X. X.
Marcellin Lacoste (p. 99-108).

VII

LA VRAIE FIN DE SATAN

Depuis que les découvertes de M. Charcot et de ses disciples ont fait entrer l’hypnotisme dans le domaine de la science positive, on peut dire que le merveilleux a vécu, et que c’en est fait du règne de Satan dans l’humanité civilisée. Rien de plus facile aujourd’hui que d’expliquer d’une manière scientifique et naturelle tous les prodiges accumulés par l’histoire sous le nom de miracles, de visions, d’extases, de possessions du démon et de sorcellerie. Il n’y a pas jusqu’aux hallucinations du spiritisme avec tous les phénomènes du même genre, tables tournantes, esprits frappeurs, revivals américains, etc., qui ne puissent être rapportés à la suggestion mentale et à l’influence de l’imagination sur des organismes particulièrement impressionnables ou maladifs[1].

Il resterait, cependant, quelques points à éclaircir dans les cas prétendus de possession du démon. S’il faut en croire les nombreuses relations que les annales religieuses nous ont transmises, les soi-disant possédés auraient très fréquemment exécuté des ordres qui leur étaient donnés mentalement par les exorcistes. — En d’autres termes, les possédés auraient agi comme s’ils avaient eu le don de lire dans la pensée. Ce phénomène impliquerait la possibilité de la suggestion tacite et à distance. Or, il y a tout lieu de croire que cette possibilité existe. Elle a été affirmée par la plupart de ceux qui ont pratiqué le magnétisme, c’est-à-dire par les précurseurs inconscients de l’hypnotisme scientifique. Mais il n’y a pas que les empiriques qui se soient préoccupés de cette question. Elle vient d’être signalée à l’attention des savants par diverses communications émanant d’hommes qui offrent toutes les garanties de sang-froid et de compétence. Des professeurs de philosophie et des docteurs en médecine ont adressé à la Société de Psychologie physiologique plusieurs observations sur des cas de suggestion à distance absolument évidents. Nul doute que cette découverte ne soit bientôt confirmée, et que tout ce qui est encore obscur dans l’histoire du merveilleux à travers les âges ne trouve dans un avenir prochain une explication naturelle.

Mais nous pouvons dès à présent concevoir que la transmission tacite de la pensée et de la volonté est théoriquement possible. En effet, la pensée peut être définie une sorte de parole intérieure, dans ce sens qu’il nous est impossible de formuler une seule pensée qui ne prenne instantanément la forme du langage. Toute pensée est une phrase que nous parlons intérieurement et que nous entendons au dedans de notre cerveau. À tout le moins la pensée est-elle inséparable d’une certaine vibration cérébrale qui tient de la nature du son.

Si donc on suppose le sens de l’ouïe parvenu à un degré suffisant d’acuité, pourquoi ne percevrait-il pas ces vibrations acoustiques, inséparables de la pensée, comme nous percevons le bruit des battements du cœur et des artères ? Pourquoi n’entendrait-il pas cette phrase cérébrale, cette parole intérieure qu’on appelle la pensée ?

Ce n’est qu’une question de finesse et de subtilité dans le sens de l’ouïe. Or, on sait que dans certains états morbides les sens acquièrent tout à coup un développement extraordinaire. On a vu des moribonds entendre ce qui se passait ou ce qui se disait à voix basse à plusieurs étages de distance. Il en est de même dans certaines maladies nerveuses et dans l’état d’hypnotisme, où la surexaltation des sens, de même que l’insensibilité et la paralysie, peut être produite par la simple suggestion mentale.

Si l’on ordonne à un sujet hypnotisé d’entendre tel ou tel bruit, imperceptible dans le cours ordinaire des choses, ses facultés auditives se tendront et parviendront souvent à un degré de puissance qui semble tenir du prodige.

La volonté étant une des nuances de la pensée, elle est comme celle-ci inséparable d’une certaine vibration cérébrale qui dévient perceptible au sens de l’ouïe, si l’on suppose à celui-ci une acuité suffisante. Il serait donc théoriquement possible de communiquer un ordre de la volonté à un sujet hypnotisé sans le secours de la parole. Il suffirait de formuler tacitement cet ordre avec assez d’énergie pour engendrer un mouvement cérébral capable d’être perçu. En apparence, cet ordre serait donné mentalement et perçu intuitivement. En réalité, il serait exprimé par la parole intérieure et perçu auditivement.

En dépit de cette théorie ou de toute autre qui pourrait être produite, il est incontestable que le fait de la communication tacite de la pensée et de la volonté constituerait un phénomène absolument merveilleux dans l’état actuel des connaissances humaines.

Mais à combien de merveilles les découvertes de la science ne nous ont-elles pas accoutumés ? Les prodiges de la vapeur et de l’électricité eussent été regardés autrefois comme absolument incroyables en dehors de l’intervention divine ou de celle du démon. À considérer les choses froidement, serait-il réellement beaucoup plus étonnant de voir un cerveau humain percevoir, soit par l’ouïe, soit autrement, les vibrations nerveuses engendrées par la pensée dans un autre cerveau humain, que d’entendre à Paris, à l’aide d’un fil métallique, une parole vivante proférée à Rome ou à Pékin ? Qui dira la nature et le mode d’action du sens mystérieux et encore innommé qui sert de guide au pigeon voyageur et lui fait retrouver à travers l’espace, à des distances prodigieuses, les émanations de son colombier ? Si le fait n’était pas si commun, personne voudrait-il y croire ?

N’est-ce pas aussi une action à distance qui s’exerce entre la terre et la pierre qui tombe ? La même action ne s’exerce-t-elle pas entre la terre et le soleil, à un intervalle de trente-six millions de lieues ?

L’hypnotisme à distance ne serait donc qu’une merveille de plus dans ce monde de merveilles. Encore quelques centaines d’années, et la nature, mieux connue, nous aura donné la clef de toutes les énigmes du passé, en même temps qu’elle nous aura découvert de nouvelles sources de prodiges devant lesquels pâliront tous les étonnements de l’époque actuelle. Un jour viendra où l’on aura peine à concevoir que l’homme ait jamais pu croire à ce merveilleux ridicule, à ce surnaturel grotesque qui ont défiguré jusqu’ici l’idée de Dieu, celle de l’homme et celle de la nature.

Le véritable merveilleux, c’est la réalité telle que la science la découvre chaque jour. Si la science ne date que d’hier, l’humanité a devant elle des siècles à l’infini.

Il est douteux cependant que nous arrivions jamais à pénétrer l’essence divine. Ceux qui ont cherché à la définir n’ont abouti qu’à l’incohérent et à l’absurde ; ceux qui ont prétendu parler au nom de la Divinité n’ont fait que lui prêter leurs propres imaginations, les imperfections de l’homme et jusqu’à ses vices. En fait de théologie, le plus sage et le plus sûr est de se taire. Un silence timide et recueilli est la seule attitude qui nous convienne en face de l’idée de Dieu. Ce qu’il est — nous ne pourrions le comprendre que si nous étions son égal. Où il est — c’est partout et nulle part. Ce qu’il veut — c’est ce qui existe aujourd’hui et ce qui existera demain, car rien ne peut arriver qui n’ait sa raison d’être et qui ne rentre dans l’ordre général et immanent des choses. Quant au monde naturel, à ses lois et à ses mystères, c’est à peine si nous avons soulevé un coin du voile qui les dérobe à nos yeux ; mais le peu que nous en connaissons suffit pour nous ouvrir des horizons immenses. Nul n’oserait dire aujourd’hui qu’il sait où s’arrête le domaine de la nature et quelles sont les dernières limites du possible. C’est pourquoi toute révélation, tout dogme religieux fondé sur le merveilleux et le surnaturel, pèche par la base et repose nécessairement sur l’ignorance et sur l’erreur. Or s’éloigner de l’erreur, c’est se rapprocher de la vérité. Nous devons donc rejeter sans hésitation tout ce qui est manifestement erroné, ou gratuitement hypothétique, ou simplement contraire à la raison, cette lumière intérieure qui n’a pas été mise en nous pour nous tromper, pas plus que le soleil n’a été mis dans les cieux pour égarer nos pas. C’est ainsi que l’homme arrivera graduellement à la Vérité certaine, indiscutable et souveraine, qui sera la Religion de l’Avenir.


P.-S. — Nous nous arrêtons au seuil de cet avenir plein de promesses, laissant à des intelligences plus robustes le soin d’explorer les perspectives lointaines de l’horizon métaphysique[2]. Mais, avant de clore ces pages, nous tenons à déclarer qu’en combattant les absurdités dogmatiques échafaudées sur la base fragile d’un merveilleux légendaire — guérisons pseudo-miraculeuses, possessions du démon et résurrections imaginaires, — nous n’avons pas en vue d’ébranler dans l’esprit de nos lecteurs leur foi en Dieu, ni leur espérance d’une vie future. Nous estimons, au contraire, qu’il faut pieusement conserver ces salutaires et consolantes croyances, tant qu’on n’en aura pas démontré scientifiquement la fausseté, ce que nul ne peut avoir la prétention de faire. Nous croyons même que les découvertes de la science tendront de plus en plus à confirmer la notion d’un Dieu rationnel, en établissant l’existence d’une force unique, éternelle et infinie, origine et raison d’être de toutes choses, cause première et principe conservateur de l’ordre universel.

Quant à l’âme humaine, cette magnifique résultante de la pensée et du sentiment, ce chef-d’œuvre de la vie intellectuelle et morale, rien ne prouve qu’elle n’aboutisse pas à une entité capable de survivre aux causes qui l’ont produite. Bien loin que cette conception soit en désaccord avec la science positive, elle serait, au contraire, le couronnement naturel, logique et nécessaire de la théorie évolutionniste. Mais quel que soit le verdict des âges futurs sur ces graves questions, une chose est certaine, c’est que la Vérité seule, la Vérité incontestable et démontrée, mérite le titre de Religion, et que cette Religion de Vérité, nous aimons à le répéter, sera le seul culte de l’avenir.

  1. Dans Jeanne d’Arc, l’hallucination s’est produite d’elle-même par suite de l’exaltation de ses sentiments patriotiques, surexcités par les prédications des moines, les récits des hommes de guerre et le voisinage des envahisseurs. Ce sont les propres pensées de notre grande héroïne nationale qui se sont transformées en visions et en voix célestes, par une sorte de suggestion mentale spontanée.

    On dit que l’Église songe à canoniser Jeanne d’Arc. Ce ne serait que justice, en vérité ; l’Église lui doit bien cette réparation, car c’est en vertu des doctrines de l’Église sur la sorcellerie que la libératrice de la France a été condamnée par un tribunal exclusivement composé d’évêques, de moines et de théologiens. Que de milliers de victimes, aussi innocentes que Jeanne d’Arc, quoique moins illustres, ont été envoyées au bûcher par la théologie !

  2. M. Guyau, entre autres, dans un livre tout récent édité par M. Félix Alcan (boulevard Saint-Germain, 108), et remarquable par la profondeur de vue et la puissance de dialectique, recherche quelles idées se dégageront du grand mouvement religieux qui a agité l’humanité, et termine son ouvrage par une esquisse des principales hypothèses métaphysiques qui se substitueront aux dogmes religieux.