L’Idiot/I/Chapitre 12

Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 1p. 166-178).

XII

Le prince n’eut pas loin à aller. Kolia le mena dans un café de la Litéinaïa. Au rez-de-chaussée de cet établissement, dans une petite pièce à droite, Ardalion Alexandrovitch, installé comme un vieil habitué, était assis devant une bouteille et avait en main l’Indépendance belge. Il attendait le prince ; à peine l’eut-il vu entrer, que, laissant là son journal, il commença une explication animée et verbeuse où, du reste, Muichkine ne comprit presque rien, car le général était déjà pas mal dans les vignes.

— Je n’ai pas dix roubles, interrompit le prince, — mais en voici vingt-cinq, changez ce billet et rendez-moi quinze roubles, parce que, autrement, je resterais moi-même sans un groch.

— Oh ! certainement, et soyez sûr que cela va être fait tout de suite…

— En outre, j’ai une prière à vous adresser, général. Vous n’avez jamais été chez Nastasia Philippovna ?

Ardalion Alexandrovitch se rengorgea d’un air fat.

— Moi ? je n’ai pas été chez elle ? C’est à moi que vous dites cela ? Plusieurs fois, mon cher, plusieurs fois ! fit-il avec une ironie triomphante : — mais, à la fin, j’ai spontanément cessé de la voir, parce que je n’entends pas prêter les mains à une alliance inconvenante. Vous l’avez vu vous-même, vous en avez été témoin ce matin : j’ai fait tout ce que pouvait faire un père, — mais un père doux et indulgent ; à présent va se montrer un père d’un autre genre, et alors nous verrons si un vieux militaire qui a bien mérité de sa patrie triomphera de l’intrigue, ou si une lorette éhontée entrera dans une noble famille.

— Je voulais justement vous demander si, à titre de connaissance, vous ne pourriez pas m’introduire ce soir chez Nastasia Philippovna. Il faut absolument que je la voie aujourd’hui, j’ai à lui parler, mais je ne sais pas du tout comment faire pour avoir accès auprès d’elle. J’ai bien été présenté tantôt, mais je n’ai pas reçu d’invitation, et la réunion d’aujourd’hui est une réunion priée. Du reste, je suis prêt à passer par-dessus certaines convenances. Qu’on se moque même de moi, cela m’est égal, pourvu que je trouve moyen d’entrer d’une façon quelconque.

— Votre idée, mon jeune ami, se rencontre tout à fait avec la mienne, tout à fait ! s’écria le général enchanté, — ce n’est pas pour cette niaiserie que je vous ai appelé, poursuivit Ardalion Alexandrovitch, qui, d’ailleurs, ne laissa pas de prendre l’argent et de le mettre dans sa poche : — mon but était précisément de vous inviter à une expédition chez Nastasia Philippovna, ou, pour mieux dire, à une expédition contre Nastasia Philippovna ! Le général Ivolguine et le prince Muichkine ! quel effet cela fera sur elle ! Moi-même, je vais l’aller voir, par manière de politesse, à l’occasion de sa fête, et je signifierai enfin ma volonté, — d’une façon détournée, pas directement, mais ce sera tout comme. Alors Gania lui-même verra ce qu’il aura à faire : si un père vieilli au service de la patrie et… en quelque sorte… et caetera, ou… Mais advienne que pourra ! Votre idée est féconde au plus haut degré. Nous irons là à neuf heures, nous avons encore du temps devant nous.

— Où demeure-t-elle ?

— Loin d’ici, près du Grand Théâtre, maison Mytovtzoff, au premier étage… Il n’y aura pas grand monde chez elle, quoique ce soit l’anniversaire de sa naissance, et on se retirera de bonne heure…

Depuis longtemps déjà le soir était venu ; le prince restait toujours là, écoutant et attendant le général, qui commençait une quantité innombrable de récits sans en achever un seul. À l’arrivée de Muichkine, il s’était fait servir une nouvelle bouteille qu’il avait mis une heure à boire, ensuite il en demanda une autre et la vida également. On doit supposer qu’au cours de ces libations le général eut le temps de raconter à peu près toute son histoire. À la fin, le prince se leva en disant qu’il ne pouvait plus attendre. Ardalion Alexandrovitch but les dernières gouttes qui étaient restées dans la bouteille et, d’un pas très-chancelant, sortit de la chambre. Le prince était au désespoir. Il ne comprenait pas comment il avait pu placer si bêtement sa confiance. Au fond, il n’avait jamais attendu du général qu’une chose, c’était que celui-ci l’introduisit chez Nastasia Philippovna, fût-ce au prix d’un certain scandale, mais le scandale menaçait de dépasser les prévisions de Muichkine. Décidément ivre, Ardalion Alexandrovitch tenait à son compagnon toutes sortes de discours éloquents et pathétiques ; il ne cessait de se répandre en récriminations contre les différents membres de sa famille : tout le mal venait de leur mauvaise conduite et il n’était que temps d’y mettre une borne.

Enfin ils se trouvèrent dans la Litéinaïa. Le dégel continuait ; dans les rues sifflait un vent tiède et malsain, les voitures pataugeaient dans la boue, le pavé résonnait sous les sabots des chevaux de sang et des rosses. Le long des trottoirs cheminait mélancoliquement la foule mouillée des piétons. On rencontrait des gens ivres.

— Voyez-vous ces premiers étages brillamment éclairés ? dit le général, — ce sont tous camarades à moi qui y habitent, et moi, moi qui ai plus longtemps servi, plus souffert qu’aucun d’eux, je vais à pied jusqu’au Grand Théâtre pour faire visite à une femme équivoque ! Un homme qui a treize balles dans la poitrine… vous ne le croyez pas ? Pourtant c’est exprès pour moi que Pirogoff a télégraphié à Paris et quitté momentanément Sébastopol assiégé ; Nélaton, le médecin des Tuileries, a demandé au nom de la science un sauf-conduit pour venir me visiter dans Sébastopol assiégé. On sait cela en haut lieu : « Ah ! c’est cet Ivolguine qui a treize balles… » Voilà comment on parle de moi ! Voyez-vous cette maison, prince ? Au premier étage demeure un de mes vieux camarades, le général Sokolovitch ; il habite là avec sa famille, qui est très-noble et très-nombreuse. Eh-bien, cette maison et cinq autres : trois sur la perspective Nevsky, et deux dans la Morskaïa, — voilà maintenant toutes mes relations, j’entends mes relations personnelles. Nina Alexandrovna s’est depuis longtemps soumise aux circonstances. Moi, je continue à me souvenir… et, pour ainsi dire, à me délasser dans un cercle choisi, dans la société de mes anciens camarades et subordonnés qui n’ont pas cessé de m’adorer. Ce général Sokolovitch (du reste, il y a pas mal de temps que je ne suis allé chez lui et que je n’ai vu Anna Fédorovna)… Vous savez, cher prince, quand soi-même on ne reçoit pas, involontairement on s’abstient aussi d’aller chez les autres. Et pourtant… hum… vous avez l’air de ne pas me croire… Au fait, pourquoi ne présenterais-je pas à cette charmante famille le fils de mon meilleur ami, du compagnon de mon enfance ? Le général Ivolguine et le prince Muichkine ! Vous verrez une jeune fille étonnante, que dis-je une ? deux, trois même, l’ornement de la capitale et de la société : beauté, éducation, tendance… question des femmes, poésie, tout cela confondu dans un heureux mélange, sans compter que chacune d’elles aura au moins quatre-vingt mille roubles de dot, ce qui ne nuit jamais… en un mot, il faut absolument que je vous introduise dans cette maison ; c’est pour moi un devoir, une obligation. Le général Ivolguine et le prince Muichkine ! Tableau !

— Tout de suite ? maintenant ? Mais vous avez oublié… commença le prince.

— Non, je n’oublie rien, venez ! C’est ici, où vous voyez ce superbe escalier. Je m’étonne qu’il n’y ait pas de suisse, mais… c’est fête et le suisse a quitté sa loge… Comment n’ont-ils pas encore congédié cet ivrogne ? C’est à moi, à moi seul que ce Sokolovitch doit tout le bonheur qu’il a eu dans la vie et au service, mais… nous voici arrivés.

Sans plus faire d’objections, le prince suivait docilement. dans la crainte d’irriter Ardalion Alexandrovitch ; d’ailleurs il avait le ferme espoir que le général Sokolovitch et toute sa famille s’évanouiraient peu à peu comme un mirage dépourvu de réalité, si bien que les visiteurs en seraient quittes pour redescendre l’escalier. Mais, à sa grande terreur, il s’aperçut bientôt que le général se dirigeait dans la maison comme un homme qui y a réellement des connaissances ; à chaque instant celui-ci mentionnait quelque détail biographique ou topographique dont la précision ne laissait rien à désirer. Quand enfin ils furent arrivés au premier étage et que le général se mit en devoir de sonner à la porte d’un bel appartement à droite, le prince résolut décidément de s’enfuir, mais une circonstance singulière l’arrêta une minute.

— Vous vous trompez, général, dit-il, — le nom qu’on lit sur la porte est Koulakoff, et c’est chez Sokolovitch que vous allez.

— Koulakoff… Koulakoff ne prouve rien. Ce logement est celui de Sokolovitch, et c’est chez Sokolovitch que je sonne ; je me moque de Koulakoff… Mais voici qu’on ouvre.

La porte s’ouvrit en effet. Le laquais apprit aux visiteurs que ses maîtres étaient absents.

— Quel dommage ! Quel dommage ! C’est comme un fait exprès ! répéta à diverses reprises avec les marques du plus profond regret Ardalion Alexandrovitch. — Mon cher, quand vos maîtres seront de retour, vous leur direz que le général Ivolguine et le prince Muichkine désiraient donner un témoignage de leur estime particulière, et qu’ils ont été désolés, infiniment désolés…

En ce moment se montra dans l’antichambre une autre personne de la maison. C’était une dame de quarante ans, vetue d’une robe de couleur sombre, probablement une femme de charge, peut-être même une institutrice. Entendant les noms du général Ivolguine et du prince Muichkine, elle s’approcha avec une curiosité défiante.

— Marie Alexandrovna n’est pas à la maison, dit-elle en examinant surtout le général, — elle est allée chez la grand’mère avec mademoiselle, avec Alexandra Mikhaïlovna.

— Alexandra Mikhaïlovna est sortie aussi ! Oh ! mon Dieu, quel malheur ! Et figurez-vous, madame, que ce malheur m’arrive toujours ! Je vous prie très-humblement de remettre mes hommages et de rappeler au souvenir d’Alexandra Mikhaïlovna… en un mot, dites-lui que je lui souhaite de tout mon cœur ce qu’elle-même se souhaitait jeudi soir, en entendant exécuter la ballade de Chopin ; elle se rappellera… Je le lui souhaite sincèrement ! Le général Ivolguine et le prince Muichkine !

Les traits de la dame perdirent leur expression de défiance.

— Je n’y manquerai pas, répondit-elle ; puis elle fit une révérence et se retira.

En descendant l’escalier, le général témoigna encore ses plus vifs regrets de n’avoir pu mettre le prince en relation avec une si charmante famille.

— Vous savez, mon cher, je suis un peu poëte dans l’âme, avez-vous remarqué cela ? Mais, du reste… du reste, je crois que nous avons fait erreur, ajouta-t-il tout à coup : — les Sokolovitch, je m’en souviens maintenant, demeurent dans une autre maison, et même, si je ne me trompe, ils doivent être à Moscou en ce moment. Oui, je me suis légèrement blousé, mais… cela ne fait rien.

— Je voudrais seulement savoir, observa le prince découragé, — si je ne dois plus compter sur vous et s’il faut que j’aille seul chez Nastasia Philippovna ?

— Ne plus compter sur moi ? Aller seul ? Mais comment pouvez-vous me faire cette question, quand cela constitue pour moi une entreprise capitale d’où dépend dans une si large mesure le sort de toute ma famille ? Vous connaissez mal Ivolguine, mon jeune ami. Qui dit « Ivolguine » dit « mur » : compte sur Ivolguine comme sur un mur, voilà comme on parlait déjà de moi dans l’escadron où j’ai débuté. Mais nous allons entrer pour une petite minute dans la maison où, depuis quelques années déjà, mon âme se délasse de ses soucis et se console de ses épreuves.

— Vous voulez passer chez vous ?

— Non ! Je veux… faire visite à madame Térentieff, veuve du capitaine Térentieff, mon ancien subordonné… et même mon ami… Chez cette dame je reprends courage, je retrouve la force de supporter les peines de la vie, les chagrins domestiques. Et comme aujourd’hui justement j’ai un grand fardeau moral, je…

— Il me semble, murmura le prince, — que j’ai fait une grosse sottise en vous dérangeant tantôt. D’ailleurs, maintenant vous… Adieu !

— Mais je ne puis pas vous laisser partir ainsi, mon jeune ami, je ne le puis pas ! s’écria le général : — c’est une veuve, une mère de famille, et elle tire de son cœur des accents qui ont un écho dans tout mon être. Une visite chez elle, c’est l’affaire de cinq minutes ; dans cette maison je n’ai pas à me gêner, je suis là, pour ainsi dire, comme chez moi ; je vais me laver, faire un bout de toilette, et ensuite nous nous rendrons en fiacre au Grand Théâtre. Soyez sûr que j’ai besoin de vous pour toute la soirée… Nous y sommes, voilà la maison… Tiens, Kolia, tu es ici ? Eh bien, Marfa Borisovna est-elle chez elle ou toi-même viens-tu seulement d’arriver ?

— Oh ! non, je suis ici depuis longtemps, répondit Kolia, qui se trouvait devant la grand’porte au moment où le général et le prince l’avaient rencontré, — je tiens compagnie à Hippolyte, il ne va pas bien, il est resté au lit ce matin. J’étais descendu pour aller acheter des cartes. Marfa Borisovna vous attend, Mais, papa, dans quel état vous êtes !… ajouta l’enfant, frappé de la tenue et de la démarche de son père. — Eh bien, allons-y !

La rencontre de Kolia détermina le prince à accompagner le général chez Marfa Borisovna, mais il était décidé à n’y rester qu’une minute. Il avait besoin de Kolia ; quant au général, l’intention bien arrêtée de Muichkine était de le planter là, et il ne pouvait se pardonner d’avoir songé tout à l’heure à l’utiliser. Ils prirent l’escalier de service pour monter au quatrième étage, où habitait madame Térentieff.

— Vous voulez présenter le prince ? demanda Kolia, chemin faisant.

— Oui, mon ami, je veux le présenter : le général Ivolguine et le prince Muichkine, mais qu’est-ce que ?… comment ?… Marfa Borisovna…

— Vous savez, papa, vous auriez mieux fait de ne pas venir ! Elle vous mangera ! Depuis avant-hier vous n’avez pas montré votre nez, et elle attend de l’argent. Pourquoi lui en avez-vous promis ? Vous êtes toujours le même ! À présent, réglez vos comptes.

Au quatrième étage, ils s’arrêtèrent devant une porte assez basse. Ardalion Alexandrovitch, visiblement décontenancé, poussa le prince en avant.

— Moi, je resterai ici, balbutia-t-il, — je veux faire une surprise…

Kolia entra le premier. La maîtresse du logis jeta un coup d’œil sur le carré, et c’en fut fait de la surprise projetée par le général. Marfa Borisovna était une dame de quarante ans, vêtue d’une camisole moldave, chaussée de pantoufles et excessivement fardée ; ses cheveux formaient de petites tresses sur sa tête. Elle n’eut pas plutôt aperçu Ardalion Alexandrovitch qu’elle se mit à crier :

— Le voilà, cet homme bas et pervers, mon cœur me l’avait dit !

Le vieillard essaya de faire bonne mine à mauvais jeu.

— Entrons, cela n’a pas d’importance, murmura-t-il à l’oreille du prince.

Mais cela était plus sérieux qu’il ne voulait bien le dire. Dès que les visiteurs eurent traversé la sombre et basse antichambre pour pénétrer dans une étroite salle meublée d’une demi-douzaine de chaises de jonc et de deux petites tables de jeu, madame Térentieff, de la voix lamentable qui lui était habituelle, poursuivit le cours de ses invectives :

— Et tu n’es pas honteux, tu n’es pas honteux, barbare, tyran de ma famille ! Tu m’as dépouillée de tout, tu m’as sucée jusqu’à la moelle des os ! Combien de temps encore serai-je ta victime, homme sans vergogne et sans honneur ?

— Marfa Borisovna, Marfa Borisovna ! C’est… le prince Muichkine. Le général Ivolguine et le prince Muichkine, balbutiait Ardalion Alexandrovitch, déconcerté et tremblant.

— Croirez-vous, reprit la maîtresse du logis en s’adressant tout à coup au prince, — croirez-vous que cet homme éhonté n’a pas épargné mes enfants orphelins ? Il a tout volé, tout emporté, tout vendu, tout mis en gage, il n’a rien laissé. Qu’est-ce que je ferai de tes lettres de change, homme astucieux et sans conscience ? Réponds, fourbe, réponds-moi, cœur insatiable : avec quoi, avec quoi nourrirai-je mes enfants orphelins ? Il arrive maintenant en état d’ivresse, il ne peut pas se tenir sur ses jambes… Par quoi ai-je irrité le Seigneur Dieu, infect drôle, réponds ?

Mais cette question intéressait peu le général.

— Marfa Borisovna, voici vingt-cinq roubles… c’est tout ce que je puis… et encore je les dois à la générosité de mon noble ami, le prince ! Je me suis cruellement trompé ! Telle est… la vie… Et maintenant… excusez-moi, je suis faible, dit Ardalion Alexandrovitch, qui, debout au milieu de la chambre, saluait de tous côtés ; — je suis faible, excusez-moi ! Lénotchka ! un coussin… chère !

Lénotchka, fillette de huit ans, courut aussitôt chercher un coussin et le posa sur le mauvais divan de toile cirée. Le général avait l’intention de dire encore bien des choses, mais dès qu’il eut pris place sur le divan, il se tourna du côté du mur et instantanément s’endormit du sommeil du juste. D’un air cérémonieux et affligé Marfa Borisovna montra au prince une chaise près d’une table de jeu ; elle-même s’assit en face du visiteur, appuya sa joue droite sur sa main et se mit à soupirer silencieusement, les yeux fixés sur le prince. Les trois enfants, deux petites filles et un petit garçon (Lénotchka était l’aînée), s’approchèrent de la table, s’y accoudèrent et tinrent aussi leurs regards attachés sur Muichkine. De la pièce voisine sortit Kolia.

— Je suis bien aise de vous avoir rencontré ici, Kolia, lui dit le prince, — ne pourriez-vous pas me rendre un service ? Il faut absolument que j’aille chez Nastasia Philippovna. J’avais prié tantôt Ardalion Alexandrovitch de m’y conduire, mais voilà qu’il s’est endormi. Servez-moi de guide, car je ne connais pas le chemin. Du reste, je sais l’adresse : c’est près du Grand Théâtre, maison Mytovtzoff.

— Nastasia Philippovna ? Mais elle n’a jamais demeuré là et mon père n’est même jamais allé chez elle, si vous voulez le savoir ; il est étrange que vous vous en soyez rapporté à lui. Elle habite dans le voisinage de la rue Wladimir, aux Cinq-Coins, c’est beaucoup plus près d’ici. Vous y allez tout de suite ? Il est maintenant neuf heures et demie. Soit, je vais vous conduire.

Kolia et le prince partirent aussitôt. Hélas ! ce dernier n’avait pas même de quoi prendre un fiacre ; ils durent aller à pied.

— J’aurais voulu vous faire faire la connaissance d’Hippolyte, dit Kolia, — c’est le fils aîné de la dame que vous venez de voir, et il était dans la pièce voisine ; il est malade, toute la journée il est resté couché. Mais il est fort étrange, c’est une vraie sensitive, et j’ai pensé qu’il se trouverait gêné en votre présence, vu que vous êtes arrivé dans un moment… Moi, cela me confusionne moins que lui, parce que moi, c’est mon père, tandis que lui, c’est sa mère ; cela fait une différence : ce qui déshonore une femme n’entache pas l’honneur d’un homme. Du reste, l’opinion publique a peut-être tort de condamner dans un sexe ce qu’elle excuse dans l’autre. Hippolyte est un garçon magnifiquement doué, mais il y a des préjugés dont il est l’esclave.

— Il est phthisique, dites-vous ?

— Oui, à ce qu’il paraît, le mieux pour lui serait de mourir le plus tôt possible. Certainement moi, à sa place, j’appellerais la mort de tous mes vœux. Le sort de ses frères et sœurs lui fait peine, ce sont les enfants que vous avez vus. Si c’était possible, si nous avions seulement de l’argent, lui et moi nous quitterions nos familles et nous nous installerions ensemble dans un logement à nous. C’est notre rêve. Mais savez-vous une chose ? tout à l’heure, quand je lui ai parlé de votre cas, il s’est fâché, il prétend que celui qui reçoit un soufflet et n’appelle pas son insulteur sur le terrain est un lâche. Du reste, il est fort irascible ; aussi ai-je cessé de discuter avec lui. Ainsi, Nastasia Philippovna vous a invité à l’aller voir ?

— À vrai dire, non.

— Alors comment se fait-il que vous vous rendiez chez elle ? s’écria Kolia, dont l’étonnement fut tel qu’il s’arrêta au milieu du trottoir : — et… et c’est dans ce costume que vous allez en soirée ?

— Vraiment, je ne sais pas comment j’entrerai. Si on me reçoit, tant mieux ; si on ne me reçoit pas, ce sera une affaire manquée. Quant à mon costume, que faire ?

— Quelque chose vous appelle chez Nastasia Philippovna ? Ou bien n’y allez-vous que pour passer le temps en « noble compagnie » ?

— Non, ma visite a proprement pour objet… c’est-à-dire que je vais là pour affaire… c’est difficile à expliquer, mais…

— Allons, que ce soit pour une chose ou pour une autre, cela vous regarde et je n’ai pas besoin de le savoir. L’important, à mes yeux, c’est que vous n’allez pas là pour le simple plaisir de passer la soirée dans une charmante société de cocottes, de généraux et d’usuriers. S’il en était ainsi, prince, pardonnez-moi de vous le dire, je me moquerais de vous et je commencerais à vous mépriser. Les honnêtes gens sont terriblement rares ici, il n’y a même personne qui mérite une entière estime. On prend malgré soi des airs dédaigneux, et ils exigent tous du respect ; Varia la première. Avez-vous remarqué, prince, qu’à notre époque on ne voit que des aventuriers ? Et particulièrement chez nous, en Russie, dans notre chère patrie. Comment tout cela s’est organisé ainsi, — je ne le comprends pas. Il paraît que cet ordre de choses était solide, mais maintenant qu’arrive-t-il ? On soulève tous les voiles, on met le doigt sur toutes les plaies, nous assistons à une orgie de révélations scandaleuses. Les pères sont confondus les premiers et rougissent de leur ancienne morale. Tenez, à Moscou, un père exhortait son fils à ne reculer devant rien pour gagner de l’argent ; la presse s’est emparée du fait et l’a livré à la connaissance du public. Regardez mon général, eh bien, qu’est-il devenu ? Mais, du reste, savez-vous une chose ? il me semble que mon général est un honnête homme, oui, je vous l’assure ! On ne peut lui reprocher que d’être adonné au désordre et à la boisson. Oui, c’est ainsi ! Il me fait même pitié ; je n’ose pas le dire, parce qu’ils se moquent tous de moi ; mais en vérité je le plains. Et que sont-ils, eux, les gens intelligents ? Des usuriers, tous, depuis le premier jusqu’au dernier ! Hippolyte fait l’apologie de l’usure, il prétend qu’elle est nécessaire, il parle de mouvement économique, de flux et de reflux, le diable sait ce qu’il dit ! Cela me fâche de l’entendre tenir ce langage, mais il est aigri. Figurez-vous que sa mère est entretenue par le général et qu’elle lui prête de l’argent à la petite semaine ! N’est-ce pas honteux ? Et savez-vous que maman, — je dis bien, — maman, Nina Alexandrovna, la générale, fournit à Hippolyte des secours de toute sorte : argent, vêtements, linge ; par l’intermédiaire d’Hippolyte elle vient même jusqu’à un certain point en aide aux babies, parce que leur mère ne s’occupe pas d’eux. Et Varia en fait autant.

— Voyez-vous, vous dites qu’il n’y a pas de gens honnêtes et forts, qu’il n’y a que des usuriers, eh bien, mais en voici, des gens forts : votre mère et Varia. Secourir autrui dans de semblables conditions, n’est-ce pas un indice de force morale ?

— Varia agit ainsi par amour-propre, par ostentation, pour ne pas se laisser vaincre par ma mère ; quant à maman, en effet… je l’estime. Oui, j’approuve et j’honore sa conduite. Hippolyte lui-même y est sensible, quelque endurci qu’il soit. D’abord il en riait et il trouvait que c’était une bassesse de la part de maman, mais maintenant il lui arrive parfois d’en être touché. Hum ! Ainsi, vous appelez cela de la force ? J’en prends note. Gania ne sait pas cela ; lui, il dirait que c’est favoriser le vice.

— Ah ! Gania ne sait pas cela ? Il y a encore, paraît-il, plusieurs choses que Gania ne sait pas, laissa échapper le prince, devenu songeur en entendant la dernière phrase de Kolia.

— Mais vous savez, prince, vous me plaisez beaucoup. La façon dont vous avez agi tantôt ne me sort pas de l’esprit.

— Vous me plaisez beaucoup aussi, Kolia.

— Écoutez, comment avez-vous l’intention de vivre ici ? Bientôt je me procurerai des occupations et je gagnerai quelque chose ; si vous voulez, nous demeurerons tous trois ensemble : moi, vous et Hippolyte ; nous louerons un appartement et nous prendrons le général avec nous.

— Ce sera avec le plus grand plaisir. Mais, du reste, nous verrons. Je suis maintenant très… très-troublé. Quoi ! nous sommes déjà arrivés ? C’est dans cette maison ?… Quel perron superbe ! Et il y a un suisse. Allons, Kolia, je ne sais ce qui va résulter de là.

Le prince était tout sens dessus dessous.

— Vous me raconterez cela demain ! Ne vous intimidez pas. Je vous souhaite le succès parce que moi-même je partage entièrement vos convictions ! Adieu. Je retourne là-bas et je vais apprendre à Hippolyte la proposition que je vous ai faite. Mais, quant à être reçu, n’ayez pas peur, vous le serez ! Elle est extrêmement originale. Prenez cet escalier, c’est au premier étage, le suisse vous indiquera…