici depuis hier soir, d’abord parce que j’ai une estime particulière pour l’archevêque français Bourdaloue (je l’ai savouré chez Lébédeff jusqu’à trois heures), ensuite et surtout (je vous jure par tout ce que j’ai de plus sacré que je vous dis la vérité la plus pure) je suis resté parce que je voulais, pour ainsi dire, en vous faisant ma confession franche et complète, aider par cela même à mon propre développement. Telle était ma pensée, et je fondais en larmes vers quatre heures, lorsque je me suis endormi. Croirez-vous maintenant à la parole d’un homme très-noble ? au moment où je m’assoupissais, sincèrement rempli de larmes intérieures, et, pour ainsi dire, extérieures (car j’avais fini par sangloter, je m’en souviens !), il m’est venu à l’esprit une idée infernale : « Au bout du compte, si, après ma confession, je lui empruntais de l’argent ? » Cette confession a donc été un truc destiné à vous monter le coup : je voulais, par ce moyen, m’insinuer dans vos bonnes grâces pour vous taper ensuite de cent cinquante roubles. N’est-ce pas une bassesse, selon vous ?

— Ce que vous dites n’est pas exact. L’un s’est mêlé à l’autre, voilà tout. Les deux idées se sont confondues, ce qui a lieu très-fréquemment. La même chose m’arrive sans cesse. Du reste, je trouve que cela ne vaut rien et, vous savez, Keller, c’est ce que je me reproche le plus. Quand vous parliez tout à l’heure, il me semblait entendre ma propre histoire. Parfois même j’ai pensé que tous les hommes étaient ainsi, continua le prince, pour qui ce sujet de conversation paraissait être d’un profond intérêt, — et cela me consolait un peu, car il est extrêmement difficile de lutter contre ces idées mixtes ; j’ai essayé. Dieu sait comment elles prennent naissance. Et voilà que vous appelez carrément cela une bassesse ! À présent, je vais recommencer à avoir peur de ces idées. En tout cas, je ne suis pas votre juge. Mais, à mon avis, c’est aller trop loin que de donner à cela le nom de bassesse ; qu’en pensez-vous ? Vous avez usé de ruse pour m’emprunter de l’argent, mais vous-même jurez qu’indépendamment du motif pécuniaire votre confession avait aussi un but noble. Quant à l’argent, vous en avez besoin pour bambocher, n’est-ce pas ? Et, après votre confession, cela, naturellement, est une lâcheté. Mais aussi comment renoncer en un instant à l’habitude de boire ? C’est impossible. Que faire donc ? Le mieux est de laisser cela à l’appréciation de votre conscience ; que vous en semble ?

Le prince considérait Keller avec une extrême curiosité. Évidemment la question des idées mixtes le préoccupait depuis longtemps déjà.

— Eh bien, comment après cela vous appelle-t-on idiot ? Je ne le comprends pas ! s’écria le boxeur.

Le prince rougit un peu.

— Le prédicateur Bourdaloue n’aurait pas épargné l’homme, et vous, vous l’avez épargné, vous m’avez jugé humainement ! Pour me punir et vous prouver que je suis touché, je n’accepterai pas cent cinquante roubles, donnez m’en seulement vingt-cinq, cela suffira ! C’est tout ce qu’il me faut, du moins pour deux semaines. Je ne viendrai pas vous demander de l’argent avant quinze jours. Je voulais faire un cadeau à Agachka, mais elle ne le mérite pas. Oh ! cher prince, que le Seigneur vous bénisse !

Entra Lébédeff qui arrivait de Pétersbourg. La vue d’un billet de vingt-cinq roubles dans les mains de Keller lui fit froncer le sourcil, mais le boxeur, se trouvant en fonds, ne tarda pas à disparaître. Dès qu’il fut sorti, Lébédeff se mit à le débiner.

— Vous êtes injuste, son repentir était vraiment sincère, observa enfin le prince.

— Mais qu’est-ce que c’est que ce repentir ? C’est exactement comme moi hier : « Je suis bas, je suis bas » ; ce sont des mots, pas autre chose !

— Ainsi de votre part ce n’étaient que des mots ? je pensais, au contraire…

— Eh bien, tenez, à vous, à vous seul je dirai la vérité, parce que vous pénétrez l’homme : les paroles et le fait, le mensonge et la vérité, chez moi tout cela se mêle et tout cela est parfaitement sincère. La vérité, le fait, c’est que j’éprouve un sincère repentir, croyez-le, ne le croyez pas, je vous le jure. Mais les paroles et les mensonges me sont dictés par une pensée infernale (et toujours présente), l’idée d’attraper les gens et d’utiliser mes larmes de repentir ! Oui, je vous l’assure ! À un autre je ne le dirais pas, — il rirait ou il cracherait ; mais vous, prince, vous jugez humainement.

— Eh bien, voilà mot pour mot ce qu’il m’a dit aussi tout à l’heure ! s’écria le prince, — et vous avez tous les deux l’air de vous vanter ! Vous m’étonnez même, seulement il est plus sincère que vous, car vous faites de cela un véritable métier. Allons, assez, ne prenez pas cette expression désolée, Lébédeff, et ne mettez pas la main sur votre cœur. Est-ce que vous ne me direz pas quelque chose ? Vous n’êtes pas venu pour rien…

Lébédeff se mit à grimacer.

— Je vous ai attendu toute la journée pour vous poser une question ; une fois au moins dans votre vie répondez la vérité de prime abord : avez-vous pris une part quelconque hier à l’incident de la calèche ?

Nouvelles grimaces de Lébédeff ; il commença à rire, à se frotter les mains, à éternuer, mais toujours sans proférer un seul mot de réponse.

— Je vois que vous y avez pris part.

— Mais indirectement, rien qu’indirectement ! Je dis la pure vérité ! Je me suis borné à faire savoir en temps utile à une certaine personne que telle société était réunie chez moi et qu’il s’y trouvait certains personnages.

— Je sais que vous ayez envoyé votre fils , il me l’a dit lui-même tantôt, mais qu’est-ce que c’est que cette intrigue ? s’écria le prince impatienté.

— Ce n’est pas moi qui l’ai ourdie, ce n’est pas moi, reprit Lébédeff en agitant le bras comme pour repousser quelque chose, — elle a été machinée par d’autres, et, à proprement parler, c’est plutôt une fantaisie qu’une intrigue !

— Mais de quoi s’agit-il donc ? expliquez-le-moi, pour l’amour du Christ ! Se peut-il que vous ne compreniez pas combien cette affaire me touche ? Dans le fait on noircit Eugène Pavlovitch.

Le visage de Lébédeff se contracta de nouveau.

— Prince ! Excellentissime prince ! Vous ne me laissez pas dire toute la vérité, j’ai déjà essayé de vous la faire connaître, plus d’une fois j’ai commencé, mais vous ne m’avez pas permis de continuer…

Le prince ne répondit pas et resta pensif. Évidemment une violente lutte se livrait en lui.

— Allons, c’est bien ; dites la vérité, articula-t-il péniblement.

— Aglaé Ivanovna… commença aussitôt Lébédeff.

— Taisez-vous, taisez-vous, cria avec colère le prince devenu tout rouge d’indignation et peut-être aussi de honte. — C’est impossible, tout cela est absurde ! Tout cela a été inventé par vous-même ou par d’autres fous de votre espèce. Et que plus jamais je ne vous entende dire un mot à ce sujet !

Il était plus de dix heures du soir lorsque Kolia arriva avec un tas de nouvelles, les unes de Pétersbourg, les autres de Pavlovsk. Les premières avaient trait surtout à Hippolyte et à l’histoire de la veille ; il les raconta en gros, se réservant d’y revenir plus tard, et se hâta de passer aux nouvelles de Pavlovsk. Il y avait trois heures que Kolia était revenu de Pétersbourg, et, avant de se rendre chez le prince, il avait commencé par aller chez les Épantchine. « C’est terrible ce qu’il y a là ! » Bien entendu, au premier plan figurait la calèche, mais il était certainement arrivé quelque autre chose encore que ni lui ni le prince ne connaissaient. « Naturellement je n’ai pas espionné, je n’ai voulu interroger personne ; du reste, on m’a bien reçu, si bien même que j’en ai été étonné, mais de vous, prince, pas un mot ! » Le plus important, c’était que tantôt Aglaé s’était fâchée avec les siens au sujet de Gania. Kolia ignorait les détails de l’affaire, il savait seulement que c’était à cause de Gania (imaginez-vous cela !). La querelle avait été très-violente, par conséquent elle devait avoir un motif grave. Le général était arrivé tard, il avait l’air maussade ; Eugène Pavlovitch, qui l’accompagnait, avait été parfaitement accueilli ; lui-même s’était montré étonnamment gai et aimable. Mais la nouvelle capitale, c’était que, sans faire d’esclandre, Élisabeth Prokofievna avait mandé auprès d’elle Barbara Ardalionovna qui se trouvait alors avec les demoiselles, et lui avait interdit une fois pour toutes l’accès de sa maison. « Du reste, elle a formulé cette défense de la façon la plus polie, au dire de ma sœur elle-même », ajouta Kolia. Mais quand Varia était sortie de chez la générale et avait pris congé des demoiselles, celles-ci ne savaient même pas qu’elle leur disait adieu pour la dernière fois et qu’il lui était interdit de remettre désormais les pieds dans la maison.

— Mais Barbara Ardalionovna est venue chez moi à sept heures ? fit le prince surpris.

— Et c’est vers les huit heures qu’elle a reçu son congé.

Je plains fort Varia, je plains Gania… sans doute, ils sont continuellement occupés d’intrigues, ils ne pourraient pas vivre sans cela. Et jamais je n’ai pu savoir ce qu’ils trament ; du reste, je n’y tiens pas. Mais je vous assure, mon bon, mon cher prince, que Gania a du cœur. Assurément, sous beaucoup de rapports, c’est un homme corrompu, mais il y a en lui des qualités qu’il suffit de chercher pour les découvrir, et jamais je ne me pardonnerai de l’avoir méconnu autrefois… Je ne sais pas si je puis continuer à voir les Épantchine après l’histoire qui vient d’arriver à Varia. À la vérité, dès le début, je me suis mis sur un pied d’indépendance complète, mais n’importe, c’est une question à examiner.

— Vous avez tort de tant plaindre votre frère, observa le prince ; — si les choses en sont venues là, c’est que Gabriel Ardalionovitch est dangereux aux yeux d’Élisabeth Prokofievna, et que, par conséquent, ses espérances sont en voie de se réaliser.

— Comment ? quelles espérances ? fit avec étonnement Kolia : — pensez-vous par hasard qu’Aglaé… ce n’est pas possible !

Le prince garda le silence.

— Vous êtes un terrible sceptique, prince, reprit Kolia au bout de deux minutes, — je remarque que depuis quelque temps vous devenez extraordinairement sceptique ; vous commencez à ne plus croire à rien, et à faire des suppositions à propos de tout… mais ai-je employé avec justesse ici le mot « sceptique » ?

— Je crois que oui, quoique, du reste, je n’en sois pas bien sûr moi-même.

— Non, je retire le mot « sceptique », j’ai trouvé une nouvelle explication, cria tout à coup Kolia, — vous n’êtes pas sceptique, mais jaloux. Les sentiments de Gania pour certaine fière demoiselle vous causent une jalousie infernale !

En parlant ainsi, Kolia s’était levé brusquement et riait comme peut-être il n’avait jamais ri de sa vie. La rougeur qui couvrait le visage de Muichkine accrut encore la gaieté du gymnasiste. Il s’amusait énormément de l’idée que le prince était jaloux d’Aglaé. Mais son hilarité cessa sitôt qu’il eut remarqué que celui-ci éprouvait un vrai chagrin Ensuite eut lieu entre eux une conversation très-sérieuse qui se prolongea pendant une heure ou une heure et demie.

Le lendemain, une affaire urgente obligea le prince à aller passer une partie de la journée à Pétersbourg. Entre quatre et cinq heures, au moment où il se disposait à reprendre le train pour Pavlovsk, il rencontra dans la gare Ivan Fédorovitch. Celui-ci saisit vivement le prince par le bras, puis, après avoir regardé partout d’un air inquiet, il le fit monter avec lui dans un wagon de première classe. Le général voulait avoir Muichkine pour compagnon de route, désireux qu’il était de l’entretenir de choses importantes.

— D’abord, cher prince, ne sois pas fâché contre moi et, si tu as quelque chose à me reprocher, oublie-le. Moi-même je serais déjà allé te voir hier, mais je ne savais pas comment Élisabeth Prokofievna aurait pris cela… Chez moi… c’est positivement un enfer : un sphinx énigmatique y a élu domicile ; moi, je m’en vais, je n’y comprends rien. Mais, pour ce qui est de toi, tu es, à mon avis, moins coupable qu’aucun de nous, quoique, sans doute, tu aies contribué à amener bien des choses. Vois-tu, prince, il est agréable d’être philanthrope, mais il ne faut pas l’être trop. Toi-même, tu es peut-être déjà payé pour le savoir. Assurément j’aime la bonté et j’estime Élisabeth Prokofievna, mais…

Le général parla de la sorte longtemps encore, mais il y avait beaucoup d’incohérence dans ses paroles. On voyait qu’il était extrêmement troublé par quelque chose de tout à fait incompréhensible pour lui. À la fin, il s’exprima plus nettement.

— Pour moi, il est hors de doute que tu n’as pris aucune part à cela, mais ne viens pas nous voir d’ici à quelque temps, je te le demande en ami, attends que le vent ait changé. Pour ce qui concerne Eugène Pavlovitch, — poursuivit-il avec une chaleur extraordinaire, — tout cela est une calomnie absurde, la calomnie des calomnies ! C’est une imposture, il y a là une intrigue, le désir de tout culbuter et d’amener une brouille entre nous. Vois-tu, prince, je te le dis à l’oreille : entre nous et Eugène Pavlitch, il n’a pas encore été dit un seul mot, tu comprends ? Nous ne sommes liés par rien, — mais ce mot peut être dit, et même bientôt, et même peut-être tout de suite ! Ainsi, voilà, c’est pour empêcher cela ! Mais pourquoi, dans quel but, — je ne le comprends pas ! C’est une femme étonnante, une femme excentrique ; j’ai si peur d’elle que j’en perds presque le sommeil. Et cet équipage, ces chevaux blancs… c’est vraiment chic, comme on dit en français. Qui est-ce qui l’entretient sur ce pied-là ? En vérité, j’avais fait un jugement téméraire, j’avais pensé avant-hier que c’était Eugène Pavlitch. Mais il est prouvé que ce ne peut pas être lui ; eh bien, s’il en est ainsi, pourquoi veut-elle provoquer une rupture entre nous ? Voilà, voilà le problème ! Pour garder Eugène Pavlitch ? Mais je te répète, je te jure sur la croix qu’il ne la connaît pas, et que ces lettres de change sont une invention ! Et avec quelle impudence elle le tutoie à haute voix, en pleine rue ! Il y a là positivement une manœuvre ! Il est clair que nous devons repousser cela avec mépris et témoigner deux fois plus d’estime à Eugène Pavlitch. C’est dans ce sens que j’ai parlé à Élisabeth Prokofievna. Maintenant je vais te dire ma pensée intime : je suis fermement persuadé qu’elle agit ainsi par rancune personnelle contre moi, tu te rappelles, à cause du passé, quoique jamais je ne me sois donné de torts envers elle. Je rougis au seul souvenir de cela. À présent la voilà de nouveau en vedette, je la croyais disparue pour tout de bon. Où est donc ce Rogojine ? dites-le moi, je vous prie. Je pensais qu’elle était depuis longtemps déjà madame Rogojine.

En un mot, Ivan Fédorovitch était très-désorienté. Pendant près d’une heure que dura le voyage, il parla seul, posant des questions, y répondant lui-même, serrant la main du prince. Il convainquit du moins celui-ci qu’il ne pensait pas à le soupçonner de quoi que ce fût. C’était l’important pour Muichkine. Le général termina par quelques mots au sujet de l’oncle d’Eugène Pavlitch, qui était chef d’une chancellerie quelconque à Pétersbourg : « Il occupe un beau poste, il a soixante-dix ans, c’est un viveur, un gastronome, un vieillard qui n’a pas encore dételé… Ha, ha ! Je sais qu’il a entendu parler de Nastasia Philippovna, et qu’il a même recherché ses faveurs. Je suis passé chez lui tantôt ; il ne reçoit pas, il est souffrant ; mais il est riche, fort riche, il a une situation considérable et… Dieu veuille lui conserver la vie pendant de longues années, mais c’est encore à Eugène Pavlitch que reviendra toute cette fortune… Oui, oui… et pourtant j’ai peur ! Je ne m’explique pas pourquoi, mais j’ai peur. On dirait qu’il y a quelque chose dans l’air, un malheur qui vole, comme une chauve-souris, et j’ai peur, j’ai peur !… »

Et enfin, le troisième jour seulement, comme nous l’avons dit plus haut, eut lieu la réconciliation formelle des Épantchine avec le prince Léon Nikolaïévitch.