L’Idiot/II/Chapitre 10

Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 1p. 381-398).

X

Après avoir trempé ses lèvres dans la tasse que lui avait offerte Viéra Lébédeff, Hippolyte la déposa sur la table et promena ses yeux autour de lui. Il avait l’air confus, presque interdit.

— Voyez un peu, Élisabeth Prokofievna, commença-t-il avec une sorte de précipitation étrange : — ces tasses de porcelaine qui ont, paraît-il, une grande valeur ne sortent jamais du chiffonnier de Lébédeff ; sa femme les lui a apportées en dot et il les tient toujours sous clef. Voilà pourtant qu’il nous a fait servir du thé dans ces tasses, c’est en votre honneur, bien entendu, il est si content…

Il voulait encore ajouter quelque chose, mais il resta court.

— Il s’est troublé, je m’y attendais ! dit tout à coup Eugène Pavlovitch à l’oreille du prince : — c’est mauvais signe, qu’en pensez-vous ? Pour sûr, à présent, sous l’influence du dépit, il va accoucher de quelque excentricité telle qu’Élisabeth Prokofievna elle-même ne pourra pas y tenir.

Le prince l’interrogea du regard.

— Vous n’avez pas peur d’une excentricité ? poursuivit Eugène Pavlovitch. — Moi non plus, je la désire même, et ce uniquement pour la punition de notre chère Élisabeth Prokofievna ; je tiens fort à ce qu’elle reçoive une leçon aujourd’hui même, tout de suite, et je ne m’en irai pas avant. Vous paraissez avoir la fièvre.

— Plus tard ; laissez. Oui, je suis souffrant, répondit avec impatience le prince, qui avait à peine écouté Radomsky. Il venait d’entendre prononcer son nom, Hippolyte parlait de lui.

— Vous ne le croyez pas ? disait le malade avec un rire nerveux : — cela se comprend, mais le prince n’hésitera pas un instant à le croire et il ne s’en étonnera pas du tout.

— Entends-tu, prince ? fit Élisabeth Prokofievna en se retournant vers lui : — entends-tu ?

On riait dans ce groupe. Lébédeff, accouru précipitamment auprès de la générale, se livrait devant elle à une pantomime pleine d’animation.

— Il prétend que ce grimacier, ton propriétaire… a retouché l’article de ce monsieur, l’article qu’on a lu tantôt et où tu es drapé d’une si belle façon.

Le prince considéra Lébédeff avec étonnement.

— Pourquoi ne dis-tu rien ? reprit Élisabeth Prokofievna en frappant du pied.

— Eh bien, murmura le prince, qui continuait à examiner Lébédeff, — je vois qu’il l’a retouché.

— C’est vrai ? demanda-t-elle vivement à l’employé.

Il porta la main à son cœur.

— C’est la pure vérité, Excellence ! déclara-t-il sans la moindre hésitation.

En entendant cette réponse, faite du ton le plus ferme, la générale faillit sauter en l’air.

— On dirait qu’il s’en vante ! s’écria-t-elle

— Je suis bas, je suis bas ! commença à balbutier Lébédeff, qui se frappait la poitrine et inclinait profondément la tête.

— Et qu’est-ce que cela me fait que tu sois bas ? Il pense qu’il n’a qu’à dire : Je suis bas, pour se tirer d’affaire. Et tu n’es pas honteux, prince, je te le demande encore une fois, tu n’es pas honteux de vivre avec de pareilles fripouilles ? Jamais je ne te pardonnerai !

— Le prince me pardonnera ! dit avec conviction et attendrissement Lébédeff.

Keller quitta soudain sa place et s’approcha brusquement d’Élisabeth Prokofievna.

— C’est seulement par noblesse, madame, commença-t-il d’une voix sonore, — et pour ne pas trahir un ami compromis, que tantôt j’ai gardé le silence sur ces retouches. bien qu’il ait offert de nous jeter en bas de l’escalier, comme vous l’avez entendu vous-même. Pour rétablir la vérité, je déclare que j’ai en effet eu recours à ses services et que je les lui ai payés six roubles. Toutefois je ne l’ai nullement prié de corriger mon style : je me suis adressé à lui, comme à un personnage compétent, afin d’être renseigné sur les faits dont la plupart m’étaient inconnus. Quant aux guêtres, à l’appétit chez le professeur suisse, au chiffre de cinquante roubles substitué à celui de deux cent cinquante, pour ce qui est de tous ces détails, en un mot, ils lui appartiennent et il a reçu pour cela six roubles, mais il n’a pas corrigé le style.

— Je dois faire observer que j’ai corrigé seulement la première partie de l’article, reprit Lébédeff avec une impatience fiévreuse, tandis qu’on riait de plus belle autour de lui, — mais au milieu nous n’avons plus été d’accord et nous nous sommes querellés au sujet d’une pensée, en sorte que je n’ai pas revu la seconde partie. On ne peut donc pas m’attribuer les nombreuses incorrections qui s’y trouvent…

— Voilà de quoi il se préoccupe ! cria Élisabeth Prokofievna.

— Permettez-moi de vous demander quand cet article a été retouché, fit Eugène Pavlovitch en s’adressant à Keller.

— Hier matin, répondit celui-ci, — nous avons eu une entrevue que chacun de nous s’était engagé sur l’honneur à tenir secrète.

— C’est quand il rampait devant toi et t’assurait de son dévouement. Oh ! les gens de rien ! Je ne veux pas de ton Pouchkine, et que ta fille ne mette pas les pieds chez moi !

Élisabeth Prokofievna allait se lever, lorsque, voyant rire Hippolyte, elle l’interpella tout à coup avec irritation :

— Eh bien, mon cher, tu as voulu me rendre ridicule, n’est-ce pas ?

— À Dieu ne plaise, répliqua-t-il avec un sourire forcé, — mais je suis on ne peut plus frappé de votre extraordinaire excentricité, Élisabeth Prokofievna ; c’est exprès, je l’avoue, que je vous ai signalé la duplicité de Lébédeff ; je savais quel effet cela produirait sur vous, sur vous seule, car le prince pardonnera, il a certainement pardonné déjà… peut-être même a-t-il cherché dans son esprit et découvert une excuse à Lébédeff, n’est-ce pas vrai, prince ?

Il haletait ; à mesure qu’il parlait, son étrange agitation ne faisait que croître.

— Eh bien ?… dit avec colère la générale surprise de son ton : — eh bien ?

— J’ai déjà entendu raconter sur votre compte beaucoup de choses du même genre… elles m’ont fait un grand plaisir… j’ai appris à vous estimer au plus haut point… continua Hippolyte.

Ses paroles ressemblaient à des antiphrases ; on y devinait une intention épigrammatique, mais, en même temps, il était excessivement agité, regardait autour de lui d’un air soupçonneux, se troublait et perdait à chaque instant le fil de ses idées. Tout cela, joint à son visage de phthisique et à l’expression délirante qu’offraient ses yeux enflammés, attirait forcément l’attention sur le jeune homme.

— Je pourrais m’étonner (quoique, du reste, je l’avoue, je ne connaisse pas du tout le monde), que non-seulement vous-même soyez restée tantôt dans la société de gens comme mes amis et moi, qui ne sommes nullement de votre bord, mais que vous ayez laissé ces… demoiselles entendre jusqu’au bout la lecture d’un article scandaleux, bien que les romans leur aient déjà tout appris. Du reste, je puis me tromper… car je ne sais trop ce que je dis, mais, en tout cas, quelle autre personne que vous pouvait sur la demande d’un galopin (eh bien, oui, d’un galopin, je le reconnais encore), pouvait passer la soirée avec lui et prendre… intérêt à tout… pour en avoir honte le lendemain… (je conviens, du reste, que je ne m’exprime pas bien), je loue tout cela on ne peut plus et je l’estime profondément, quoique la physionomie de Son Excellence votre mari montre qu’il trouve cela fort déplacé… Hi, hi !

Il éclata de rire et soudain fut pris d’un accès de toux qui, pendant deux minutes, ne lui permit plus de parler.

— Il a perdu la respiration ! observa froidement Élisabeth Prokofievna en considérant le malade avec plus de curiosité que de compassion : — allons, cher garçon, en voilà assez, finissons-en !

À bout de patience, Ivan Fédorovitch prit brusquement la parole.

— Permettez-moi de vous faire observer à mon tour, monsieur, commença-t-il d’un ton fâché, — que ma femme est ici chez le prince Léon Nikolaïévitch, notre commun ami et voisin, et qu’en tout cas ce n’est pas à vous, jeune homme, de juger les actions d’Élisabeth Prokofievna, pas plus qu’il ne vous appartient de formuler tout haut, en ma présence, une opinion sur ce que peut exprimer mon visage. Oui. Et si ma femme est restée ici, poursuivit le général avec une irritation croissante, — c’est plutôt, monsieur, l’étonnement qui en est cause : tout le monde comprendra que des jeunes gens étranges aient pu attirer un instant l’attention d’une personne curieuse de la vie contemporaine. Moi-même je suis resté aussi, comme je m’arrête parfois dans la rue, quand je vois quelque chose qu’on peut regarder comme… comme… comme…

Voyant Son Excellence embarquée dans une comparaison dont elle ne pouvait pas sortir, Eugène Pavlovitch vint à son secours :

— Comme une rareté.

— C’est cela, voilà le mot que je cherchais, justement, comme une rareté, reprit avec satisfaction le général. — Mais, quoi qu’il en soit, le plus étonnant pour moi, je dirai même, le plus affligeant, si la grammaire autorise cette locution, c’est que vous, jeune homme, n’ayez même pas su comprendre qu’Élisabeth Prokofievna est restée avec vous parce que vous êtes malade, — si toutefois vous allez mourir en effet ; — qu’elle a obéi, pour ainsi dire, à un sentiment de pitié éveillé en elle par vos paroles plaintives, monsieur, et que son nom, ses qualités, sa position sociale la mettent à l’abri de toute souillure… Élisabeth Prokofievna ! acheva-t-il pourpre de colère : — si tu veux partir, nous prendrons congé de notre bon prince, et…

— Je vous remercie de la leçon, général, interrompit avec une gravité inattendue Hippolyte, qui considérait Ivan Fédorovitch d’un air pensif.

— Partons, maman, cela n’en finit plus !… dit violemment Aglaé, et elle se leva.

— Encore deux minutes, si tu veux bien, cher Ivan Fédorovitch, répondit avec dignité Élisabeth Prokofievna à son mari, — il me semble qu’il a une forte fièvre et qu’il ne fait que délirer ; ses yeux me le prouvent ; dans l’état où il est, il n’y a pas moyen de le laisser retourner à Pétersbourg. Léon Nikolaïévitch, pourrait-il loger chez toi ? Cher prince, vous ne vous ennuyez pas ? demanda-t-elle brusquement au prince Chtch… — Alexandra, ta coiffure est défaite, viens ici, ma chère.

Elle arrangea les cheveux de sa fille, qui n’étaient nullement en désordre, puis l’embrassa, elle ne l’avait appelée auprès d’elle que pour lui donner ce baiser.

— Je vous croyais susceptible de développement… reprit Hippolyte sortant de sa rêverie. — Oui ! voilà ce que je voulais dire, ajouta-t-il tout à coup avec la joie d’un homme qui vient de recouvrer la mémoire d’une chose oubliée : — tenez, Bourdovsky veut sincèrement défendre sa mère, n’est-il pas vrai ? Et il se trouve que lui-même la déshonore. Le prince veut venir en aide à Bourdovsky : il lui offre dans la sincérité de son âme sa tendre amitié et une grosse somme d’argent ; seul de vous tous peut-être, il n’éprouve pas d’éloignement pour lui. Eh bien, les voilà vis-à-vis l’un de l’autre comme deux ennemis déclarés… Ha, ha, ha !… Vous détestez tous Bourdovsky parce que sa manière d’agir à l’égard de sa mère vous choque, vous répugne, n’est-ce pas ? Est-ce vrai ? Est-ce vrai ? Tous vous aimez passionnément la beauté et la distinction des formes, vous ne tenez qu’à cela, n’est-il pas vrai ? (Je soupçonnais depuis longtemps que vous ne teniez qu’à cela !) Eh bien, sachez que pas un de vous peut-être n’a aimé sa mère comme Bourdovsky aime la sienne ! Vous, prince, je le sais, vous avez secrètement envoyé de l’argent à la mère de Bourdovsky par l’entremise de Ganetchka. Eh bien, je parie, continua-t-il avec un sourire hystérique, — je parie qu’à présent Bourdovsky vous accuse d’indélicatesse, qu’il vous reproche d’avoir manqué de respect à sa mère ! Oui, positivement ! Ha, ha, ha !

De nouveau le souffle s’arrêta dans son gosier et il se mit à tousser.

— Allons, c’est tout ? C’est tout maintenant, tu as tout dit ? Eh bien, à présent, va te coucher, tu as la fièvre, reprit impatiemment Élisabeth Prokofievna, dont le regard inquiet ne quittait pas le malade. — Ah ! Seigneur ! Mais il parle encore !

— Vous riez, je crois ? Pourquoi riez-vous toujours de moi ? J’ai remarqué que vous ne cessiez de vous moquer de moi ? fit-il observer d’un ton irrité à Eugène Pavlovitch. Ce dernier riait en effet.

— Je voulais seulement vous demander, monsieur… Hippolyte… pardonnez-moi, j’ai oublié votre nom de famille.

— Monsieur Térentieff, dit le prince.

— Oui, Térentieff, je vous remercie, prince, on l’a dit tantôt, mais je ne me le rappelais plus… je voulais vous demander, monsieur Térentieff, si ce que j’ai entendu dire de vous est vrai : vous seriez d’avis, paraît-il, qu’il vous suffirait de vous mettre à une fenêtre et de haranguer le peuple pendant un quart d’heure pour lui faire partager immédiatement toutes vos idées et le décider à vous suivre ?

— Il est fort possible que j’aie dit cela… répondit Hippolyte, qui semblait chercher dans ses souvenirs. — Certainement, je l’ai dit ! poursuivit-il avec une animation soudaine, et il ajouta en fixant sur Eugène Pavlovitch un regard assuré : — eh bien, qu’en concluez-vous ?

— Absolument rien ; je ne vous demandais cela qu’à titre de renseignement complémentaire.

Eugène Pavlovitch n’en dit pas plus, mais Hippolyte continua à le regarder, attendant impatiemment une nouvelle parole de lui.

— Eh bien, est-ce que tu as fini ? demanda Élisabeth Prokofievna à Radomsky ; — finis vite, batuchka, il est temps qu’il se couche. Ou bien n’as-tu plus rien à dire ? (Elle était très fâchée.)

— Soit, j’ajouterai encore quelque chose, reprit en souriant Eugène Pavlovitch : — selon moi, tout ce qu’ont dit vos amis, monsieur Térentieff, et tout ce que vous venez d’exposer avec un talent si incontestable, se ramène à cette thèse : le triomphe du droit avant tout, indépendamment de tout, à l’exclusion de tout le reste, et peut-être même avant d’avoir recherché en quoi consiste le droit. Il est possible que je me trompe ?

— Certainement, vous vous trompez, je ne vous comprends même pas… après ?

Des murmures se faisaient entendre aussi dans le coin où se trouvaient Bourdovsky et ses compagnons. Le neveu de Lébédeff protestait à demi-voix.

— Mais j’ai presque fini, répondit Eugène Pavlovitch, — je voulais seulement faire observer que de ces prémisses on peut facilement déduire le droit de la force, j’entends le droit du poing et du bon plaisir personnel. Du reste, c’est à cette conclusion que très-souvent déjà on a abouti dans le monde. Proudhon s’est arrêté au droit de la force. Pendant la guerre d’Amérique, plusieurs des libéraux les plus avancés se sont déclarés partisans des planteurs pour cette raison que, la race nègre étant inférieure à la race blanche, le droit de la force se trouvait du côté des blancs…

— Eh bien ?

— C’est-à-dire, sans doute, que vous ne niez pas le droit de la force ?

— Après ?

— Au moins, vous êtes conséquent ; je voulais seulement noter que du droit de la force au droit des tigres et des crocodiles, ou même à Daniloff et à Gorsky, il n’y a pas loin.

— Je n’en sais rien ; après ?

Hippolyte écoutait à peine Eugène Pavlovitch ; ses eh bien, ses après, il les proférait machinalement, par une vieille habitude de conversation, et sans que la curiosité y fût pour rien.

— Mais il n’y a pas d’après… c’est tout.

— Du reste, je ne vous en veux pas, déclara à brûle-pourpoint Hippolyte, et, sans presque se rendre compte de ce qu’il faisait, il tendit en souriant la main à son interlocuteur. Ce geste étonna d’abord Eugène Pavlovitch ; néanmoins ce fut de l’air le plus sérieux qu’il toucha la main qu’on lui offrait en signe de pardon.

— Je ne puis pas, dit-il d’un ton trop respectueux pour être sincère, — ne pas vous remercier de la bienveillance avec laquelle vous m’avez laissé parler, car, comme j’ai eu maintes fois l’occasion de le remarquer, nos libéraux ne permettent jamais à autrui d’avoir son opinion personnelle, et ils répondent tout de suite à leur adversaire par des injures, quand ils ne recourent pas à des arguments plus désagréables encore…

— Ce que vous dites est parfaitement vrai, observa le général Ivan Fédorovitch ; puis, croisant ses mains derrière son dos, il alla, d’un air très-ennuyé, reprendre sa place près de l’escalier de la terrasse, où il bâilla de colère.

— Allons, assez, batuchka, dit soudain Élisabeth Prokofievna à Eugène Pavlovitch, — vous m’assommez…

Hippolyte se leva tout à coup, soucieux et presque effrayé.

— Il est temps que je vous laisse, fit-il en considérant la société avec confusion ; — je vous ai retenus ; je voulais vous dire tout… je pensais que tous… pour la dernière fois… c’était une fantaisie…

Évidemment il avait comme de subits réveils d’animation durant lesquels il sortait de son demi-délire ; alors, rendu pour quelques instants à la pleine conscience de lui-même, le malade parlait, rappelait les idées qui, depuis longtemps déjà peut-être, le hantaient sur son lit de souffrance pendant ses longues et ennuyeuses nuits d’insomnie.

— Allons, adieu ! dit-il brusquement. — Vous croyez qu’il m’est facile de vous dire : adieu ? Ha, ha !

Sentant combien sa question était gauche, il souriait de colère. Puis, comme vexé de ne pouvoir jamais dire ce qu’il aurait voulu, il reprit à haute voix avec un accent irrité :

— Excellence, j’ai l’honneur de vous inviter à mon enterrement, si toutefois vous daignez l’honorer de votre présence… je vous adresse à tous, messieurs, la même invitation qu’au général…

De nouveau, il se mit à rire, mais c’était le rire d’un insensé. Élisabeth Prokofievna inquiète s’approcha de lui et le saisit par le bras. Il la regarda fixement sans cesser de rire ; toutefois, son visage ne tarda pas à reprendre une expression sérieuse.

— Savez-vous que je suis venu ici pour voir des arbres ? Ceux que voici… (il montrait les arbres du parc), ce n’est pas ridicule, hein ? Dites, il n’y a rien de ridicule ? demanda-t-il avec insistance à Élisabeth Prokofievna, et tout à coup il devint songeur ; un instant après, il releva la tête et se mit à chercher des yeux quelqu’un dans la foule. Il cherchait Eugène Pavlovitch, qui se trouvait non loin de lui, à droite, à la même place qu’auparavant. Mais Hippolyte l’avait oublié et il promenait ses regards sur toute la société. — Ah ! vous n’êtes pas parti ! dit-il, quand il eut enfin aperçu Radomsky : — tantôt, vous ne cessiez de rire, parce que j’ai pensé à me mettre à la fenêtre pour haranguer le peuple pendant un quart d’heure… Mais vous savez que je n’ai pas dix-huit ans ; couché sur ce lit ou debout devant cette fenêtre, j’ai passé tant de temps à réfléchir sur toutes sortes de choses… que… Un mort n’a pas d’âge, vous savez. Je me disais encore cela la semaine passée en m’éveillant la nuit… Savez-vous de quoi vous avez le plus peur ? Vous craignez par-dessus tout notre sincérité, quoique vous nous méprisiez ! C’est aussi une idée qui m’est venue cette nuit-là… Vous croyez que j’avais l’intention de me moquer de vous tout à l’heure, Élisabeth Prokofievna ? Non, toute pensée de moquerie était loin de mon esprit, je ne voulais que faire votre éloge… Kolia m’a dit que le prince vous appelait un enfant… c’est bien… Mais, voyons… j’avais encore quelque chose à dire…

Il couvrit son visage de ses mains et recueillit ses idées.

— Voici : tantôt, quand vous avez voulu vous en aller, j’ai pensé tout d’un coup : Ces gens qui sont là, je ne les verrai plus jamais, plus jamais ! Et c’est aussi la dernière fois que je vois des arbres : désormais je n’aurai plus sous les yeux qu’un mur de briques rouges, le mur de la maison Meyer… vis-à-vis de ma fenêtre… eh bien, dis-leur tout cela… essaye de le leur dire ; voilà une belle jeune fille… tu es un mort, présente-toi comme tel, dis-leur qu’ « un cadavre peut tout dire »… et que la princesse Marie Alexievna ne grondera pas, ha, ha !… Vous ne riez pas ? ajouta-t-il en promenant un regard inquiet autour de lui. — Mais, vous savez, sur mon oreiller il m’est venu bien des idées… vous savez, j’ai acquis la conviction que la nature est très-moqueuse… Tout à l’heure vous disiez que j’étais un athée, mais vous savez que cette nature… Pourquoi riez-vous encore ? Vous êtes bien durs ! fit-il soudain en considérant ses auditeurs avec une expression de reproche attristé : — je n’ai pas perverti Kolia, acheva-t-il d’un ton tout autre, sérieux et convaincu, comme si un souvenir lui revenait à l’esprit.

— Personne, personne ne se moque de toi ici, calme-toi ! dit Élisabeth Prokofievna, douloureusement émue ; — demain un nouveau docteur viendra te voir ; l’autre s’est trompé ; mais assieds-toi, ne reste pas sur tes jambes ! Tu as le délire… Ah ! que faire maintenant de lui ? s’écria-t-elle toute angoissée, et elle le fit asseoir dans un fauteuil.

Une petite larme brillait sur la joue de la générale. À cette vue, Hippolyte resta comme frappé de stupeur ; puis il allongea timidement le bras vers le visage d’Élisabeth Prokofievna, toucha avec le doigt cette petite larme, et sourit d’un sourire enfantin.

— Je… vous… commença-t-il joyeusement, — vous ne savez pas comme je vous… il me parlait toujours de vous avec un tel enthousiasme, tenez, lui, Kolia… j’aime son enthousiasme. Je ne le pervertissais pas ! Seulement, lui aussi je le quitterai… je voulais les quitter tous, tous, — mais parmi eux, il n’y en avait aucun, aucun… Je voulais être un homme d’action, j’avais le droit… Oh ! que de choses je voulais ! Maintenant, je ne veux plus rien, je renonce à toute volonté, je me suis juré de ne plus rien vouloir ; qu’ils cherchent sans moi la vérité ! Oui, la nature est moqueuse ! Pourquoi, continua-t-il avec une chaleur soudaine, — pourquoi crée-t-elle les meilleurs êtres en vue de se moquer d’eux ensuite ? Le seul être qui sur la terre ait été reconnu parfait, la nature, en le montrant aux hommes, lui a donné pour mission de dire des choses qui ont fait couler des torrents de sang à noyer l’humanité tout entière, si ce sang avait été versé en une seule fois ! Oh ! il vaut mieux que je meure ! Moi aussi je dirais quelque affreux mensonge, la nature arrangerait ainsi les choses !… Je n’ai dépravé personne… Je voulais vivre pour le bonheur de tous les hommes, pour la recherche et la vulgarisation de la vérité… Je regardais par la fenêtre le mur de la maison Meyer, et je me disais que je n’aurais qu’à parler pendant un quart d’heure pour convaincre tout le monde, tout le monde ; or voici qu’une fois dans ma vie je suis entré en rapport… avec vous, sinon avec la foule ! Eh bien, qu’en est-il résulté ? Rien ! il en est résulté que vous me méprisez ! Donc, je suis un imbécile, donc je suis inutile, donc il est temps que je disparaisse ! Et je n’aurai réussi à laisser aucun souvenir ! Pas un son, pas une trace, pas une action ! je n’ai pas propagé une seule idée !… Ne vous moquez pas de l’imbécile ! Oubliez-le ! Oubliez-le à jamais… je vous en prie, n’ayez pas la cruauté de vous souvenir de lui ! Savez-vous que, si je n’étais pas phthisique, je me tuerais ?…

Quoiqu’il parût avoir envie de parler encore longtemps, il se tut, se laissa tomber dans son fauteuil, et, couvrant son visage de ses mains, se mit à pleurer comme un petit enfant.

— Eh bien, maintenant, que voulez-vous qu’on fasse de lui ? s’écria Élisabeth Prokofievna, qui s’élança vers le malade, lui prit la tête et la serra avec force contre sa poitrine, tandis qu’il sanglotait convulsivement. — Allons, allons, allons ! Allons, ne pleure donc pas, allons, assez, tu es un bon enfant ! Dieu te pardonnera à cause de ton ignorance, allons, assez, sois homme… Et puis, tout à l’heure, tu seras honteux d’avoir pleuré…

— Là-bas, dit Hippolyte en s’efforçant de relever un peu sa tête, — j’ai un frère et des sœurs, des enfants en bas âge, de pauvres petits innocents… Elle les pervertira ! Vous êtes une sainte ! vous êtes vous-même… un enfant, — sauvez-les ! Arrachez-les à cette… elle… c’est une honte… Oh ! venez-leur en aide, secourez-les, Dieu vous rendra cela au centuple, pour l’amour de Dieu, pour l’amour du Christ !…

— Parlez donc, enfin, Ivan Fédorovitch ; que faire maintenant ? cria d’une voix irritée Élisabeth Prokofievna : — je vous en prie, rompez votre majestueux silence ! Si vous ne prenez pas une décision, sachez que moi-même je passerai la nuit ici ; votre autocratie m’a assez tyrannisée !

La générale questionnait avec exaltation, avec colère, et attendait une réponse immédiate. Mais, dans des cas semblables, les assistants, fussent-ils même nombreux, se contentent d’observer en silence : ils ne veulent rien prendre sur eux, se réservant d’exprimer plus tard leurs idées. Parmi les personnes réunies chez le prince il y en avait qui, comme Barbara Ardalionovna, par exemple, seraient volontiers restées là jusqu’au lendemain matin sans proférer un seul mot. Assise un peu à l’écart, la sœur de Gania n’avait pas ouvert la bouche depuis le commencement de la soirée, mais elle écoutait tout avec une attention extraordinaire : peut-être avait-elle ses raisons pour cela.

— Mon avis, ma chère, opina le général, — c’est qu’à présent une garde-malade vaudrait mieux ici que votre agitation ; peut-être aurait-on besoin aussi pour la nuit d’un homme sobre sur qui on puisse compter. En tout cas, il faut consulter le prince et… laisser immédiatement le malade en repos. Demain, on pourra encore s’occuper de lui.

— Il va être minuit, nous partons. Viendra-t-il avec nous ou restera-t-il chez vous ? demanda d’un ton fâché Doktorenko au prince.

— Si vous voulez, vous pouvez rester auprès de lui, répondit Muichkine, — ce n’est pas la place qui manque ici.

Soudain, à l’étonnement de tout le monde, monsieur Keller s’avança vivement vers le général.

— Excellence, fit-il avec élan, — si l’on a besoin, pour la nuit, d’un homme sûr, je suis prêt à me sacrifier pour mon ami… c’est une telle âme ! Depuis longtemps je le considère comme un grand homme, Excellence ! Mon article s’est ressenti de mon défaut de culture, mais lui, quand il critique, il sème des perles, Excellence !…

Ivan Fédorovitch se détourna du boxeur avec un geste de désespoir.

— S’il reste, j’en serai enchanté ; sans doute il lui serait difficile de retourner à Pétersbourg, dit le prince en réponse aux véhémentes interrogations d’Élisabeth Prokofievna.

— Mais tu dors, n’est-ce pas ? Si tu ne veux pas, batuchka, eh bien, je le ramènerai chez moi ! Seigneur, mais lui-même peut à peine se tenir debout ! Voyons, tu es malade ?

N’ayant pas trouvé le prince au lit de mort, Élisabeth Prokofievna l’avait cru, sur sa bonne mine, beaucoup mieux portant qu’il ne l’était. Mais sa récente maladie, les pénibles souvenirs qui s’y rattachaient, le tracas de la soirée, l’incident du « fils de Pavlichtcheff », et maintenant celui d’Hippolyte, — tout cela avait irrité l’impressionnabilité du prince au point de le mettre dans une sorte d’état fiévreux. D’ailleurs, un nouveau souci, une nouvelle crainte même, pourrait-on dire, se lisait en ce moment dans ses yeux : il considérait Hippolyte d’un air inquiet, comme s’il s’attendait encore à quelque chose de sa part.

Tout à coup Hippolyte se leva ; son visage, affreusement pâle et défait, était celui d’un homme accablé de honte. Ce sentiment se manifestait surtout dans le regard haineux et craintif qu’il fixait sur la société, comme aussi dans le sourire égaré qui crispait ses lèvres frémissantes. Il baissa soudain les yeux, et, avec le même sourire, alla d’un pas chancelant rejoindre Bourdovsky et Doktorenko, qui se trouvaient à l’entrée de la terrasse : il s’était décidé à partir avec eux.

— Eh bien, voilà ce que je craignais ! s’écria le prince. — Cela devait arriver !

Hippolyte se retourna brusquement vers lui, en proie à une rage forcenée qui faisait trembler tous les muscles de son visage.

— Ah, c’est ce que vous craigniez ! « Cela devait arriver », selon vous ? Eh bien, sachez que si je hais quelqu’un ici… cria-t-il d’une voix rauque et sifflante qui sortait de sa bouche avec des flots de salive — (je vous hais tous, tous !) ; mais vous, vous, âme jésuitique, petite âme de mélasse, idiot, millionnaire bienfaisant, je vous déteste plus que tous et que tout au monde ! Il y a longtemps que je vous ai compris et que je me suis mis à vous haïr ; du jour où j’ai entendu parler de vous, je vous ai exécré de toutes les forces de mon âme… C’est vous qui venez de machiner tout cela ! C’est vous qui avez provoqué en moi cet accès ! Vous avez amené un moribond à se déshonorer, c’est vous, vous, vous qui êtes cause de ma lâche pusillanimité ! Je vous tuerais si je restais en vie ! Je n’ai pas besoin de vos bienfaits, je n’en accepterai de personne, entendez-vous, de personne, je ne veux rien ! J’avais le délire, n’ayez pas l’audace de triompher !… Je vous maudis tous une fois pour toutes !

L’haleine lui manquant, il dut s’arrêter.

— Il a eu honte de ses larmes ! dit tout bas Lébédeff. Élisabeth Prokofievna : — « Cela devait arriver ! » Ah ! quel homme que le prince ! Il avait lu dans son âme…

Mais la générale ne daigna pas regarder l’employé. Le buste fièrement redressé, la tête rejetée en arrière, elle considérait « ces petites gens » avec une curiosité méprisante. Quand Hippolyte eut fini, Ivan Fédorovitch haussa les épaules. Sa femme le toisa du haut en bas d’un air courroucé comme pour lui demander compte de son mouvement, puis elle se tourna vers le prince :

— Merci, prince, merci, excentrique ami de notre maison, pour l’agréable soirée que vous nous avez procurée à tous. Maintenant, j’en suis sûre, vous êtes tout joyeux parce qu’il vous a été donné de nous associer, nous aussi, à vos extravagances… Assez, cher ami de notre maison, merci de nous avoir enfin fourni l’occasion de vous bien connaître !

D’une main tremblante de colère elle se mit à arranger sa mantille en attendant le départ de « ceux-là ». En ce moment arriva le drojki de louage que, sur l’ordre de Doktorenko, le jeune fils de Lébédeff était allé chercher un quart d’heure auparavant. Le général crut devoir dire son petit mot après sa femme :

— Le fait est, prince, que moi-même je ne m’attendais pas… après tout… après toutes les relations amicales… et, enfin, Élisabeth Prokofievna…

— Allons, comment est-ce possible ! s’écria Adélaïde qui s’approcha vivement du prince et lui tendit la main.

Il sourit distraitement à la jeune fille. Soudain il eut comme la sensation d’une brûlure en entendant quelques mots qu’une voix saccadée murmurait à son oreille.

— Si vous ne mettez pas, à l’instant même, ces vilaines gens à la porte, toute ma vie, toute ma vie je vous haïrai ! lui disait tout bas Aglaé. Elle semblait hors d’elle-même, mais elle se détourna avant que le prince eût pu l’examiner. Du reste, il n’y avait plus personne à mettre à la porte : sur ces entrefaites, on était parvenu tant bien que mal à faire monter Hippolyte en voiture, et le drojki était parti.

— Eh bien, est-ce que cela va encore durer longtemps, Ivan Fédorovitch ? Qu’en pensez-vous ? Ne serai-je pas bientôt délivrée de ces mauvais gamins ?

— Mais moi, ma chère… moi, naturellement, je suis prêt et… le prince…

Ivan Fédorovitch tendit cependant la main à Muichkine, mais, sans attendre que celui-ci la serrât, il courut rejoindre Élisabeth Prokofievna, qui se retirait en donnant tous les signes d’une violente indignation. Adélaïde, son fiancé et Alexandra firent à leur hôte des adieux sincèrement affectueux. Eugène Pavlovitch se trouvait avec eux, et seul il était gai.

— Ce que j’avais prévu est arrivé ! Seulement c’est dommage que vous aussi, mon pauvre prince, ayez eu à en souffrir, murmura-t-il avec le sourire le plus aimable.

Aglaé sortit sans prendre congé.

Mais cette soirée devait se terminer par une dernière aventure ; une autre rencontre des plus inattendues était réservée à Élisabeth Prokofievna.

Au moment où la générale descendait l’escalier conduisant au chemin (qui faisait le tour du parc), un élégant équipage, une calèche attelée de deux chevaux blancs, passa au galop devant la villa du prince. Deux dames en grande toilette étaient assises dans la voiture. Mais, dix pas plus loin, celle-ci s’arrêta tout à coup, et une des dames se retourna vivement, comme si elle venait d’apercevoir par hasard une figure de connaissance.

— Eugène Pavlovitch ! C’est toi ? cria soudain une voix fraîche et mélodieuse dont le son fit frissonner le prince et peut-être un autre encore : — eh bien, je suis enchantée de t’avoir enfin trouvé ! J’ai envoyé deux exprès chez toi à Pétersbourg ! On t’a cherché toute la journée !

Eugène Pavlovitch s’arrêta sur l’escalier : ces mots avaient fait sur lui l’effet d’un coup de foudre. Élisabeth Prokofievna resta immobile aussi, quoiqu’elle n’éprouvât point l’épouvante et la stupeur qui clouaient Radomsky sur place. La fierté, le froid mépris avec lesquels tantôt elle avait considéré les « petites gens » se montrèrent de nouveau dans ses yeux, lorsqu’elle dévisagea l’insolente. Un instant après, elle regarda fixement Eugène Pavlovitch.

— Il y a du nouveau ! poursuivit la voix sonore : — ne t’inquiète pas des lettres de change souscrites à Koupféroff ; Rogojine les lui a rachetées pour trente mille roubles, j’ai obtenu cela de lui. Tu peux encore être tranquille pendant trois mois. Avec Biskoup et toute cette fripouille nous nous arrangerons, ce sont des connaissances à nous ! Ainsi tout va bien, comme tu vois. Sois gai. À demain !

La calèche se remit en marche et ne tarda pas à disparaître.

— C’est une folle ! cria enfin Eugène Pavlovitch, qui, rouge d’indignation, promenait autour de lui des regards ahuris : — je ne sais pas du tout ce qu’elle a voulu dire ! Quelles lettres de change ? Qui est-elle ?

Élisabeth Prokofievna le regarda encore pendant deux secondes ; puis, brusquement, elle prit le chemin de sa villa, et les autres la suivirent. Une minute après, le prince vit revenir vers lui Eugène Pavlovitch en proie à une agitation extraordinaire.

— Prince, franchement, vous ne savez pas ce que cela signifie ?

— Je n’en sais rien, répondit le prince, qui lui-même paraissait bouleversé.

— Non ?

— Non.

— Ni moi non plus, reprit avec un rire soudain Eugène Pavlovitch. — Je vous en donne ma parole d’honneur, je ne comprends rien à ces lettres de change !… Mais qu’est-ce que vous avez ? Vous semblez sur le point de défaillir ?

— Oh ! non, non, je vous assure, non…