L’Idiot/I/Chapitre 13

Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 1p. 178-191).

XIII

Le prince était fort inquiet en montant le perron, et faisait tout son possible pour se donner du courage. « Le pis qui puisse m’arriver, pensait-il, — c’est qu’on ne me reçoive pas et qu’on prenne une mauvaise opinion de moi, ou qu’on me reçoive pour me rire au nez… Eh ! qu’importe ? » En effet, ce n’était pas encore là le plus effrayant, mais il se demandait aussi : « Que ferai-je là ? pourquoi y vais-je ? » Et à cette question il ne trouvait pas de réponse satisfaisante. Si même, servi par les circonstances, il pouvait, dans un tête-à-tête avec Nastasia Philippovna, lui dire : « N’épousez pas cet homme, vous feriez votre malheur, il ne vous aime pas, il n’aime que votre argent, lui-même me l’a dit et Aglaé Épantchine m’a parlé dans le même sens ; je suis venu pour vous en donner avis », — cela serait-il correct à tous les égards ? Il y avait lieu d’en douter. Une autre question encore restait à résoudre, et elle était si importante que le prince n’osait même pas y songer ; il ne savait comment en poser les termes ; dès qu’elle se présentait à son esprit, le rouge lui montait au visage et il se mettait à trembler. Mais, nonobstant toutes ces inquiétudes et tous ces doutes, il finit par entrer et demanda Nastasia Philippovna.

À son grand étonnement, la bonne à qui il s’adressa (la maîtresse du logis n’avait à son service que des femmes) l’écouta jusqu’au bout sans manifester la moindre surprise. Elle n’eut pas une seconde d’hésitation devant les sales bottes du visiteur, son chapeau à larges bords, son manteau sans manches et sa mine confuse. Après avoir débarrassé le prince de son manteau, elle l’invita à entrer dans un salon d’attente et alla aussitôt l’annoncer.

Nastasia Philippovna n’avait alors autour d’elle que les plus fidèles habitués de sa demeure. Sa société était assez peu nombreuse comparativement à celle qui, d’ordinaire, se réunissait à pareille date chez la jeune femme. Nous devons signaler en premier lieu la présence d’Afanase Ivanovitch Totzky et d’Ivan Fédorovitch Épantchine. Tous deux étaient aimables, mais dissimulaient mal l’inquiétude qu’ils éprouvaient en attendant la décision du sort de Gania. Ce dernier, comme de juste, se trouvait là aussi : très-sombre, très-soucieux, ne se mettant point en frais d’amabilité, il restait la plupart du temps à l’écart sans ouvrir la bouche. Il n’avait pu se résoudre à amener sa sœur, mais Nastasia Philippovna ne parut même pas remarquer l’absence de Varia ; en revanche, aussitôt après avoir échangé avec Gania les compliments d’usage, elle fit allusion à la scène qui s’était passée tantôt entre lui et le prince. Le général, n’en ayant pas encore entendu parler, voulut la connaître. Alors Gania sèchement, discrètement, mais avec une entière franchise, raconta l’incident du matin et ajouta qu’il était allé demander pardon au prince. À cette occasion, il exprima en termes très-catégoriques son opinion, à savoir qu’on avait eu grand tort de faire au prince une réputation d’idiot, que, pour lui, il était d’un avis tout autre et le considérait, au contraire, comme un homme très-malin. Tandis que Gabriel Ardalionovitch émettait ce jugement, Nastasia Philippovna l’écoutait avec beaucoup d’attention et ne le quittait pas des yeux ; mais la conversation ne tarda pas à tomber sur Rogojine, qui avait pris une part si considérable à l’affaire de tantôt ; ce qu’on dit de lui intéressa vivement Afanase Ivanovitch et Ivan Fédorovitch ; Ptitzine était en mesure de fournir des renseignements particuliers sur Parfène Séménitch, attendu que celui-ci l’avait harcelé jusqu’à neuf heures du soir, insistant de toutes ses forces pour que l’usurier lui avançât aujourd’hui même cent mille roubles. « Il est vrai qu’il avait bu, — observa à ce propos Ptitzine, — mais, quoique cent mille roubles ne se trouvent pas dans le pas d’un cheval, je crois bien qu’on pourra les lui procurer ; seulement, je ne sais pas si ce sera aujourd’hui, et il devra peut-étre se contenter pour le moment d’une partie de la somme ; plusieurs se sont mis en campagne : Kinder, Trépaloff. Biskoup ; il consent à donner tel intérêt qu’on voudra ; bref, il parle comme un homme ivre et comme un héritier encore tout à la joie… » acheva le narrateur.

Toutes ces nouvelles, bien qu’avidement écoulées, n’étaient pas de nature à égayer les esprits. Nastasia Philippovna se taisait ; évidemment elle ne voulait pas dire ce qu’elle pensait ; il en était de même de Gania. Le général Épantchine, dans son for intérieur, se sentait peut-être plus inquiet qu’aucun autre : les perles offertes par lui le matin avaient été reçues avec une amabilité trop froide et frisant même l’ironie. Seul de toute la société, Ferdychtchenko se montrait gai ; parfois il riait bruyamment sans que rien motivât cette hilarité, uniquement pour soutenir son rôle de bouffon. Totzky lui-même ne semblait pas dans son assiette ; lui qui passait pour un brillant causeur et qui, d’ordinaire, à ces soirées, tenait le dé de la conversation, il restait muet maintenant, comme si une gêne inaccoutumée lui fermait la bouche. Les autres visiteurs étaient un vieux professeur, pauvre diable invité, Dieu savait pourquoi, et un inconnu tout jeune encore, que sa timidité condamnait au silence ; en fait de femmes, il y avait une actrice de quarante ans, aux façons pleines de désinvolture, et une jeune dame très-belle, admirablement habillée, mais d’une taciturnité extraordinaire. Loin d’animer la conversation, ces quatre personnes ne savaient comment faire, la plupart du temps, pour y placer un mot.

Le prince ne pouvait donc arriver plus opportunément. L’annonce de sa visite produisit une sensation de surprise, et des sourires quelque peu étranges se montrèrent sur plus d’un visage, surtout lorsqu’on eut compris à la mine étonnée de Nastasia Philippovna qu’elle n’avait pas même songé à l’inviter. Mais, après avoir manifesté son étonnement, la maîtresse de la maison laissa voir tout à coup tant de satisfaction que la majorité des assistants se prépara aussitôt à accueillir par de joyeux lazzi le visiteur inattendu.

— Que ce soit un effet de son innocence, c’est possible, dit Ivan Fédorovitch Épantchine, — mais, bien qu’en thèse générale il y ait quelque danger à encourager de pareilles inclinations, dans le cas présent il n’a vraiment pas mal fait de venir, si originale que soit cette manière de se présenter : d’après l’idée que je me fais de lui, il nous amusera peut-être.

— D’autant plus qu’il s’est invité lui-même se hâta d’ajouter Ferdychtchenko.

— Qu’est-ce à dire ? demanda sèchement le général, qui détestait le bouffon.

— Eh bien, il payera son entrée, expliqua ce dernier.

— Allons, le prince Muichkine n’est pas Ferdychtchenko, pourtant, répliqua Ivan Fédorovitch.

Rencontrer Ferdychtchenko dans un salon où cet individu se trouvait exactement sur le même pied que lui, c’était une chose que le général n’avait pas encore pu digérer.

— Hé ! général, épargnez Ferdychtchenko, répondit l’autre en souriant. — J’ai des droits particuliers.

— Quels sont ces droits particuliers ?

— La fois passée, j’ai eu l’honneur de les exposer à la société ; je vais recommencer aujourd’hui pour Votre Excellence. Voyez-vous, Excellence, tout le monde est spirituel, et moi je ne le suis pas. En dédommagement, j’ai obtenu la permission de dire la vérité, car il est bien connu que ceux-là seuls disent la vérité qui n’ont pas d’esprit. De plus, je suis un homme très-rancunier, toujours par suite de mon manque d’esprit. Je supporte patiemment toutes les offenses, mais jusqu’à la première disgrâce de l’offenseur : vient-il à subir quelque revers, aussitôt je me souviens et je me venge, je rue, comme a dit de moi Ivan Pétrovitch Ptitzine, qui, lui, sans doute, ne détache jamais de ruade à personne. Vous connaissez, Excellence, la fable de Kryloff : le Lion et l’Âne ? Eh bien, tenez, c’est vous et moi : cette fable a été écrite pour nous deux.

— Il paraît que vous recommencez à dire des sottises, Ferdychtchenko, reprit d’un ton menaçant le général.

— Mais qu’avez-vous, Excellence ? Soyez tranquille, je sais rester à ma place : si j’ai dit que nous étions, vous et moi, le lion et l’âne de Kryloff, c’était, bien entendu, pour m’attribuer le rôle de l’âne. Votre Excellence est le lion dont parle la fable :


« Un puissant lion, terreur des forêts,
Avait été privé de sa force par la vieillesse. »


Et moi, Excellence, je suis l’âne.

— Sur ce dernier point je suis de votre avis, observa avec une irritation mal contenue Ivan Fédorovitch.

Tout cela, sans doute, était fort grossier et d’une grossièreté préméditée ; mais on le passait à Ferdychtchenko, qui avait réussi à se faire accepter comme bouffon.

— Si on me laisse entrer ici, si l’on m’y tolère, avait-il dit un jour, — c’est seulement pour que je parle dans cet esprit. Voyons, est-il possible de recevoir un homme comme moi ? Je comprends bien cela. Peut-on me faire asseoir, moi un Ferdychtchenko, à côté d’un gentleman aussi raffiné qu’Afanase Ivanovitch ? Reste une seule explication : on me donne place à côté de lui parce que c’est une chose inimaginable.

Mais, quoique grossières et souvent même très-blessantes, ces pasquinades semblaient faire plaisir à Nastasia Philippovna. Ceux qui désiraient fréquenter son salon étaient obligés d’en prendre leur parti et de subir Ferdychtchenko. Peut-être celui-ci ne se trompait-il pas en supposant qu’on le recevait pour vexer Totzky, à qui, dès l’abord, il avait profondément déplu. Gania, de son côté, se voyait constamment en butte aux sarcasmes du bouffon, lequel savait, par cette persécution, se concilier les bonnes grâces de Nastasia Philippovna.

— Le prince commencera par nous chanter la romance à la mode, j’en fais mon affaire, acheva Ferdychtchenko, et il regarda la maîtresse de la maison, attendant ce qu’elle allait dire.

— Je ne pense pas, Ferdychtchenko, et je vous prie de vous tenir tranquille, observa sèchement Nastasia Philippovna.

— A-ah ! du moment qu’une protection particulière le couvre, je rentre mes griffes…

Mais, sans l’écouter, la jeune femme se leva et alla elle-même recevoir le visiteur.

— J’ai regretté d’avoir oublié de vous inviter tantôt, dans la précipitation de mon départ, dit-elle quand elle se trouva en présence du prince, — je suis enchantée que vous-même me fournissiez maintenant l’occasion de vous remercier et de vous louer pour votre résolution.

Tandis qu’elle parlait, elle considérait Muichkine avec attention, cherchant en quelque sorte à lire sur son visage le motif de sa visite.

S’il avait été moins troublé, le prince aurait peut-être répondu à ces paroles aimables ; mais il fut tellement ébloui qu’il ne put pas même proférer un mot. Nastasia Philippovna s’en aperçut avec plaisir. Ce soir-là, elle était en grande toilette et produisait un effet extraordinaire. Prenant le prince par le bras, elle le conduisit au salon. Sur le seuil, il s’arrêta tout à coup et d’une voix agitée murmura :

— En vous tout est perfection… même votre maigreur et votre pâleur… on ne voudrait même pas se figurer autrement votre personne… J’avais une telle envie de venir chez vous… je… pardonnez…

— Ne vous excusez pas, répondit en riant Nastasia Philippovna ; — ce serait enlever à la chose son originalité. On a donc raison quand on dit de vous que vous êtes un homme étrange. Ainsi, vous me considérez comme une perfection, oui ?

— Oui.

— Malgré votre pénétration, vous vous trompez. Je vous reparlerai de cela aujourd’hui même…

Elle présenta le prince à ses invités, dont une bonne moitié le connaissaient déjà. Totzky trouva un mot aimable à dire au nouvel arrivant. La conversation, qui languissait, parut se ranimer un peu. Toutes les langues se délièrent, toutes les rates s’épanouirent en même temps. Nastasia Philippovna fit asseoir le prince à côté d’elle.

— Mais pourtant qu’y a-t-il donc d’étonnant dans l’apparition du prince ? se mit à crier Ferdychtchenko, dont la voix domina toutes les autres ; — l’affaire est claire, elle s’explique d’elle-même !

— L’affaire n’est que trop claire et ne s’explique que trop bien par elle-même, dit brusquement Gania, qui jusqu’alors était resté silencieux. — Aujourd’hui, j’ai presque constamment observé le prince depuis l’instant où, dans le cabinet d’Ivan Fédorovitch, le portrait de Nastasia Philippovna a pour la première fois attiré ses regards. Je me rappelle très-bien qu’alors déjà il m’était venu une idée qui est à présent une absolue conviction pour moi, conviction confirmée, soit dit en passant, par les aveux que le prince lui-même m’a faits.

En prononçant cette phrase, Gania n’avait nullement l’air de plaisanter ; il était, au contraire, si sérieux, si sombre même, que cela parut un peu étrange.

— Je ne vous ai pas fait d’aveux, déclara en rougissant le prince, — j’ai seulement répondu à votre question.

— Bravo ! bravo ! Au moins c’est de la franchise ! brailla Ferdychtchenko ; — c’est à la fois adroit et franc !

Une explosion de rires suivit ces paroles.

— Mais ne criez pas, Ferdychtchenko, observa à demi-voix Ptitzine, choqué de ce mauvais ton.

— Je n’attendais pas de vous de telles prouesses, prince, dit Ivan Fédorovitch ; — mais êtes-vous sûr de ne pas aller sur les brisées de quelqu’un ? Et moi qui vous prenais pour un philosophe ! Oh ! le sournois !

— Voyant le prince rougir à cette inoffensive plaisanterie, comme le ferait une innocente demoiselle, j’en conclus que c’est un noble jeune homme dont le cœur ne nourrit que les intentions les plus louables, remarqua inopinément le vieux professeur.

C’était un septuagénaire affligé d’un vice d’articulation dû à la perte de ses dents. Il n’avait pas encore dit un mot et personne ne pouvait présumer qu’il prendrait la parole durant cette soirée. Tout le monde se mit à rire de plus belle. Croyant, sans doute, que cette hilarité était un hommage rendu à son esprit, le vieillard s’y associa bruyamment, ce qui lui occasionna une violente quinte de toux. Nastasia Philippovna raffolait de tous ces vieux excentriques, sans même en excepter les iourodiviis ; aussi s’empressa-t-elle de dorloter le bonhomme : après lui avoir prodigué les caresses et les baisers, elle le régala d’une nouvelle tasse de thé.

Lorsque la servante entra, sa maîtresse lui demanda une mantille dans laquelle elle s’enveloppa, et fit remettre du bois dans la cheminée.

— Quelle heure est-il ? questionna ensuite la jeune femme.

— Dix heures et demie, répondit la servante.

— Messieurs, voulez-vous boire du champagne ? proposa soudain Nastasia Philippovna. — J’en ai à votre disposition Cela vous rendra peut-être plus gais. Je vous en prie, ne faites pas de façons.

Cette invitation, si naïvement faite surtout, parut fort étrange de la part d’une maîtresse de maison qui, chaque fois qu’elle recevait, se montrait toujours rigide observatrice du décorum. La soirée commençait à s’égayer, mais elle ne ressemblait pas aux précédentes. Pourtant l’offre de boire du vin ne fut pas repoussée ; le général le premier l’accepta, son exemple entraîna d’abord l’actrice, puis le vieillard, puis Ferdychtchenko, et finalement tout le monde. Totzky lui-même fit comme les autres : sans doute la proposition était très-risquée ; mais pour en diminuer autant que possible le caractère inconvenant, il s’efforçait de la présenter sous les couleurs d’une agréable plaisanterie. Gania seul ne voulut rien prendre. Quant à Nastasia Philippovna, elle consentit à boire avec ses invités et annonça qu’elle viderait dans la soirée trois coupes de champagne. Devant ces soudaines et bizarres incartades on ne savait que penser ; on la voyait par moments rêveuse, taciturne, morose même, et, l’instant d’après, sans cause apparente, elle s’abandonnait à un rire hystérique. Certains soupçonnaient qu’elle avait la fièvre ; à la fin on remarqua qu’elle semblait attendre quelque chose, qu’elle regardait fréquemment la pendule, qu’elle devenait impatiente, distraite.

— Vous avez un peu de fièvre, paraît-il ? demanda l’actrice.

— Vous pourriez même dire une forte fièvre, c’est pour cela que je me suis enveloppée dans cette mantille, répondit Nastasia Philippovna, dont la pâleur s’accentuait, et qui, de temps à autre, avait l’air de lutter contre un violent frisson.

Un mouvement d’inquiétude se produisit parmi les visiteurs.

— Si nous laissions en repos la maîtresse de la maison ? dit Totzky en regardant Ivan Fédorovitch.

— Pas du tout, messieurs ! Je vous prie de vous asseoir. Votre présence m’est particulièrement nécessaire aujourd’hui, déclara d’un ton pressant et significatif Nastasia Philippovna. Et comme presque tous les invités savaient que ce même soir devait être prise une résolution très-importante, ces paroles causèrent une immense sensation. Le général et Totzky échangèrent encore un regard l’un avec l’autre, Gania s’agita convulsivement.

— On ferait bien de jouer à quelque petit jeu, suggéra l’actrice.

— J’en connais un superbe et tout nouveau, dit Ferdychtchenko ; — du moins il n’a encore été expérimenté qu’une seule fois, et même l’essai a raté.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda l’actrice.

— Un jour je me trouvais en société, et, à vrai dire, tout le monde était un peu gris. Soudain quelqu’un émit la proposition suivante : sans sortir de table, chacun raconterait tout haut l’action qu’en son âme et conscience il jugerait la plus mauvaise de toute sa vie ; seulement on devait être sincère ; la première condition c’était la véracité, il ne fallait pas mentir.

— Voilà une étrange idée, dit le général.

— Certes, oui, Excellence, rien n’est plus étrange, mais c’est ce qui en fait le charme.

— Cette idée est ridicule, ajouta Totzky, — mais, du reste, elle se comprend : c’est une façon comme une autre de se vanter.

— Peut-être bien, en effet, Afanase Ivanovitch.

— Mais, avec un petit jeu pareil, on ne rit pas, au contraire, remarqua l’actrice.

— C’est une chose tout à fait impossible et absurde, déclara Ptitzine.

— Et cela a réussi ? demanda Nastasia Philippovna.

— Non, ç’a été un fiasco abominable. Chacun y est allé de sa petite histoire, beaucoup ont raconté la vérité, et même, figurez-vous, plusieurs l’ont dite avec plaisir, mais ensuite tout le monde s’est senti honteux, on n’a pas pu y tenir ! En somme, pourtant, c’était fort gai, dans son genre, naturellement.

— Mais, vraiment, ce serait gentil ! reprit en s’animant tout à coup Nastasia Philippovna. — Il faudrait essayer, messieurs ! Le fait est que nous n’avons pas l’air de nous amuser beaucoup. Si chacun de nous consentait à raconter quelque chose… dans ce genre… de son plein gré, bien entendu : ici, liberté complète… hein, qu’en dites-vous ? Peut-être que nous pourrons y tenir ? Du moins, cela ne manque pas d’originalité.

— C’est une idée géniale ! s’écria Ferdychtchenko. — Du reste, les dames sont exclues, les hommes seuls auront à se confesser ; on tirera au sort comme l’autre fois ! Certainement, certainement ! Il va de soi qu’on ne force personne : libre à celui qui voudra absolument s’abstenir, de le faire, mais ce ne sera guère aimable ! Écrivez vos noms sur un morceau de papier, messieurs, et mettez-les ici, dans mon chapeau, le prince les tirera. La théorie du jeu n’a rien de compliqué : raconter la plus mauvaise action de toute sa vie, c’est une chose extrêmement facile, messieurs ! Vous verrez ! Si quelqu’un a une défaillance de mémoire, je me charge de compléter immédiatement ses souvenirs !

Cette proposition extravagante ne satisfaisait presque personne. Les uns fronçaient le sourcil, les autres souriaient d’un air louche, quelques-uns soulevaient des objections, mais sans trop y insister ; au nombre de ceux-ci se trouvait, notamment, Ivan Fédorovitch, qui n’osait se poser en adversaire résolu d’une idée dont il voyait que la maîtresse de la maison était férue. Quand une fois Nastasia Philippovna s’était décidée à manifester un désir, il faillait, coûte que coûte, que ce désir s’accomplît, fût-il le plus insensé et le plus préjudiciable à elle-même. Maintenant elle se trémoussait comme dans un accès d’hystérie, riant d’un rire nerveux et convulsif, surtout lorsque Totzky inquiet lui faisait quelque observation. Ses yeux sombres luisaient pareils à des charbons ardents, deux taches rouges se montraient sur ses joues pâles. Peut-être son caprice s’exaspérait-il encore devant les physionomies refrognées et chagrines de plusieurs des invités ; peut-être cette idée l’avait-elle séduite précisément par son brutal cynisme. Quelques-uns même étaient persuadés qu’il y avait là-dessous une arrière-pensée, un calcul. Du reste, chacun donna son consentement : en tout cas, c’était curieux, et, pour certains, fort attrayant. Ferdychtchenko surtout se distinguait par son animation.

— Mais si c’est une chose impossible à raconter… devant les dames, observa timidement le jeune homme silencieux.

— Eh bien, vous en raconterez une autre ; est-ce que ce sont les vilenies qui manquent ? répondit Ferdychtchenko ; — eh ! que vous êtes jeune !

— Mais voilà, je ne sais laquelle de mes actions je dois considérer comme la plus mauvaise, fit à son tour l’actrice.

— Les dames ne sont pas tenues de se confesser, mais si on les en dispense, on ne le leur défend pas : celles qui voudront le faire auront droit à notre reconnaissance. Les hommes eux-mêmes sont libres de ne rien raconter, si cela leur est trop désagréable.

— Mais comment ici prouver que je ne mens pas ? demanda Gania : — or, si je mens, le jeu perd tout son sel. Et qui donc ne mentira pas ? Personne, à coup sûr, ne dira la vérité.

— Mais c’est déjà amusant de voir comment les gens mentent. D’ailleurs toi, Ganetchka, tu peux être tranquille à cet égard, vu que ta plus vilaine action, tout le monde la connaît, sans que tu aies besoin de la dire. Mais pensez seulement à ceci, messieurs, s’écria tout à coup Ferdychtchenko dans un transport d’enthousiasme : — de quel œil nous regarderons-nous les uns les autres après ces récits, demain, par exemple ?

— Mais est-ce que c’est possible ? Se peut-il, vraiment, que cela soit sérieux, Nastasia Philippovna ? demanda avec dignité Totzky.

— Que celui qui craint le loup n’aille pas au bois ! répliqua-t-elle en souriant.

— Mais permettez, monsieur Ferdychtchenko, est-ce qu’il est possible de faire de cela un petit jeu ? reprit Afanase Ivanovitch, de plus en plus alarmé ; — je vous assure que de pareilles choses ne réussissent jamais ; vous dites vous-même qu’une fois déjà cela n’a pas réussi.

— Comment, cela n’a pas réussi ? J’ai raconté la fois passée comme quoi j’avais volé trois roubles.

— Soit ; mais il n’est pas possible que vous ayez raconté cela de façon à le rendre vraisemblable et à obtenir créance. Or, comme l’a très-justement fait observer Gabriel Ardalionovitch, la moindre apparence de mensonge suffit pour ôter au jeu tout son piquant. Dans l’espèce, la sincérité ne se comprend qu’avec une forfanterie de mauvais ton qui serait souverainement déplacée ici.

— Mais quel homme raffiné vous êtes, Afanase Ivanovitch ! Même moi, vous m’étonnez ! cria Ferdychtchenko ; — voyez-vous, messieurs, en disant que je n’ai pas pu raconter mon vol d’une façon vraisemblable, Afanase Ivanovitch donne très-ingénieusement à entendre que je n’ai pas pu voler en réalité (parce qu’il est inconvenant d’avouer cela tout haut), et pourtant, dans son for intérieur, lui-même est peut-être intimement persuadé que Ferdychtchenko a très-bien pu voler ! Mais, à notre affaire, messieurs, à notre affaire ! J’ai vos noms, vous m’avez aussi donné le vôtre, Afanase Ivanovitch, par conséquent, personne ne refuse ! Prince, tirez.

Silencieusement le prince plongea sa main dans le chapeau ; le premier nom qui en sortit fut celui de Ferdychtchenko ; puis le sort désigna successivement Ptitzine, le général, Afanase Ivanovitch, le prince, Gania, etc. Les dames s’étaient abstenues de prendre part à cette loterie.

— Oh ! mon Dieu, quel guignon ! cria Ferdychtchenko ; — je pensais que le prince ouvrirait la marche et qu’ensuite ce serait le tour du général. Mais, grâce à Dieu, du moins Ivan Pétrovitch doit raconter après moi, c’est un dédommagement. Allons, messieurs, sans doute, je suis tenu de donner un noble exemple, mais je regrette on ne peut plus dans le moment présent d’être si peu de chose et de n’avoir rien de remarquable ; mon tchin même est le plus insignifiant du monde ; au fait, quel intérêt y a-t-il à savoir que Ferdychtchenko a commis une vilenie ? Et quelle est ma plus mauvaise action ? J’éprouve ici l’embarras des richesses. Est-ce que je raconterai encore une fois ce vol, pour prouver à Afanase Ivanovitch qu’on peut voler sans être un voleur ?

— Vous me prouvez aussi, monsieur Ferdychtchenko, qu’on peut trouver un plaisir enivrant à raconter ses turpitudes, sans même y être invité par personne… Mais, du reste… Excusez-moi, monsieur Ferdychtchenko.

— Commencez, Ferdychtchenko, vous ne faites que bavarder inutilement et ça n’en finit plus ! ordonna d’un ton de colère Nastasia Philippovna impatientée.

Tout le monde remarqua que sa gaieté fébrile avait brusquement fait place à une humeur maussade, grondeuse et irascible, mais elle n’en persistait pas moins obstinément dans son impossible fantaisie. Afanase Ivanovitch souffrait le martyre. Il enrageait même de voir le calme d’Ivan Fédorovitch : le général buvait son champagne, comme si de rien n’était, et peut-être même se disposait à raconter quelque chose quand viendrait son tour.