L’Idéal (Laprade)

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VIII

L’Idéal



À mon ami Louis Janmot.


 
I

Sur les quais populeux je suis seul, et j’y foule
L’affreux limon qui naît sous les pas de la foule ;
Cherchant un peu de jour dans ce ciel infecté
Par les jaunes vapeurs que vomit la cité,
Sous la voûte fumeuse où couve la tempête,
Je marche appesanti, morne et baissant la tête,
Sans pouvoir, à travers mille bruits discordants,
Entendre au moins la voix qui me parle au dedans.

Comme ces murs tout noirs de suie et de nuages,
Il semble qu’un brouillard couvre aussi les visages,

Ici des yeux brillants, un teint net et vermeil,
Sont plus rares encor qu’un rayon de soleil ;
Un froid sombre, où jamais l’éclair ne peut se faire,
Y règne dans les cœurs plus que dans l’atmosphère ;
A voir tous ces fronts bas et couleur de gros sous,
Vous devinez l’esprit qui s’agite en dessous.

Là, nul ne marche au but où j’aspire et que j’aime,
Dans la fangeuse ornière, on m’y pousse moi-même,
Là, des nobles désirs pour user le ressort,
Le peuple et le climat contre nous sont d’accord ;
Dans l’air humide et lourd la fibre s’y détrempe,
Tout fier acier s’y rouille et l’oiseau même y rampe.

Heureux qui n’a qu’à fendre un flot indifférent !
Mais tu devras ici remonter le torrent,
Et trouvant, malgré toi, ta force dans la haine,
Couvrir ton cœur sans fiel d’une armure hautaine.
J’y marche ainsi, tendu par un constant effort,
Ou pliant sous moi-même et m’offrant à la mort.
Rien n’y répare en nous la vigueur dépensée ;
L’air est, autant que l’homme, hostile à la pensée,
Et n’offre à respirer au triste amant de l’art
Que l’égoïsme infect, la fange et le brouillard.
C’est là que Dieu nous mit pour subir notre épreuve.
Parfois, sans plus d’espoir, je vais le long du fleuve,
Pour tâcher d’y revivre une heure en respirant
Les parcelles d’air pur qu’entraîne le courant,

Pour saisir, à travers la cité qui murmure,
Un son mélodieux parti de la nature.
Mille infectes odeurs, mille affreux grincements
M’ont suivi jusqu’au bord de tes flots écumants,
Rhône indompté ! voilà pourtant que sur ta grève,
Mon front chargé d’ennui tout à coup se relève,
Et j’ai vu, par delà notre indigne prison.
Le Mont-Blanc radieux qui trône à l’horizon.
Il monte en plein soleil ; de sa cime à sa croupe
Son profil dentelé dans l’azur se découpe,
Et, libre des vapeurs qui couvrent les cités,
Il rayonne au-dessus de nos obscurités.


II

L’ombre alors se déchire au dedans de moi-même ;
L’éclair du mont sacré m’arrache à mon sommeil ;
Et je vois, aux rayons de sa blancheur suprême,
Se dresser dans mon âme un sommet tout pareil.

Pur, splendide, éclatant de lumière et de neige,
O Mont-Blanc, sur sa base aussi ferme que toi,
Il sort immaculé du brouillard qui l’assiège,
Couronné de soleil dans son manteau de roi.

Des torrents de clartés et de forces paisibles
Descendent de son front et remplissent mon cœur ;

Les fanges, à mes pieds, ne me sont plus visibles ;
Je n’entends plus ce monde ou plaintif ou moqueur.

Un invincible essor me soulève et m’emporte
Au-dessus de moi-même, et jusqu’à ces hauts lieux
Où l’âme est à la fois si tranquille et si forte,
Qu’elle y peut aimer l’homme et se soumettre aux dieux.

Ces blanches régions dont la neige flamboie,
Ce prisme étincelant du glacier virginal,
Ce sommet d’où me vient ma lumière et ma joie,
C’est toi que je contemple, éternel idéal !

A tes pieds, le réel s’assombrit ou s’écroule ;
Toi, ferme en ta hauteur, tu brilles dans les airs ;
Jamais le souffle impur et les pieds de la foule
N’auront sali ta neige et tes chastes déserts.

Parfois ton front se voile, ou mon regard s’abaisse ;
Tu disparais, pour moi, dans la nuit de mes sens ;
Toujours quelque rayon perçant la brume épaisse,
Revient chercher mon cœur dans l’ombre où je descends.

Un vent souffle du ciel ; il écarte la nue,
Je revois ta blancheur et ta solidité ;
Et voilà qu’une extase, à la chair inconnue,
Fait tressaillir en moi l’esprit ressuscité.


O poésie, ainsi bravant l’homme et les choses,
Tu sièges dans mon cœur sur les plus hauts sommets ;
Tu peux voiler un jour la cime où tu reposes,
Mais ce trône en mon âme est fondé pour jamais.

Nul ne l’ébranlera par force ou par adresse ;
Et la fange où le sort m’a contraint de marcher,
Ne rejaillira pas, ô ma blanche déesse,
Jusqu’à ta neige vierge et ton lit de rocher.

Ta sereine hauteur domine leurs injures ;
C’est là que j’ai placé mon rêve et nos amours ;
Et du fond de leurs nuits, dans ces sphères plus pures,
Mes regards et mon cœur te chercheront toujours.

Pour voler jusqu’à vous si je n’ai pas des ailes,
Je veux monter du moins, ô sommets adorés,
Aussi loin que l’on va, porté sur des pieds frôles ;
Je veux aller mourir sur un de vos degrés.

Si bas qu’il soit encor, heureux qui vous contemple,
Et, pour marcher à vous, sort des sentiers battus ;
C’est beaucoup d’avoir pris le chemin de ce temple ;
Nos aspirations font toutes nos vertus.

Quand j’aborde, à vos flancs, les vertes solitudes,
Quand j’ai goûté l’air vif et le pain du berger,

J’oublie, au fond des bois, toutes mes lassitudes,
Et, plus haut j’ai gravi, plus je m’y sens léger.

Cime du monde alpestre et cime de mon âme,
Je m’élance vers toi qui touches l’infini !
Tes pieds plongent en vain dans notre monde infâme,
Sur ton front l’idéal ne sera pas terni.

A ta base, ô grand mont, tout s’agite et tout change ;
Les neiges et les fleurs s’y fondent sous nos pas ;
Mais tout peut s’écrouler dans notre humaine fange,
Ton sommet radieux ne s’abaissera pas.