L’Idiot/I/Chapitre 3

Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 1p. 28-45).

III

Lorsque le visiteur parut, Ivan Fédorovitch Épantchine, debout au milieu de son cabinet, le considéra avec une curiosité extraordinaire et fit même deux pas au-devant de lui. Le prince s’approcha du général et se nomma.

— Eh bien, répondit le maître de la maison, — en quoi puis-je vous servir ?

— Je n’ai aucune affaire pressante ; mon but était seulement de faire connaissance avec vous. Je ne voudrais pas vous déranger, car je ne connais ni votre jour ni vos heures… Mais moi-même j’arrive à l’instant du chemin de fer… je reviens de Suisse.

Le général allait sourire, mais la réflexion l’en empêcha ; il resta un moment pensif, cligna les yeux, examina une seconde fois son visiteur des pieds à la tête, puis, d’un geste rapide, lui indiqua une chaise. Lui-même s’assit un peu de côté et se tourna vers le prince comme un homme impatient de savoir ce qu’on lui veut. Gania, debout dans un coin du cabinet, débrouillait des papiers épars sur un bureau.

— En général, je n’ai pas beaucoup de temps pour faire des connaissances, observa Ivan Fédorovitch, — mais comme vous avez sans doute votre but, je…

— Je me doutais bien, interrompit le prince, — que vous ne manqueriez pas de voir dans ma visite quelque but particulier. Mais je vous assure qu’en dehors du plaisir de faire votre connaissance, aucun motif spécial ne m’amène.

— Certes, le plaisir n’est pas moins grand pour moi, mais on ne peut pas toujours s’amuser ; vous savez, on a aussi des affaires… En outre, jusqu’à présent je ne puis rien découvrir de commun entre nous… aucune cause, pour ainsi dire…

— Il n’y a pas de cause, à coup sûr, et, sans doute, pas grand’chose de commun. Car, si je suis le prince Muichkine et si votre épouse est issue de notre race, ce n’est pas une raison, évidemment ; je le comprends très-bien. Pourtant je n’en ai pas d’autre. Je viens de passer plus de quatre ans à l’étranger, et dans quel état me trouvais-je quand j’ai quitté la Russie ! J’étais presque fou. Alors déjà je ne connaissais rien, et maintenant c’est encore pire. J’ai besoin de bonnes gens ; tenez, j’ai même une affaire et je ne sais à quelle porte frapper. À Berlin déjà je me disais : « Ce sont presque des parents, je m’adresserai d’abord à eux ; peut-être nous serons-nous utiles les uns aux autres, — si ce sont de braves gens. » J’avais entendu dire que vous l’étiez.

— Bien reconnaissant, fit le général surpris ; — permettez-moi de vous demander où vous êtes descendu.

— Je ne suis encore descendu nulle part.

— Alors vous êtes venu directement chez moi au sortir du wagon ? Et… avec vos bagages ?

— Je n’ai pour tout bagage qu’un petit paquet contenant du linge ; habituellement je le porte à la main. J’ai encore le temps de chercher un logement d’ici à ce soir.

— Ainsi vous avez toujours l’intention de louer un logement ?

— Oh ! oui, sans doute.

— D’après vos paroles, je pensais que vous comptiez vous installer chez moi.

— Pour cela il aurait fallu tout au moins que vous me l’eussiez proposé, et j’avoue que, même en ce cas, je n’y aurais pas consenti. Non que j’aie quelque raison de refuser, mais parce que… cela n’est pas dans mon caractère.

— Alors j’ai bien fait de ne pas vous inviter. Permettez-moi, prince, de tirer la conclusion de notre entretien : nous venons de reconnaître, vous et moi, qu’il ne peut être question entre nous de parenté, — quelque flatteur que cela eût été pour moi, bien entendu, — par conséquent…

— Par conséquent, je n’ai plus qu’à m’en aller ? acheva le visiteur, qui se leva en souriant d’un air gai, bien que sa situation fût évidemment des plus critiques. — En vérité, général, malgré mon inexpérience absolue de la vie pétersbourgeoise, je pressentais que notre entrevue ne pouvait aboutir à un autre résultat. Eh bien, mieux vaut peut-être qu’il en soit ainsi… Du reste, quand j’ai écrit, on n’a pas non plus répondu à ma lettre… Allons, adieu et pardonnez-moi de vous avoir dérangé.

La physionomie du prince respirait en ce moment une bonhomie si franche, son sourire était si exempt de toute amertume qu’à cette vue un changement instantané se produisit dans les dispositions du général.

— Vous savez, prince, dit-il d’une voix qui n’était plus la même que tout à l’heure, — moi, c’est vrai, je ne vous connais pas, mais Élisabeth Prokofievna voudra peut-être vous voir à cause de la communauté du nom… Veuillez attendre un instant, si vous n’êtes pas trop pressé.

— Oh ! tout mon temps est à moi, répondit le visiteur, et il déposa aussitôt sur la table son chapeau mou à bords arrondis. — Je l’avoue, je comptais que peut-être Élisabeth Prokofievna se rappellerait avoir reçu une lettre de moi. Tantôt, quand j’attendais là dans l’antichambre, votre domestique croyait avoir affaire à un pauvre venu chez vous pour solliciter une aumône ; je me suis aperçu de cela, et il est probable que vos gens ont reçu à cet égard des instructions rigoureuses. Mais, je vous l’assure, on s’est mépris sur l’objet de ma visite ; mon seul but, en me rendant ici, était d’entrer en rapport avec vous. Malheureusement, je crains de vous avoir dérangé.

— Voici ce que je vous dirai, prince, reprit le général avec un gai sourire : — Si vous êtes réellement ce que vous paraissez être, il me sera agréable de cultiver votre connaissance ; seulement, voyez-vous, je suis un homme occupé : à présent j’ai encore à lire et à signer quelques papiers, ensuite j’irai chez Son Altesse et de là au service. Dans ces conditions, malgré tout le plaisir que j’éprouve à me trouver avec les gens… comme il faut, bien entendu, cependant… Du reste, je suis si convaincu de votre excellente éducation que… Mais quel âge avez-vous, prince ?

— Vingt-six ans.

— Ouf ! Je vous croyais beaucoup plus jeune.

— Oui, on dit que je ne parais pas mon âge. Mais j’apprendrai à ne pas vous déranger, et cela me sera facile parce que moi-même je n’aime pas à gêner les autres… Et puis, enfin, je ne vois pas trop ce qui pourrait nous rapprocher, car, à en juger d’après les apparences, il ne doit pas y avoir beaucoup de points communs entre nous. À la vérité, bien souvent il semble qu’il n’y ait pas de points communs et il y en a beaucoup. La paresse humaine est cause qu’on ne les remarque pas… Mais, du reste, je commence peut-être à vous ennuyer ? On dirait que vous…

— Deux mots : vous possédez quelque fortune, ou, peut-être, vous songez à vous occuper d’une façon quelconque ? Excusez-moi de vous parler avec tant de…

— Laissez donc ! Votre question est toute naturelle et je me l’explique très-bien ; je n’ai pour le moment aucune fortune ; je n’ai pas non plus d’occupation et il m’en faudrait. Jusqu’à présent ce sont des étrangers qui ont pourvu à mon entretien ; quand j’ai quitté la Suisse, Schneider, le professeur chez qui j’étais en traitement, m’a donné juste l’argent nécessaire pour mon voyage, de sorte qu’il ne me reste plus maintenant que quelques kopecks. J’ai, il est vrai, une affaire et j’aurais besoin d’un conseil, mais…

— Dites-moi, sur quoi donc comptez-vous pour vivre en attendant ? Quelles étaient vos intentions ? interrompit le général.

— Je voulais travailler n’importe comment…

— Oh ! mais vous êtes philosophe ; du reste… vous connaissez-vous des talents, des aptitudes quelconques, j’entends, de celles qui procurent le pain quotidien ? Excusez-moi encore une fois…

— Oh ! vous n’avez pas à vous excuser. Non, je crois n’avoir ni talents ni aptitudes spéciales. Ce serait plutôt le contraire, attendu que, par suite de mon état maladif, je n’ai pu recevoir qu’une instruction incomplète. Mais, pour ce qui est de gagner mon pain, il me semble…

Le général coupa encore la parole au visiteur et se remit à le questionner. Le prince fit de nouveau le récit de son existence. Il se trouva qu’Ivan Fédorovitch avait entendu parler de Pavlichtcheff et même l’avait connu personnellement. Muichkine lui-même ne pouvait dire pourquoi cet homme s’était chargé de son éducation, — peut-être était-ce simplement parce qu’il avait été autrefois l’ami de son père. Resté orphelin dans un âge encore tendre, le prince avait été élevé à la campagne, car sa santé exigeait l’air des champs. Pavlichtcheff l’avait confié à de vieilles dames, ses parentes, qui étaient propriétaires en province ; on avait donné à l’enfant d’abord une gouvernante, puis un gouverneur. Le prince déclara, du reste, que, bien qu’il se rappelât tout, il y avait beaucoup de choses dont il ne pouvait fournir une explication satisfaisante, parce qu’elles étaient demeurées fort obscures pour lui. En se répétant, les accès de sa maladie l’avaient rendu presque complètement idiot (ce fut le mot même dont il se servit).

— Finalement, poursuivit le narrateur, — Pavlitchtcheff rencontra un jour à Berlin le professeur Schneider, un médecin suisse qui s’occupe spécialement de ces maladies-là, et qui a créé dans le canton du Valais un établissement psychiatrique où il traite l’idiotisme et la folie par l’hydrothérapie et la gymnastique ; il donne aussi l’instruction à ses pensionnaires et se charge de tout ce qui concerne leur développement intellectuel. Voilà bientôt cinq ans que Pavlichtcheff m’a fait entrer dans la maison de santé dirigée par ce docteur ; lui-même, il y a deux ans, a été emporté par une mort subite qui ne lui a pas laissé le temps de mettre ordre à ses affaires. Cela n’a pas empêché Schneider de me garder chez lui pendant deux années encore. Grâce aux soins qu’il m’a prodigués, je vais beaucoup mieux, mais je ne suis pas guéri. Cependant je désirais vivement retourner en Russie. À la fin est survenue une circonstance qui l’a décidé à me laisser partir.

Ce récit étonna grandement le général.

— Et vous ne connaissez décidément personne en Russie ? demanda-t-il.

— Maintenant non, mais j’espère… d’ailleurs, j’ai reçu une lettre…

— Du moins, interrompit Ivan Fédorovitch, qui n’avait pas bien entendu les derniers mots du prince, — vous avez appris quelque chose, et votre maladie ne vous empêcherait pas d’occuper, par exemple, un emploi facile dans une administration ?

— Oh ! non sans doute. Et même je désirerais fort avoir un emploi, parce que je veux voir un peu de quoi je suis capable. Pendant les quatre années que j’ai passées en Suisse, j’ai toujours étudié, quoique d’une façon peu systématique, suivant une méthode propre à Schneider. De plus, j’ai pu lire beaucoup de livres russes.

— Des livres russes ? Alors vous lisiez et écrivez couramment ?

— Oui, certes.

— Très-bien ; et avez-vous une belle main ?

— Une main superbe. Sous ce rapport, je possède un véritable talent et je puis me vanter d’être un calligraphe. Donnez-moi ce qu’il faut pour écrire, je vous le prouverai à l’instant même, dit le prince avec feu.

— Volontiers, C’est même nécessaire. J’aime cet empressement que vous montrez, prince ; vous êtes vraiment fort gentil.

— Comme vous êtes bien monté en fournitures de bureau ! Que de crayons, que de plumes vous avez ! Un fameux papier, ferme, épais… Et quel beau cabinet que le vôtre ! Voilà un paysage que je connais : c’est une vue suisse. Cela a été certainement fait d’après nature, et je suis sûr d’avoir vu ce lieu ; c’est dans le canton d’Uri…

— Cela est fort possible, quoique cette toile ait été achetée ici. Gania, donnez du papier au prince ; tenez, voici des plumes et du papier ; mettez-vous, s’il vous plaît, à cette petite table. Qu’est-ce que c’est ? demanda ensuite le général au secrétaire, qui venait de prendre dans son portefeuille et présentait à son patron une épreuve photographique de grand format : — bah ! Nastasia Philippovna ! C’est elle-même, elle-même qui t’a envoyé cela, elle-même ? questionna-t-il avec une extrême curiosité.

— Elle me l’a donné tout à l’heure, quand je suis allé la complimenter. Il y avait longtemps que je le lui demandais. Je ne sais si ce n’est pas une malice à mon adresse, parce qu’en un pareil jour je me suis présenté chez elle les mains vides, sans cadeau, ajouta Gania avec un sourire désagréable.

— Eh non ! répliqua du ton le plus convaincu Ivan Fédorovitch, — quelle tournure d’esprit tu as ! Une malice, quand elle est si peu intéressée ! Et, d’ailleurs, quel cadeau aurais-tu pu lui faire ? À moins de lui donner ton portrait ? À propos, elle ne te l’a pas encore demandé ?

— Non, elle ne me l’a pas encore demandé et peut-être ne me le demandera-t-elle jamais. Vous n’avez pas oublié sans doute, Ivan Fédorovitch, la soirée d’aujourd’hui ? Vous êtes de ceux qui ont été invités tout particulièrement.

— Je m’en souviens, je m’en souviens, et j’irai, à coup sûr. Je crois bien, un jour de naissance, un vingt-cinquième anniversaire ! Hum… Allons, soit, Gania, je vais te révéler un secret. Prépare-toi. Elle a promis à Afanase Ivanovitch et à moi que ce soir, chez elle, elle dirait le dernier mot : être ou ne pas être ! Ainsi vois.

Un trouble soudain s’empara de Gania, qui pâlit légèrement.

— Bien vrai, elle a dit cela ? demanda-t-il d’une voix tremblante.

— Elle nous a fait cette promesse avant-hier. Nos communes instances la lui ont arrachée. Seulement, elle nous avait priés de te laisser pour le moment dans l’ignorance de la chose.

Le général tenait ses yeux fixés sur Gania, dont l’effarement lui causait un visible déplaisir.

— Rappelez-vous, Ivan Fédorovitch, dit avec agitation le jeune homme, — qu’elle m’a laissé toute liberté de me décider jusqu’à ce qu’elle-même ait pris une résolution, et qu’alors encore j’aurai mon mot à dire…

— Ainsi tu… ainsi tu… balbutia le général saisi d’une frayeur subite.

— Je ne dis rien.

— Voyons, comment veux-tu en user avec nous ?

— Je ne refuse pas. Je ne me suis peut-être pas exprimé si…

— Il ferait beau voir que tu refusasses ! s’écria le général donnant un libre cours à son mécontentement. — Ici, mon ami, il ne s’agit pas pour toi de ne pas refuser, il s’agit d’accepter avec empressement, avec joie, avec bonheur… Qu’est-ce qui se passe chez toi ?

— Qu’importe cela ? À la maison tout dépend de ma volonté. Mon père, selon sa coutume, fait des extravagances, il est devenu un fieffé polisson ; j’ai même cessé de lui parler, mais je le tiens en respect, et, vraiment, sans ma mère, je lui montrerais la porte. Naturellement, ma mère ne fait que pleurer et ma sœur ne décolère pas. J’ai fini par leur déclarer carrément qu’il n’appartient qu’à moi de décider de mon sort, que je suis le maître dans la maison, et que j’entends… être obéi. C’est à ma sœur que j’ai dit tout cela, mais ma mère était présente.

— Et moi, mon ami, je continue à n’y rien comprendre, observa d’un air pensif Ivan Fédorovitch en haussant un peu les épaules et en écartant les bras. — Dernièrement Nina Alexandrovna est venue aussi gémir et se désoler chez moi, tu te rappelles le jour de sa visite ? « Qu’est-ce que vous avez ? » voulus-je savoir. Sa réponse m’apprit qu’elle considérait ce mariage comme un déshonneur pour sa famille. « Quel déshonneur y a-t-il donc là ? permettez-moi de vous le demander. Qui peut reprocher quelque chose à Nastasia Philippovna ou signaler le moindre mal dans sa conduite ? Serait-ce parce qu’elle a été avec Totzky ? Mais c’est tellement absurde, surtout étant données certaines circonstances : « Vous ne l’admettriez pas, dit-elle, dans la société de vos filles ! » Eh bien, celle-là est forte ! Ah çà, Nina Alexandrovna ! c’est vraiment ne pas comprendre, ne pas comprendre…

— Sa position ? fit Gania achevant la phrase du général : — elle la comprend ; ne soyez pas fâché contre elle. Du reste, ce jour-là, je lui ai lavé la tête pour lui apprendre à ne pas s’ingérer dans les affaires des autres. Pourtant, si tout va encore passablement à la maison, c’est seulement parce que le dernier mot n’a pas encore été dit, mais il y a de l’orage dans l’air. Si ce soir le dernier mot est prononcé, ce sera du même coup la tempête déchaînée chez nous.

Le prince entendit toute cette conversation, assis dans le petit coin où il s’appliquait à fournir la preuve de son talent calligraphique. Quand il eut fini, il s’approcha de la table pour remettre son papier au général.

— Ainsi c’est Nastasia Philippovna ? proféra-t-il en examinant avec curiosité le portrait : — elle est étonnamment belle ! ajouta-t-il aussitôt du ton le plus chaleureux, et il n’exagérait pas. Coiffée sans recherche, comme on l’est chez soi, vêtue d’une robe de soie noire dont la façon élégante n’excluait pas la simplicité, telle Nastasia Philippovna était représentée sur cette épreuve photographique ; elle paraissait avoir des cheveux châtains, un front pensif, des yeux noirs et profonds ; son visage, assez maigre, peut-être pâle, exprimait la passion avec quelque chose d’arrogant, semblait-il… Gania et Ivan Fédorovitch jetèrent sur le prince un regard surpris…

— Comment, Nastasia Philippovna ? Est-ce que vous connaissez aussi Nastasia Philippovna ? demanda le général.

— Oui ; je ne suis que depuis vingt-quatre heures en Russie et je connais déjà cette belle personne, répondit le prince ; là-dessus, il rapporta sa rencontre avec Rogojine et tout ce que ce dernier lui avait raconté.

— Voilà encore des nouvelles ! dit le général repris par l’inquiétude : il avait écouté fort attentivement le récit du prince, et maintenant ses yeux semblaient vouloir fouiller dans l’âme de Gania.

— Il ne s’agit probablement que d’une polissonnerie, murmura le secrétaire un peu troublé, lui aussi, par ce qu’il venait d’apprendre, — c’est un fils de marchand qui s’amuse. J’ai déjà entendu parler de lui.

— Moi aussi, mon ami, j’ai entendu parler de lui, reprit Ivan Fédorovitch. — C’était après l’affaire des boucles d’oreilles : Nastasia Philippovna a raconté toute l’histoire. Mais maintenant c’est autre chose. Peut-être y a-t-il ici, en effet, un million et… une passion. Mettons que cette passion soit celle d’un polisson, elle peut n’en être pas moins violente pour cela, et on sait de quoi ces messieurs sont capables quand ils ont bu !… Hum !… pourvu qu’il n’arrive pas quelque anecdote ! acheva d’un air soucieux le général.

— Vous avez peur du million ? remarqua en souriant Gania.

— Et toi pas, sans doute ?

— Comment l’avez-vous trouvé, prince ? demanda soudain Gania à Muichkine. — Vous a-t-il fait l’effet d’un homme sérieux ou seulement d’un gouapeur ? Personnellement, quel est votre avis ?

Au moment où Gania posait cette question, quelque chose de particulier se produisait en lui. C’était comme une idée nouvelle qui enflammait son cerveau et mettait des éclairs dans ses yeux. Quant au général, dont l’inquiétude était très-réelle, il regarda aussi le prince, mais sans paraître compter beaucoup sur cette source d’informations.

— Je ne sais que vous dire, répondit Muichkine, — mais il m’a semblé qu’il y avait en lui beaucoup de passion, et même une passion maladive. D’ailleurs, il a encore l’air très-souffrant. Il se peut fort bien qu’il soit de nouveau forcé de s’aliter dans quelques jours, surtout s’il ne se ménage pas.

— Ah ! Ainsi, telle a été votre impression ? fit Ivan Fédorovitch se raccrochant à cette idée.

— Oui.

Gania s’adressa en souriant au général :

— Peu importe qu’il soit dans le cas de retomber malade d’ici à quelques jours. Il ne faut pas tant de temps aux anecdotes de ce genre pour se produire, et il peut en arriver une avant ce soir.

— Hum !… sans doute… Oui, cela est possible, et alors tout dépendra des dispositions de Nastasia Philippovna, reprit le général.

— Et vous savez comme elle est drôle parfois ?

— Que veux-tu dire ? s’écria Ivan Fédorovitch tout déconcerté. — Écoute, Gania, je t’en prie, aujourd’hui ne la contredis pas, et tâche, tu sais, d’être… en un mot, d’être gentil… Hum !… pourquoi fais-tu cette grimace ? Écoute, Gabriel Ardalionovitch, c’est maintenant ou jamais le moment de le dire : qu’avons-nous en vue ici ? Quant à mon intérêt personnel dans cette affaire, tu comprends que je n’ai pas lieu de m’en inquiéter ; de quelque façon que la question soit tranchée, elle le sera à mon avantage. Rien ne fera revenir Totzky sur la résolution qu’il a prise, par conséquent je ne cours aucun risque. Si donc je désire quelque chose à présent, c’est uniquement ton bien. Examine toi-même ; est-ce que tu n’as pas confiance en moi ? De plus, tu es un homme… un homme… en un mot, un homme intelligent, et je comptais sur toi… or c’est, dans le cas présent, c’est… c’est…

Gania vint encore en aide à l’embarras de son patron.

— C’est le principal, acheva-t-il, et ses lèvres se crispèrent en un sourire venimeux qu’il n’essaya pas de dissimuler. Ses yeux flamboyants étaient fixés sur ceux du général, comme s’il eût voulu lui faire lire toute sa pensée dans ce regard. Ivan Fédorovitch devint pourpre de colère.

— Eh bien, oui, l’esprit est le principal ! répliqua-t-il en regardant audacieusement son interlocuteur, — et tu es un homme ridicule, Gabriel Ardalionovitch ! on dirait que l’arrivée de ce marchand te fait plaisir, que tu vois là une issue pour toi. Mais ici précisément il aurait fallu procéder dès le début en homme intelligent, ici justement il faut comprendre et… et agir des deux côtés honnêtement, franchement, sinon… mieux valait prévenir à l’avance, pour ne pas compromettre les autres, d’autant plus que ce n’est pas le temps qui a manqué pour cela, et même il n’est pas encore trop tard à présent (le général releva ses sourcils d’un air significatif), quoiqu’il ne reste plus que quelques heures… Tu as compris ? Tu as compris ? En résumé, veux-tu ou ne veux-tu pas ? Si tu ne veux pas, dis-le et que ce soit fini. Personne ne vous retient, Gabriel Ardalionitch, personne ne vous entraîne de force dans un traquenard, si toutefois vous en voyez un là.

— Je veux, proféra à demi-voix mais d’un ton ferme Gania, qui ensuite baissa les yeux et garda un morne silence.

Cette réponse satisfit le général. Il s’était quelque peu emporté, mais déjà on voyait qu’il regrettait de n’avoir pas su se contenir. Tout à coup il se tourna vers le visiteur, et, à la pensée que celui-ci avait entendu la conversation précédente, une inquiétude subite se montra sur le visage d’Ivan Fédorovitch. Toutefois, cette impression s’évanouit en un instant : un seul regard jeté sur le prince suffit pour rassurer pleinement le général.

— Oh ! s’écria-t-il en considérant le spécimen de calligraphie que Muichkine venait de lui présenter ; — mais c’est un modèle d’écriture ! et un modèle rare encore ! Regarde donc, Gania, quel talent !

Sur une épaisse feuille de papier vélin le prince avait écrit la phrase suivante en caractères russes du moyen âge :

« L’humble igoumène Pafnoutii a apposé sa signature. »

— Voyez-vous, ceci, expliqua-t-il avec une joyeuse animation, — c’est la propre signature de l’igoumène Pafnoutii, relevée sur un manuscrit du quatorzième siècle. Ils signaient pareillement, tous ces igoumènes, tous ces métropolitains du temps passé, et avec quel goût parfois, avec quel soin consciencieux ! Se peut-il que vous n’ayez pas au moins la publication de Pogodine, général ? Ensuite j’ai reproduit un autre type : tenez, ici vous avez la grosse écriture ronde qui était en usage chez les Français au siècle dernier, certaines lettres ne sont même plus formées comme cela aujourd’hui, c’est l’écriture courante d’alors, celle des écrivains publics ; le spécimen qui m’a servi de modèle provient de l’un d’eux, — vous reconnaîtrez vous-même qu’elle n’est pas sans mérite. Regardez ces d et ces a si bien arrondis. J’ai transporté le caractère français dans les lettres russes, ce qui est fort difficile, mais j’y suis parvenu. Voici encore une belle et originale écriture, tenez, cette phrase : « Le zèle vient à bout de tout. » C’est l’écriture des chancelleries russes ou, si vous voulez, des bureaux de la guerre. On écrit ainsi les documents officiels qui doivent être adressés à des personnages importants. Les lettres sont rondes aussi, le caractère est noir, mais tracé avec un goût remarquable. Un calligraphe n’admettrait pas ces ornements ou, pour mieux dire, ces intentions d’ornements, tenez, voyez-vous, ces petites queues inachevées, — mais l’ensemble a du cachet, et, vraiment, l’âme même de l’écrivain s’y trahit : il voudrait donner carrière à sa fantaisie, obéir aux inspirations de son talent, mais un militaire ne connaît que sa consigne et la plume s’arrête à mi-chemin, esclave de la discipline ; c’est délicieux ! Dernièrement, quand un échantillon de cette écriture m’est tombé sous les yeux, j’en ai été positivement frappé, et où le hasard me l’a-t-il fait rencontrer ? en Suisse ! Ça, c’est l’anglaise ordinaire : l’élégance ne peut pas aller plus loin, ici tout est exquis, ravissant, c’est la perfection. Voici maintenant une variante, une écriture mixte dont le modèle m’a été fourni par un commis voyageur français. Au fond, c’est toujours le type anglais, seulement les pleins sont un tantinet plus noirs et plus accusés ; remarquez aussi que l’ovale a subi de même une légère modification : il est un peu plus arrondi. En outre, cette écriture admet les fleurons. Or le fleuron est la chose la plus dangereuse ! Le fleuron exige un goût extraordinaire ; en revanche, si vous le réussissez, vous obtenez une écriture qui défie toute comparaison, c’est à en devenir amoureux !

— Oh, mais comme vous avez approfondi tout cela ! fit en riant le général. — Vraiment, batuchka, vous êtes plus qu’un simple calligraphe, vous êtes un artiste ! Hein, Gania, qu’en dis-tu ?

— C’est admirable, répondit le secrétaire, — et il a même conscience de sa mission, ajouta-t-il avec un rire moqueur.

— Ris tant que tu voudras, il y a là un avenir, reprit Ivan Fédorovitch. — Savez-vous, prince, à quel personnage seront adressées les écritures que nous allons vous faire faire ? On peut fort bien, comme entrée de jeu, vous allouer trente-cinq roubles par mois. Mais voilà qu’il est déjà midi et demi, continua-t-il en regardant sa montre, — parlons affaires, prince, car je suis pressé, et nous n’aurons peut-être plus l’occasion de nous rencontrer aujourd’hui ! Rasseyez-vous donc encore pour une petite minute ; je vous ai déjà expliqué que je ne pourrais pas vous recevoir bien souvent, mais je désire sincèrement vous venir un tant soit peu en aide, entendons-nous, un tant soit peu, c’est-à-dire pourvoir à vos besoins les plus urgents ; mais, une fois casé, je vous laisserai vous débrouiller comme il vous plaira. Je vais vous chercher une petite place dans une chancellerie, vous n’y serez pas surchargé de besogne, mais il faudra être exact. Maintenant, pour le reste, écoutez : Gabriel Ardalionitch Ivolguine, mon jeune ami ici présent, dont je vous prie de faire la connaissance, habite en famille, c’est-à-dire avec sa mère et sa sœur ; ces dames ont chez elles deux ou trois chambres meublées et bien en ordre pour recevoir des locataires ; elles les louent, avec la table et le service, à des personnes munies de bonnes références. Nina Alexandrovna, j’en suis sûr, aura égard à ma recommandation. Pour vous, prince, c’est même plus qu’un trésor, d’abord parce qu’au lieu d’être isolé, vous serez, pour ainsi dire, dans le giron de la famille ; or, à mon avis, vous ne pouvez pas, dès le début, vous trouver seul dans une capitale comme Pétersbourg. Nina Alexandrovna et Barbara Ardalionovna, l’une mère, l’autre sœur de Gabriel Ardalionitch, sont des dames pour qui je professe la plus haute estime. La première est la femme d’un de mes anciens camarades, le général Ardalion Alexandrovitch, aujourd’hui retiré du service ; quoique par suite de certaines circonstances j’aie cessé de le voir, cela ne m’empêche pas de l’estimer dans son genre. Ce que j’en dis, prince, est pour vous faire comprendre que je vous recommande personnellement, si je puis ainsi parler, et que, par conséquent, je réponds en quelque sorte de vous. Le prix de la pension est des plus modérés, et j’espère que votre traitement vous permettra bientôt de faire face à cette dépense. À la vérité, l’homme a aussi besoin d’argent de poche ; si peu que ce soit, il lui en faut ; mais vous ne vous fâcherez pas, prince, si je vous fais observer que vous devriez plutôt éviter l’argent de poche, et, en général, l’argent dans la poche. Je parle ainsi d’après mon opinion sur vous. Mais, comme en ce moment votre bourse est tout à fait vide, pour commencer, permettez-moi de vous offrir ces vingt-cinq roubles. Naturellement, nous compterons plus tard, et si vous êtes un homme aussi droit et aussi loyal que le font supposer vos paroles, aucune difficulté ne pourra s’élever entre nous à ce propos. Si je m’intéresse tant à vous, c’est que j’ai certaines vues en ce qui vous concerne ; un jour vous les connaîtrez. Vous voyez, j’y vais tout à fait franchement avec vous. Gania, tu ne vois pas d’objection, j’espère, à ce que le prince loge dans votre demeure ?

— Oh ! pas du tout, au contraire ! Et maman sera enchantée… répondit poliment le jeune secrétaire.

— Vous avez déjà, je crois, un autre locataire ; comment l’appelle-t-on donc ? Ferd…? Fer…?

— Ferdychtchenko.

— Ah ! oui ; votre Ferdychtchenko ne me plaît pas : c’est un bouffon de très-mauvais goût. Et je ne comprends pas pourquoi Nastasia Philippovna l’encourage ainsi. Est-ce que, vraiment, c’est un parent à elle ?

— Oh ! non, c’est une pure plaisanterie ! Il n’y a pas la moindre parenté entre eux.

— Allons, que le diable l’emporte ! Eh bien, prince, êtes-vous content ?

— Je vous remercie, général, vous avez fait preuve d’une bonté extraordinaire à mon égard, d’autant plus que je ne vous demandais rien ; ce n’est pas par orgueil que je dis cela ; le fait est que je ne savais même pas où reposer ma tête. Tantôt, il est vrai, Rogojine m’a invité à l’aller voir.

— Rogojine ? Eh bien, non ; je vous conseillerais paternellement, ou, si vous l’aimez mieux, amicalement, d’oublier même monsieur Rogojine. En thèse générale, selon moi, vous ferez bien de borner vos relations à la famille dans laquelle vous allez vivre.

— Puisque vous êtes si bon, commença le prince, — tenez, j’ai une affaire, j’ai reçu avis…

— Allons, excusez-moi, interrompit le général, — à présent je n’ai plus une minute. Je vais vous annoncer à Élisabeth Prokofievna : si elle consent à vous voir tout maintenant (je tâcherai de vous présenter d’une façon qui l’y décide), je vous engage à profiter de l’occasion et à vous arranger pour lui plaire, car Élisabeth Prokofievna peut vous être fort utile ; vous portez, d’ailleurs, le même nom qu’elle. Si elle ne veut pas vous recevoir, n’insistez pas, ce sera pour une autre fois. Mais toi, Gania, regarde un peu ces comptes…

Ivan Fédorovitch sortit et le visiteur ne put aborder le sujet dont, à trois reprises déjà, il avait essayé de l’entretenir. Gania alluma une cigarette et en offrit une au prince ; celui-ci l’accepta, puis, n’osant parler de peur de déranger le secrétaire, il se mit à examiner le cabinet. Mais Gania donna à peine un coup d’œil à la feuille de papier couverte de chiffres sur laquelle le général avait appelé son attention. Il était distrait ; son sourire, son regard, sa mine soucieuse frappèrent encore plus Muichkine quand les deux jeunes gens se trouvèrent seul à seul. Tout à coup il s’approcha du prince, qui, en ce moment, contemplait encore le portrait de Nastasia Philippovna.

— Ainsi, cette femme vous plaît, prince ? lui demanda-t-il à brûle-pourpoint en le perçant d’un regard sondeur.

Une arrière-pensée étrange semblait se cacher sous cette question.

— Son visage est étonnant, répondit le prince, — et elle n’a pas eu, j’en suis sûr, une destinée ordinaire. Le visage est gai, et elle a terriblement souffert, n’est-ce pas ? Les yeux le disent, voyez ces deux petits os, ces deux points sous les yeux, à la naissance des joues. Ce visage est fier, hautain, et je me demande si elle est bonne. Ah ! si elle était bonne, tout serait sauvé !

— Épouseriez-vous une pareille femme ? poursuivit Gania, dont le regard enflammé ne quittait pas le prince.

— Je n’en puis épouser aucune, je suis malade, répliqua ce dernier.

— Et Rogojine, est-ce qu’il l’épouserait ? Qu’en pensez-vous ?

— Oui, je crois qu’il l’épouserait, et pas plus tard que demain, mais huit jours après il l’assassinerait.

En entendant cette réponse, Gania fut pris d’un tel frisson que le prince eut peine à retenir un cri.

— Qu’avez-vous ? dit-il en le saisissant par le bras.

— Altesse, vint annoncer un domestique, — le général vous prie de vouloir bien vous rendre auprès de Son Excellence Élisabeth Prokofievna.

Le prince suivit le laquais.