X. X.
Marcellin Lacoste (p. 55-98).

VI

M. DE FREYCINET ET L’EAU DE LOURDES


OU THÉORIE PHYSIOLOGIQUE DES MIRACLES

Le cerveau n’est pas seulement l’instrument de la pensée, puisqu’il existe dans les animaux, qui ne pensent pas. Le rôle du cerveau est bien plus vaste : c’est un centre d’activité, doué d’instincts spéciaux et d’une sorte d’initiative, dont la mission est de présider à toutes les fonctions de la vie organique et animée ; c’est une source de puissance et de gouvernement, disposant de moyens mystérieux, inconnus à la science de l’homme, pour diriger tous les organes de la machine animale ; c’est en quelque sorte un être à part, distinct de nous-même, ayant ses devoirs propres et les accomplissant à notre insu. Nous ne nous doutons même pas de la manière dont il opère. Si je veux remuer mon doigt, mon cerveau sait quels nerfs et quels muscles il faut mettre en jeu ; mais moi, je n’en sais rien. Si je suis sur le point de tomber, avant même que je m’en sois aperçu, mon cerveau a imprimé a tout mon corps le mouvement nécessaire pour le remettre en équilibre, et pour replacer mon centre de gravité en ligne droite avec la base sur laquelle je m’appuie.

Inversement, si telle ou telle lésion, tel ou tel désordre se produit dans le cerveau ; si une portion de la substance cérébrale s’enflamme ou se ramollit ; si un épanchement sanguin s’y produit, si une tumeur purulente s’y forme, il y a une partie correspondante de mon organisme qui est atteinte. Tantôt, c’est une paralysie ou la contracture d’un membre, ou la perte de la parole, ou une inflammation de l’estomac, des intestins ou des veines. Tantôt, ce sont des accidents épileptiformes ou choréiques. Tantôt encore, c’est l’atrophie ou l’hypertrophie d’un organe. Une simple piqûre dans la masse cérébrale ou médullaire, ou la section d’un nerf rachidien, produira le diabète, l’albuminurie, la dégénérescence graisseuse, et mille autres maladies. M. Pasteur a découvert que la rage a son siège dans la moelle allongée, qui est un prolongement du cerveau. Si donc le cerveau a une telle puissance pour produire des désordres graves dans le reste du corps, il est rationnel de supposer qu’il ait une puissance égale pour rétablir l’équilibre des fonctions et des organes. Si le cerveau est capable de nous rendre malades, il doit l’être également de nous guérir. Par quels moyens, par quel mode d’action ? Nous ne saurions le dire, mais le mystère n’est pas plus grand ni plus étonnant dans le cas de la guérison que dans celui de la maladie. Une chose est certaine, c’est que le cerveau dispose des moyens d’action nécessaires pour produire la santé comme la maladie, puisque l’état de santé ne peut exister et se maintenir en nous que par l’action normale du cerveau.

D’un autre côté, le cerveau est incontestablement influencé par des causes morales. La surprise, la frayeur, le chagrin, la joie intense, agissent directement sur le cerveau, qui, à son tour, réagit sur nos organes et sur nos viscères les plus étrangers, en apparence, aux émotions de l’âme. Quand un homme est tué par une frayeur excessive, c’est le foie surtout qui est frappé, et la région abdominale du cadavre se colore d’une teinte verdâtre, par suite de l’épanchement de la bile.

Par conséquent, si, par des considérations morales, on parvient à impressionner vivement l’imagination, le cerveau sera évidemment sollicité à une action puissante, infailliblement suivie d’un effet bon ou mauvais sur l’organisme.

Une émotion vive peut faire perdre l’usage de la parole, rendre paralytique ou déterminer la folie. Une autre émotion peut faire cesser ces états maladifs.

Il y a un très grand nombre de maladies qui pourraient disparaître plus ou moins instantanément, si l’on parvenait à persuader le malade qu’il va guérir ou qu’il est guéri. Il semblerait que le cerveau, sous l’influence d’une conviction profonde, se replace instinctivement dans l’état fonctionnel nécessaire pour produire la guérison affirmée.

En d’autres termes, dans beaucoup de cas, il suffit d’impressionner le cerveau assez puissamment pour le déterminer à agir. Dès qu’il est ainsi mis en activité, l’effet se produit nécessairement, à moins que la maladie n’ait une cause échappant à l’influence du cerveau.

Mais la science est incapable de dire exactement quelles maladies échappent ou n’échappent pas à l’influence du cerveau. Les médecins qui se permettent d’attester que telle ou telle guérison n’a pu se faire que par suite d’une intervention surnaturelle, sont des hommes qui n’ont pas même pris la peine d’apprendre le peu que la science humaine a découvert des lois mystérieuses de la nature, dans les phénomènes de la santé et de la maladie, de la vie et de la mort. Leur témoignage n’a pas plus de valeur que celui d’un instituteur communal qui se permettrait d’affirmer que tel ou tel phénomène astronomique a une cause surnaturelle, parce que ce phénomène dépasse les limites de ses minces connaissances en astronomie.

C’est le cas de ces piètres praticiens que l’on voit de ci, de là, délivrer des brevets de miracles aux guérisons qui déroutent leur pauvre science. S’ils avaient pris soin de se tenir au courant des travaux de leurs confrères et de lire les revues médicales, ils n’auraient pas fait cette injure à leur titre de docteur.

De toute antiquité, la suggestion mentale a servi d’auxiliaire à la médecine, et a produit des guérisons[1].

Dans tous les pays, dans toutes les religions, il y a eu et il y a encore des guérisseurs de profession, des thaumaturges, des faiseurs de miracles, qui opèrent sans médicaments, et des lieux de pèlerinage, où des guérisons véritables se sont produites. Les soi-disant miracles de Lourdes ne sont rien auprès de ce qui se passe dans ce genre en Orient et dans les Indes.

Même dans nos hôpitaux et dans nos facultés de médecine, l’emploi de la suggestion comme moyen de guérison a reçu droit de cité. Le Dr Bernheim, professeur à la Faculté de médecine de Nancy, a écrit un livre intitulé : De la suggestion et de ses applications à la thérapeutique (Paris, 1886)[2].

Dans ce livre, le Dr Bernheim rapporte un grand nombre de guérisons obtenues à l’hôpital de Nancy par l’emploi de la suggestion, non seulement de la suggestion hypnotique, mais aussi de la suggestion simple, c’est-à-dire pratiquée dans les conditions ordinaires de l’état de veille. Mais le sommeil, surtout le sommeil provoqué ou hypnotisme, est infiniment plus favorable à l’action de la suggestion, parce que, dans le sommeil, la volonté et le raisonnement étant suspendus et la faculté imaginative restant seule et sans contrôle, le cerveau cède facilement à toutes les impressions, sans pouvoir les discuter et les vérifier. C’est ce que prouve le phénomène du rêve qui, pour être naturel et d’une occurrence journalière, n’en est pas moins un fait merveilleux et incompréhensible. Dans le rêve, le cerveau accepte sans hésitation les choses les plus fausses, les plus absurdes, les plus impossibles. Il les voit, il les sent, comme si elles existaient réellement. La plus belle intelligence perd subitement tous ses attributs, toute sa logique, tout son discernement. Elle obéit passivement, comme celle de l’idiot ou celle de l’animal (car l’animal rêve aussi), aux suggestions inattendues que le jeu de nos organes endormis, ou les souvenirs de l’état de veille, peuvent faire naître dans la portion imaginative et sensitive de la substance cérébrale.

C’est ce qui arrive également dans le sommeil nerveux ou hypnotisme ; le cerveau cède alors avec la plus grande facilité à toutes les suggestions et perçoit toutes les impressions qu’il plaît au premier venu d’éveiller en lui.

Si, dans un hypnotisé, il est si facile de produire la paralysie, l’insensibilité, la contracture des membres, et jusqu’à des suintements de sang sur telle ou telle partie du corps, il est tout naturel que l’on puisse produire les phénomènes inverses, c’est-à-dire rappeler au mouvement et à la sensibilité un membre paralysé, faire cesser les contractures nerveuses, arrêter les hémorragies, etc., etc…

Si, dans l’état d’hypnotisme, le cerveau est si docile aux impressions qui lui sont communiquées, il est tout simple qu’on puisse, à volonté, éveiller en lui les facultés latentes et mystérieuses qu’il a reçues de la nature pour conserver et rétablir dans l’organisme cet équilibre fonctionnel qu’on appelle la santé. C’est ce que prouvent surabondamment le livre de M. Bernheim et un grand nombre de publications récentes, émanées de nos plus éminents professeurs et agrégés de médecine.

Mais, dès lors qu’il est prouvé que l’on peut, à l’aide du sommeil nerveux, mettre le cerveau en état d’activité et l’inciter à intervenir directement dans le fonctionnement de l’organisme, pourquoi cette possibilité n’existerait-elle pas également dans l’état de veille ?

Elle existe, mais à la condition que l’on agisse d’une manière suffisamment puissante sur le cerveau pour qu’il en arrive au même degré de docilité, de passivité et d’impressionnabilité que dans le sommeil nerveux ou même dans le sommeil naturel.

C’est là ce qu’il est difficile d’obtenir dans les circonstances ordinaires de la vie. L’état de veille rend au cerveau son indépendance, l’exercice de la volonté, la faculté de raisonner, d’apprécier, de discuter et de résister. Il ne peut plus être impressionné arbitrairement.

Cependant, si, par suite d’un concours de circonstances favorables, vous parvenez à frapper l’imagination, à impressionner le cerveau, à prendre sur lui un ascendant suffisant, vous produirez les mêmes effets dans l’état de veille que dans l’état de sommeil.

C’est ce qui explique la croyance universelle et séculaire aux amulettes, aux talismans, aux fétiches, aux guérisseurs inspirés et aux thaumaturges. On y a cru, parce que très véritablement des prodiges ont eu lieu, des guérisons spontanées ont été produites, en apparence par l’effet d’un pouvoir occulte, en réalité par l’influence du moral sur le physique, du cerveau sur l’organisme.

Bernheim, à ce sujet, écrit ce qui suit :


« Paracelse, ce chrétien croyant, ce grand partisan de l’occultisme, avait reconnu la cause des effets des amulettes et choses semblables, car il écrivait ces paroles judicieuses : « Que l’objet de votre foi soit réel ou faux, vous n’en obtiendrez pas moins les mêmes effets ; c’est ainsi que, si je crois en une statue de saint Pierre comme j’aurais cru en saint Pierre lui-même, j’obtiendrai les mêmes effets que j’aurais obtenus de saint Pierre lui-même ; mais c’est là une superstition. C’est la foi, cependant, qui produit ces miracles, et soit qu’elle soit vraie, soit qu’elle soit fausse, elle produira toujours les mêmes prodiges.

» On conçoit facilement les effets merveilleux que peuvent produire la confiance et l’imagination, surtout quand elles sont réciproques entre les malades et celui qui agit sur eux. Les guérisons attribuées à certaines reliques sont l’effet de cette imagination et de cette confiance. Les méchants et les philosophes savent que si, à la place des ossements d’un saint, on mettait ceux de tout autre squelette, les malades n’en seraient pas moins rendus à la santé, s’ils croyaient approcher de véritables reliques. » (Pierre Pomponazzi, de Milan, cité par Hack Tuke[3].

» Citons les invocations des prêtres égyptiens pour obtenir de chaque génie la guérison des membres soumis à son influence, les formules magiques qui enseignaient l’usage des simples contre les maladies, la médecine des descendants d’Esculape dans les Asclépies ou temples de ce Dieu. Citons encore la poudre sympathique de Paracelse, les tracteurs métalliques de Perkins, et les tracteurs pseudo-métalliques (en bois) non moins efficaces des Drs Haygarth et Falconer, et de nos jours la médecine homéopathique et la médecine de Mattei. Faut-il parler du toucher du roi, des guérisons miraculeuses au tombeau du diacre Paris, et des guérisons non moins miraculeuses de Knock, en Irlande, et surtout de Lourdes en France ? Et les nombreux guérisseurs, dont quelques-uns honnêtes, se croyaient doués, comme certains magnétiseurs, de propriétés surnaturelles, et qui faisaient de la suggestion, sans le savoir : l’irlandais Greatrakes, le prêtre allemand Gassner, le prince abbé de Hohenlohe, le père Mathew, le paysan toucheur des environs de Saumur, le zouave Jacob, et tant d’autres qui existent partout, dont la notoriété ne dépasse pas la région où ils exercent leur mystérieuse puissance !

» Sobernheim, cité par Charpignon[4], raconte qu’un médecin donnait des soins à un homme atteint d’une paralysie de la langue et que nul traitement n’avait pu guérir. Il voulut essayer un instrument de son invention dont il se promettait un excellent résultat. Avant de procéder à l’opération, il lui introduit dans la bouche un thermomètre de poche. Le malade s’imagine que c’est là l’instrument sauveur ; au bout de quelques minutes, il s’écrie plein de joie qu’il peut remuer librement la langue.

» On trouvera parmi nos observations[5] un fait du même genre. Une jeune fille entrée dans mon service clinique avait depuis près de quatre semaines une aphonie nerveuse complète. Après avoir formulé ce diagnostic… j’applique la main sur le larynx, j’imprime quelques mouvements à l’organe, je dis : « Maintenant vous pouvez parler à haute voix. » En un instant, je lui fais dire successivement : a, puis b, puis Marie. Elle continue à parler distinctement : l’aphonie avait disparu.

» La Bibliothèque choisie de médecine, dit Hack Tuke, relate un exemple catégorique de l’influence exercée par l’imagination pendant le sommeil sur l’action des intestins. La fille du consul de Hanovre, âgée de dix-huit ans, devait se purger le lendemain avec de la rhubarbe, pour laquelle elle avait un dégoût particulier ; elle rêve qu’elle avait pris le médicament abhorré. Influencée par cette rhubarbe imaginaire, elle s’éveilla et eut en cinq ou six fois des évacuations faciles.

» Le même résultat s’est présenté dans un fait rapporté par Demangeon. (De l’Imagination, 1879.) « Un moine devait se purger le lendemain matin, il rêva qu’il avait pris le médicament, et, en conséquence, il se réveilla pour céder aux sollicitations naturelles : il eut huit garde-robes abondantes. »

» Mais parmi toutes les causes morales qui, faisant appel à l’imagination, mettent en œuvre le mécanisme cérébral des guérisons possibles, nulle n’est aussi efficace que la foi religieuse. À elle sont dues certainement nombre de guérisons authentiquement constatées.

» La princesse de Schwartzenberg était atteinte depuis huit années d’une paraplégie pour laquelle les plus célèbres médecins d’Allemagne et de France avaient été consultés. En 1821, le prince de Hohenlohe, prêtre depuis 1815, conduit auprès de la princesse un paysan qui a convaincu le jeune prêtre de la puissance de la prière pour la guérison des malades. La paralytique est dégagée des appareils de mécanique qui lui sont appliqués depuis quelques mois par le Dr Heime, pour lutter contre la contracture des membres. Le prêtre invite la paralytique à joindre sa foi à la sienne et à celle du paysan. — Vous croyez-vous déjà soulagée ? — Oh ! oui, je le crois d’une foi sincère. — Eh bien ! levez-vous et marchez.

» À ces mots la princesse se leva, fit quelques tours dans la chambre, essaya de monter et descendre les escaliers. Le lendemain elle se rendit à l’église, et depuis ce moment elle a conservé l’usage de ses membres. (Charpignon.)

» Le lecteur a compris qu’il s’agissait d’une de ces paralysies nerveuses, si communes, souvent opiniâtres, susceptibles de guérir parfois par une émotion violente.

» La même chose peut avoir lieu pour les contractures hystériques. « Une émotion morale vive, dit Charcot, un ensemble d’événements qui frappent fortement l’imagination, la réapparition des règles depuis longtemps supprimées, etc…, sont fréquemment l’occasion de ces promptes guérisons. »

» J’ai vu dans cet hospice trois cas de ce genre, que je résume brièvement :

» 1° Dans le premier cas, il s’agit de la contracture d’un membre inférieur datant de quatre ans au moins. En raison de l’inconduite de la malade, je fus obligé de lui adresser une vigoureuse semonce et de lui déclarer que je la renvoyais. Dès le lendemain, la contracture avait entièrement cessé.

» 2° Le second cas concerne une femme également atteinte d’une contracture limitée à un seul membre. Les crises hystériques proprement dites avaient depuis longtemps disparu. Cette femme fut accusée de vol ; la contracture qui avait duré depuis plus de deux ans, se dissipe tout à coup à l’occasion de l’ébranlement moral que produisit cette accusation.

» 3° Dans le troisième cas, la contracture avait pris une forme hémiplégique ; elle affectait le côté droit et était surtout prononcée au membre supérieur.

» La guérison survint presque tout à coup, dix-huit mois après le début, à la suite d’une très vive contrariété.

» Charcot rappelle à ce propos un article publié par Littré dans la Revue de philosophie positive, intitulé : Un fragment de médecine rétrospective (Miracles de saint Louis), et dans lequel on trouve l’histoire de plusieurs cas de paralysies guéries après des pèlerinages faits à Saint-Denis au tombeau où les restes du roi Louis IX venaient d’être déposés[6].

» Parmi les observations de guérison opérées à Lourdes et recueillies par M. Henri Lasserre, je vais en relater quelques-unes en les résumant :

» Catherine Latapie-Chouat, tombée du haut d’un chêne en octobre 1856, s’était fait une forte luxation au bras droit et surtout à la main. La réduction fut opérée avec succès ; mais en dépit des soins les plus intelligents, le pouce, l’index et le médius demeurent absolument recourbés, sans qu’il soit possible ni de les redresser, ni de leur faire faire un seul mouvement. L’idée lui vint d’aller à la grotte de Massabielle, à 6 ou 7 kilomètres de chez elle. Elle y arrive à la naissance du jour, et après avoir prié, va baigner sa main dans l’eau merveilleuse. Et aussitôt sa main se redresse ; elle peut ouvrir et fermer ses doigts qui avaient pris leur souplesse naturelle, comme avant l’accident.

» On trouvera parmi nos observations[7] plusieurs exemples analogues de contracture de la main, même d’origine organique, entretenue par une modalité fonctionnelle nerveuse, instantanément guérie par la suggestion.

» Marie Lanou-Domengé, âgée de quatre-vingts ans, était depuis trois ans atteinte dans tout le côté gauche d’une paralysie incomplète ; elle ne pouvait faire un pas sans un secours étranger. Un jour, la paysanne, entendant parler de la source de Massabielle, envoya quelqu’un à Lourdes chercher à la source même un peu de cette eau qui guérissait. Elle se fit lever, habiller ; deux personnes la soulevèrent et la mirent debout, en la soutenant sous les épaules. Alors elle étendit sa main tremblante vers l’eau libératrice, y plongea ses doigts, fit un grand signe de croix, porta le verre à ses lèvres, en but lentement le contenu. Puis elle se redressa, tressaillit et poussa comme un cri de joie triomphale : « Lâchez-moi ! Lâchez-moi vite ! Je suis guérie. » Et elle se mit à marcher comme si elle n’avait jamais été malade.

» Nous relatons aussi[8] le fait d’une vieille femme qui ne pouvait depuis deux mois se tenir debout, et qui marcha après deux séances de suggestion hypnotique.

» L’enfant Tambourné, âgé de cinq ans, présentait, d’après les rapports des médecins, depuis quelques mois, les symptômes d’une coxalgie au premier degré : douleurs très vives au genou, obtuses à la hanche, déviation en dehors de la pointe du pied, claudication d’abord, puis impossibilité de marcher sans provoquer de grandes souffrances. Les fonctions digestives se faisaient mal. Il y avait de l’intolérance pour les aliments, et par suite grand amaigrissement. L’enfant fut porté à la grotte dans les bras de sa mère. Baigné dans l’eau miraculeuse, l’enfant tomba dans une sorte d’état extatique. Ses yeux étaient grands ouverts, sa bouche demi-béante : « Qu’as-tu ? » lui dit sa mère. — « Je vois le bon Dieu et la Sainte Vierge, » répondit-il. L’enfant, revenu à lui, s’écria : « Mère, mon mal est parti. Je ne souffre plus. Je puis marcher. » Il rentra à pied à Lourdes et resta guéri.

» Récemment M. Charcot faisait à sa clinique une conférence sur la coxalgie nerveuse et disait : « Nous savons, par les observations de divers auteurs, que ces arthralgies psychiques, soit d’origine traumatique, soit dépendant d’une autre cause, guérissent quelquefois tout à coup, à la suite d’une émotion vive ou d’une cérémonie religieuse frappant vivement l’imagination. »

» Mlle Massot-Bordenave, d’Arras, âgée de cinquante-trois ans, avait éprouvé en mai 1858 une maladie qui ôtait à ses pieds et à ses mains une partie de leur force et de leur mouvement. Les doigts étaient dans la demi-flexion. On était obligé de lui couper le pain. Elle se rendit à pied à la grotte, se lava les pieds et les mains ; elle repartit guérie ; les doigts s’étaient redressés et avaient retrouvé leur flexibilité.

» Mlle Marie Moreau, âgée de seize ans, fut atteinte en janvier 1858 d’une maladie d’yeux ; c’était une amaurose ; l’un des deux yeux paraissait tout à fait perdu, l’autre était très malade : toutes les médications avaient échoué. Une neuvaine fut commencée le 8 novembre. Le soir à dix heures, la jeune fille imbiba d’eau de Lourdes un bandeau de toile et le plaça sur ses yeux. Le lendemain à son réveil, quand elle enleva le bandeau, l’œil malade avait recouvré la santé, l’œil mort était ressuscité.

» On sait qu’il existe des amblyopies et des amauroses complètes, de nature hystérique, même en dehors des attaques d’hystérie. On verra dans nos observations[9] des amblyopies rapidement guéries par l’application d’un aimant ou par la suggestion. Braid relate aussi un cas remarquable d’amblyopie nerveuse d’origine traumatique, guérie presque après une seule séance d’hypnotisme.

» Mlle de Fontenay, âgée de vingt-trois ans, avait depuis près de sept ans une paralysie des membres inférieurs, développée à la suite de deux chutes de voiture et de cheval qui avaient ébranlé son organisation et provoqué un désordre utérin. Les divers traitements institués, deux saisons à Aix, l’homéopathie, l’hydrothérapie, la cautérisation actuelle, avaient échoué. Depuis la fin de janvier 1873, elle ne pouvait plus se tenir sur ses jambes. De plus elle avait de vives douleurs internes et des accidents d’exaspération nerveuse. Elle alla à Lourdes le 21 mai 1873. Peu à peu, durant le cours d’une neuvaine, les forces lui revinrent graduellement ; après la neuvaine, le 3 juin, elle put suivre à pied la procession. Mais le lendemain de la Pentecôte, la paralysie se reproduisit ; elle refit en vain une saison à Aix, à Brides, à la Bourboule et revint à Autun, faible, paralysée, démoralisée. Peu à peu, sous l’influence de suggestions religieuses, son imagination s’exalta de nouveau. Le 4 mai 1874, Bernadette lui apparut en songe et lui promit la guérison. Au mois d’août, elle accompagna l’abbé de Musy, guéri lui-même miraculeusement d’une paraplégie, à Lourdes. Plongée plusieurs fois dans la piscine, elle fut transportée dans un chariot à la crypte, le 15 août, anniversaire de la guérison de l’abbé Musy et sur le lieu même de sa guérison. Pendant la messe de l’abbé, elle ressentit un pénible fourmillement dans les jambes ; après la messe, elle se leva ; elle était guérie.

» Nouvel exemple de paraplégie nerveuse guérie par la foi. La première suggestion religieuse n’eut qu’un résultat momentané. La seconde, entourée de circonstances propres à impressionner vivement l’imagination, trouva un terrain mieux préparé, une réceptivité psychique plus développée ; l’action psycho-thérapeutique fut persistante. »


Voilà ce que deviennent ces prétendus miracles de Lourdes, lorsqu’ils sont passés au crible d’un examen scientifique. Ils se réduisent à de simples phénomènes nerveux que l’on reproduit journellement dans nos hôpitaux. Mais le médecin a le plus souvent besoin de s’aider du sommeil artificiel ou hypnotisme, parce qu’il lui manque l’influence morale nécessaire pour impressionner le cerveau d’une manière suffisante.

La foi religieuse est mieux partagée. Elle dispose d’une autorité prestigieuse et d’une puissance incomparable sur le cerveau, surtout lorsqu’elle a été inculquée de bonne heure dans une matière cérébrale neuve encore et vierge d’impressions. Le cerveau est alors comme une table rase sur laquelle la première éducation grave des caractères qui resteront indélébiles et que le moindre accident, la moindre commotion feront reparaître. Tous ceux qui ont été élevés dans une maison d’éducation religieuse ou par des parents réellement convaincus, portent un cachet dont la tournure de leur esprit ne se débarrassera jamais.

Il suffira souvent d’une maladie, d’une perte douloureuse ou des approches de la vieillesse et de la mort pour raviver en eux ces premières impressions, leur faire oublier toutes leurs convictions d’hommes mûrs, tous les enseignements de leur raison virile, et les ramener aux crédules imaginations de leur enfance.

Plus l’être moral sera faible, plus ses convictions religieuses seront fortes et inébranlables. C’est pourquoi la femme reste généralement fidèle aux enseignements de sa première éducation.

Le père, l’époux, les fils possèderont le cœur de la femme. Le prêtre seul aura son cerveau, car l’éducation catholique s’applique avant tout, par un soin de tous les instants et par un entraînement savant, à mettre en garde l’esprit de la femme contre l’influence de son entourage masculin et surtout contre l’influence de celui qui doit être son époux. Elle acceptera volontiers sa direction et reconnaîtra peut-être sa supériorité pour les affaires, la littérature, les arts et les sciences ; mais pour les idées morales, philosophiques et religieuses, où elle devrait cependant, plus qu’en toute autre matière, se laisser guider par son mari, elle sera intraitable. Dans ce domaine, elle se croit supérieure et infaillible. Il ne lui suffit même pas de défendre son indépendance : elle prend l’offensive, elle veut conquérir et convertir, et, le plus souvent, elle réussit à traîner avec elle à la messe et au confessionnal, soit un mari indifférent et sceptique, qui se dira intérieurement que la paix conjugale vaut bien une messe, soit un époux déiste et rationaliste, à qui elle trouvera le moyen de persuader qu’il est chrétien, et dont elle finira par faire un catholique pratiquant et communiant, à la grande édification des commères bien pensantes. Et pourtant, si vous l’interrogez en tête à tête, si vous le mettez au pied du mur, il vous avouera qu’il ne croit pas à l’histoire de la pomme, ni à la rédemption d’un péché originel imaginaire, base fondamentale de la divinité de Jésus-Christ et du christianisme tout entier.

Telle étant la puissance de la foi religieuse sur le cerveau, puissance à laquelle celle de l’hypnotisme seule est comparable, sans peut-être l’égaler toujours, il devient facile de concevoir que l’idée religieuse — quelque foi que l’on professe, christianisme, bouddhisme, paganisme ou fétichisme — aura nécessairement le monopole des phénomènes nerveux produits à l’état de veille par l’action directe du cerveau sur l’organisme, et principalement le monopole des guérisons spontanées et instantanées.

Les deux livres de M. H. Lasserre sur Notre-Dame de Lourdes sont une démonstration éclatante de notre thèse. On y voit fonctionner, en quelque sorte à l’œil nu, le mécanisme de la suggestion. On y surprend, comme en flagrant délit, le travail de l’imagination sur le cerveau, et la réaction de celui-ci sur l’organisme.

Tous les miraculés de M. Henri Lasserre sont des gens vivement frappés ou longtemps entretenus dans l’espérance d’une guérison miraculeuse, ayant fini par arriver à une conviction à peu près absolue que s’ils se présentent à Lourdes avec une foi assez ardente ils seront infailliblement guéris.

Étant données ces circonstances, et considérant l’effet imposant de la mise en scène en usage dans les pèlerinages, ce dont il faut s’étonner, ce n’est pas qu’il se fasse des guérisons à Lourdes, c’est qu’il ne s’en fasse pas davantage.

Il y a un cas, cité par M. Lasserre, que l’on représente comme échappant nécessairement à l’influence du cerveau sur l’organisme. C’est celui du menuisier Macary, de Lavaur, affligé de varices depuis vingt ans et guéri en une nuit par l’application de l’eau de Lourdes. Trois médecins, les docteurs Rossignol, Bernet et Ségur, affirment que « la science est impuissante à expliquer ce fait ». — De quelle science parlent-ils ? De la leur, sans doute. — Ignorent-ils donc les désordres que les moindres troubles du cerveau peuvent produire dans l’état et le fonctionnement de nos organes ? Ne savent-ils pas que nos veines, non plus qu’aucune autre partie de notre corps, ne s’enflamment, ne se dilatent, ne subissent une perturbation quelconque, sans que cette perturbation ait nécessairement une cause ? Cette cause peut résider dans un agent étranger : traumatisme, lésions accidentelles, empoisonnements ou invasions de microbes. Elle peut consister aussi dans la fatigue, l’usure ou la destruction des éléments organiques. Dans ce cas, le cerveau est le plus souvent impuissant à réagir ; encore est-il rationnel de supposer qu’il possède, dans une certaine limite, le moyen d’éliminer les agents nuisibles d’origine étrangère. Mais lorsque le mal réside purement dans le fonctionnement de l’organisme, n’est-ce pas le plus souvent dans le cerveau qu’il faut en chercher la cause première ? N’est-ce pas, du moins, à l’action du cerveau qu’il faut demander le remède et sur le cerveau lui-même qu’il faut agir d’abord, afin de mettre en jeu son initiative fonctionnelle et d’éveiller en lui les dispositions intimes nécessaires pour qu’il reprenne sur les organes troublés, y compris les veines et les artères, son rôle naturel de directeur, de modérateur et de producteur de la santé ?

Le cas du menuisier de Lavaur est extraordinaire, assurément, mais personne ne peut affirmer que ce soit un fait surnaturel, puisque personne ne peut dire quelles sont les véritables limites de la nature, ni comment elle opère la guérison des maladies, ni quel sera jamais le dernier mot de la science médicale.

Celui qui écrit ces lignes a été témoin d’un soi-disant miracle arrivé à Lourdes en août 1886. Une jeune fille de Mont-de-Marsan, nommée Jeanne X…, était percluse des jambes, ne pouvant marcher ni se tenir debout. Après avoir pris les eaux à Bagnères-de-Bigorre, un certain mieux s’était fait sentir. On la conduisit à Lourdes, où elle recouvra subitement l’usage de ses jambes, mais resta déhanchée, difforme et bancale, comme elle l’était depuis son enfance. Est-ce un miracle ? Assurément non, car ce n’était pas la première fois qu’une pareille amélioration se produisait en elle. Le mieux qu’elle éprouva à Lourdes avait été préparé par les eaux de Bigorre[10]. La mise en scène des pèlerinages frappa son imagination et précipita une crise favorable. Mais la difformité des hanches resta ce qu’elle était, parce que l’imagination et le cerveau ne peuvent agir sur la conformation des os, lorsqu’ils ont acquis un certain degré de solidité et de rigidité.

Pour en revenir à Macary, il est bon de savoir que les trois docteurs de Lavaur avouent que toutes traces de varices n’avaient pas entièrement disparu. « À la place de paquets variqueux, dit M. Bernet, il reste des cordons, petits, durs, vides de sang et roulant sous les doigts. » Il reconnaît d’ailleurs que si l’ulcère de la jambe est cicatrisé, c’est après « deux ans de repos absolu et prolongé au lit, avec application de pansements méthodiques ».

M. Ségur « a pu apercevoir quelques traces de varices », et M. Rossignol dit qu’il reste une certaine « nodosité à la partie interne et supérieure de la jambe droite ».

C’est donc encore un miracle incomplet, ou plutôt c’est une preuve que l’action du cerveau s’arrête nécessairement à certaines limites. La puissance divine aurait pu tout aussi bien faire circuler de nouveau le sang dans les veines, et enlever complètement les nodosités et la dureté du tissu veineux.

L’intervention de l’imagination est d’ailleurs évidente, dans le cas de Macary, comme dans tous les autres épisodes miraculeux de M. Lasserre. Macary est tellement persuadé qu’il va être guéri par l’eau de Lourdes que, avant de l’employer, il jette aux ordures les linges, les bandes et la peau de chien dont il entourait habituellement ses jambes. Là-dessus il s’endort et se réveille le lendemain guéri.

M. H. Lasserre lui-même est un miraculé. Depuis cinq ou six mois il souffrait d’une hypérémie du nerf optique qui l’obligeait à éviter tout travail des yeux. Un de ses amis, M. Charles de Freycinet (aujourd’hui président du Conseil), avec lequel il avait eu de longues discussions religieuses, et qui, par conséquent, connaissait la vivacité de sa foi catholique, lui conseille d’employer l’eau de Lourdes. M. de Freycinet ne croyait pas au culte de la Vierge, car il était protestant ; mais c’était un homme de science et il savait quel est le pouvoir de l’imagination et l’action du cerveau dans certaines maladies, surtout dans les maladies nerveuses. Or, la maladie de M. Lasserre consistait précisément dans une inflammation du nerf optique, produite, d’après son propre récit, par des préoccupations morales. M. de Freycinet fut donc logique en supposant qu’une influence morale pouvait amener du soulagement ou même la guérison. En conséquence de cette donnée rationnelle, il conseilla au malade un système d’entraînement moral de nature à le placer dans les dispositions d’esprit nécessaires pour que l’effet désiré eût quelques chances de se produire. « Mon cher Lasserre, dit-il, puisque le sort en est jeté et que tu tentes décidément d’obtenir un miracle, il faut te placer dans les conditions requises, sans quoi l’expérience serait vaine. Fais donc les prières nécessaires ; confesse-toi ; mets ton âme dans un état convenable ; accomplis les dévotions que ta religion t’ordonne. Ceci, tu le comprends, est d’une nécessité primordiale. »

M. Lasserre s’étonnant qu’un protestant lui conseillât d’avoir recours à des procédés catholiques, M. de Freycinet lui répondit : « Je suis un homme de science. Et puisque nous essayons une expérience, je veux que nous en observions rigoureusement toutes les données. Je raisonne comme si je faisais de la physique ou de la chimie. »

M. H. Lasserre passe plusieurs jours dans une grande surexcitation. La fête des Saints Anges approche et son exaltation redouble. Il attribue tout ce qui lui arrive à l’intervention de son ange gardien. C’est le jour des Saints Anges que lui parvient l’eau de Lourdes : nouvelle coïncidence qui frappe de plus en plus son imagination. Il faut ici lui laisser la parole :


« En entrant, j’avais placé sur ma cheminée la caisse et la brochure. À chaque instant, je considérais cette boîte qui contenait l’eau mystérieuse, et il me semblait que dans cette chambre solitaire, quelque chose de grand allait se passer. Je redoutais de toucher de mes mains impures à ce bois qui renfermait l’onde sacrée ; et, d’un autre côté, j’étais étrangement tenté de l’ouvrir et de demander ma guérison, avant même la confession que je me proposais de faire le soir. Cette intérieure angoisse dura un temps assez long, que je ne puis préciser ; elle se termina par une prière…

» Et m’étant ainsi réconforté par cet appel à la bonté divine, j’osai ouvrir la petite caisse. Une bouteille d’eau limpide s’y trouvait, soigneusement emballée.

» J’enlevai le bouchon, je versai l’eau dans une tasse, et je pris dans ma commode une serviette. Ces vulgaires préparatifs que j’accomplissais avec un soin minutieux, étaient empreints, je m’en souviens encore, d’une secrète solennité qui me frappait moi-même, tandis que j’allais et venais ainsi en ma chambre. Dans cette chambre je n’étais pas seul : il était manifeste qu’il y avait Dieu[11]. La Sainte Vierge que j’invoquai y était aussi sans doute.

» La foi, une foi ardente et chaude, était descendue en moi et embrasait mon âme.

» Quand tout fut achevé, je m’agenouillai de nouveau.

» — Ô Sainte Vierge Marie, ayez pitié de moi et guérissez mon aveuglement physique et moral !

» Et, en prononçant ces paroles, le cœur plein de confiance, je me frottai successivement les deux yeux et le front avec ma serviette, que j’avais trempée dans l’eau de Lourdes. Ce geste que je décris ne dura pas trente secondes.

» Qu’on juge de mon saisissement, je dirai presque de mon épouvante ! À peine avais-je touché de cette eau miraculeuse mes yeux et mon front, que je me sentis guéri tout à coup, brusquement, sans transition, avec une soudaineté, que, dans mon langage imparfait, je ne puis comparer qu’à celle de la foudre. »


On le voit, tout était combiné dans le cas de M. Lasserre pour porter à son paroxysme l’influence de l’imagination sur le système nerveux, et pour éveiller toutes les forces latentes du cerveau comme régulateur suprême de la santé et de la maladie. On s’en va répétant que M. Lasserre était médecin et athée, et qu’il fut converti par un miracle ; il n’en est rien : M. Lasserre, dès avant sa guérison, était un croyant ardent et passionné, un homme crédule et superstitieux, voyant dans toutes les coïncidences une intervention surnaturelle et habitué aux pratiques fétichistes qui ont remplacé partout dans le catholicisme le véritable esprit religieux. Il est disposé à tout croire, à tout espérer, n’importe de quel agent, pourvu qu’il s’y joigne quelque apparence de mystère. Plus tard, ayant souffert d’une inflammation des paupières, il vit encore cesser ses douleurs par l’application d’un peu d’huile provenant d’une lampe allumée chez un simple particulier en l’honneur d’une image de la sainte Face, garantie d’une ressemblance authentique.

Nul doute que si M. Lasserre avait eu d’autres maladies du même genre, on eût pu les guérir toutes et à coup sûr par l’emploi d’une amulette quelconque. Son cas n’a donc rien de surnaturel ni même de bien extraordinaire au point de vue scientifique. Le moindre interne de nos hôpitaux, en possession d’un sujet de ce tempérament exalté et mystique, arrivera facilement à produire des effets semblables.

Ce qui serait réellement surnaturel et miraculeux, le voici : amenez à Lourdes un homme ayant une jambe de bois, plongez-le dans la piscine, et faites que cette jambe de bois devienne une jambe de chair et d’os, comme primitivement.

Ou bien prenez un aveugle — non un homme qui aurait perdu la vue par suite d’une amaurose ou d’un excès de fatigue, d’une émotion ou d’une affection nerveuse ou rhumatismale, — mais un homme dont les deux yeux aient été crevés ou arrachés. Versez dans ses orbites vides une certaine quantité d’eau de Lourdes et rendez la vue à cet aveugle.

Ou bien encore prenez un mort — non un mort qui pourrait n’être que plongé dans un état de léthargie ou de catalepsie — mais un mort dont le cou aurait été coupé, et faites que la tête de ce mort se soude de nouveau à ses épaules et que cet homme ressuscite.

Voilà ce que nous appellerions des faits surnaturels, de véritables miracles. Faites cela, et nous croirons à Notre-Dame de Lourdes, à tous vos dogmes, à un Dieu en trois personnes ne faisant cependant qu’un seul Dieu, le Père engendrant le Fils sans être plus ancien que lui, et le Saint-Esprit procédant du Père et du Fils, sans être moins ancien que les deux autres, et sans être produit par eux. Nous croirons même que Dieu, cette raison d’être de tout ce qui existe, cette cause éternelle de toutes choses, cet être universel, incompréhensible et indéfinissable, en qui nous sommes et nous mouvons, comme ont dit saint Paul et Voltaire[12], et que l’immensité elle-même ne saurait contenir, nous croirons que ce Dieu est réellement présent tout entier, avec un corps et une âme comme les nôtres, dans le morceau de pain que vous tenez entre vos doigts, que vous mettez dans notre bouche et qui va se combiner dans notre estomac avec le suc gastrique, pour se transformer en chyle, en chyme, en lymphe et en matières fécales.

Nous croirons toutes ces choses, bien qu’elles révoltent en nous ce que Dieu lui-même y a mis de bon sens et de raisonnement. Nous le croirons si vous faites ce que j’ai dit, ne fût-ce qu’une seule fois. Mais nous vous défions de le faire. Nous défions Notre-Dame de Lourdes, tous les pèlerinages du monde et toutes les religions ensemble de faire repousser une jambe, un bras, un œil. Nous les défions même de rendre instantanément à un cheveu coupé sa longueur primitive, parce que notre cerveau, si puissant dans les œuvres de la santé et de la maladie, et bien que doué d’un empire manifeste sur nos organes, nos viscères, nos veines, nos artères, et jusque sur notre peau[13], n’a pas reçu pour mission de remplacer les parties de notre corps qui en auraient été violemment séparées.

Mais entendons-nous. Quand vous ferez les miracles que nous vous demandons, nous voulons être là, car vous savez combien de fois vous avez été vous-mêmes les victimes de la supercherie. C’est devenu une véritable industrie que de se faire « miraculer » à Lourdes. Vous n’avez pas oublié, entre autres mésaventures qui vous sont arrivées, l’histoire de ce sourd-muet de naissance, guéri miraculeusement à la piscine de Lourdes et se mettant immédiatement à parler en bon français, bien qu’il n’ait pu avoir la moindre idée de la signification des mots et des expressions, puisqu’il ne les avait jamais entendus. Embarrassé par les questions d’un médecin moins crédule ou moins complaisant que les docteurs de Lavaur, il prit le parti de retourner à son premier métier de sourd-muet, jusqu’à ce que, arrêté pour vol, il fut obligé de confesser en police correctionnelle qu’il avait toujours entendu et parlé comme vous et moi. Vous vous rappelez également l’aventure de ces deux zouaves, revenant guéris des eaux de Saint-Sauveur, où ils avaient été envoyés aux frais de l’État, et à qui on avait fait croire, moyennant la promesse de 50 francs par tête d’aller se faire reguérir miraculeusement à Lourdes. Grande fut l’édification des fidèles en voyant ces braves se diriger vers la piscine, appuyés sur des béquilles. Mais quel enthousiasme dans cette foule naïve, lorsque nos deux héros, se levant comme un seul homme, proclamèrent qu’ils étaient guéris, et, emboîtant le pas avec une précision toute militaire, marchèrent droit à la muraille pour y suspendre d’un commun accord les béquilles du gouvernement ! Malheureusement, au lieu des 50 francs promis, on eut la funeste idée de ne leur donner que 15 francs à chacun. Furieux et échauffés par le vin, ils firent grand tapage, se plaignant à tous venants qu’on les eût volés, tant et si bien qu’on fut obligé d’appeler les gendarmes et qu’à leur retour au régiment, à Bordeaux, le général de Rochebouet les fit condamner à 30 jours de prison pour escroquerie, ivresse publique et perte d’effets militaires.

Voulez-vous que nous vous donnions un moyen d’éviter semblables mésaventures à l’avenir, tout en vous assurant un approvisionnement suffisant de miracles variés et authentiques ? Adressez-vous aux médecins de nos hôpitaux. Demandez-leur de vous envoyer tant pour cent de leurs malades atteints d’affections nerveuses, après les avoir hypnotisés et leur avoir paralysé, par la suggestion, à qui une jambe, à qui un bras, à qui la langue ou le nerf optique, ou après leur avoir communiqué une difformité quelconque par la contracture hystériques des muscles. Il faut de plus qu’on leur ait suggéré de rester un certain temps dans cet état, après leur réveil, et d’avoir alors l’idée de faire un pèlerinage à Lourdes, avec injonction de se trouver tout à coup guéris, au premier plongeon dans « l’onde sacrée » (comme dit M. Lasserre). Vous pouvez compter que les phénomènes nerveux ainsi préparés ne manqueront pas de s’accomplir, et vous aurez de cette façon une succession régulière de guérisons véritables, en nombre suffisant pour mettre votre piscine à sec.

Si les médecins de nos hôpitaux se refusent à vous venir en aide, rien n’est plus facile que de vous passer d’eux et d’arriver par vos seules ressources au même résultat. Le premier venu peut faire ce que je dis. Vous n’avez que l’embarras du choix, dans votre clientèle dévote, pour trouver un assortiment complet de gens nerveux et mystiques qui feront d’excellents sujets hypnotisables. Rien que dans vos couvents et vos confréries, vous avez une pépinière inépuisable d’hommes et de femmes plus ou moins hystériques, dont vous tirerez des merveilles. Avec de pareils sujets, il ne faut qu’une seconde de temps, un mot, un simple regard, pour produire un état hypnotique plus ou moins intense. Voulez-vous acquérir sur ces gens-là un ascendant prestigieux ? — Hypnotisez-les, sans qu’ils s’en doutent, et suggérez-leur que tel jour, à telle heure, dans le secret de leur âme, ils auront telle ou telle pensée, ou que, seuls et sans témoins, ils feront telle ou telle action, sans même soupçonner qu’elle leur a été suggérée. Apparaissez-leur sur ces entrefaites, et dites-leur d’un air profond : « Vous venez d’avoir telle pensée… Vous venez de faire telle chose. » Ils resteront confondus et vous regarderont à tout jamais comme un être doué d’un pouvoir surnaturel.

Alors, même sans le secours de l’hypnotisme, vous en ferez ce que vous voudrez. Si vous leur prédisez qu’ils auront telle ou telle maladie en punition de leurs péchés, cette maladie, ou une maladie analogue, ne manquera pas de se produire. Si, plus tard, vous leur dites que le ciel s’est apaisé, et qu’ils seront guéris tel jour, à tel heure et à tel endroit, en faisant telle prière, telle neuvaine ou tel pèlerinage, la guérison s’opérera sans faute et au moment précis[14].

En vérité, vous avez été bien modestes jusqu’ici. Trente miracles seulement par saison ! C’est une misère, alors que vous pouviez en produire des centaines et des milliers. Il est vrai que si la chose devenait trop commune, on finirait par s’y habituer, et l’on n’y ferait plus attention[15].

Est-ce à dire que vous soyez des imposteurs ? Non évidemment, ou, si vous l’êtes, vous l’êtes de bonne foi. Vous pratiquez inconsciemment l’hypnotisme et la suggestion mentale. Vous en êtes vous-mêmes les sujets et les premières victimes, en même temps que les instruments et la cause première. C’est sans doute ce qui est arrivé à la plupart des thaumaturges, ou faiseurs de miracles, qui abondent dans l’histoire de toutes les religions ; voire même ce qui a dû arriver à la plupart des magiciens et des sorciers, qui ont pu se croire de bonne foi possesseurs d’un pouvoir occulte, comme l’ont cru peut-être aussi les rois et les paysans guérisseurs, les Mesmer, les Cagliostro, les Dom Bosco, le zouave Jacob et tant d’autres.

C’est ce qui a pu arriver aussi aux divers fondateurs de religion. Les hommes qui, parmi ces populations mystiques de l’Orient, ont vu des maladies comme la paralysie et l’épilepsie se calmer ou se guérir à leur voix, ou par leur simple attouchement, ou même à leur seul aspect, se sont nécessairement crus les instruments de Dieu ses délégués et ses représentants sur la terre. Jésus ne donne pas d’autre preuve de sa mission, et le plus grand reproche que les apôtres adressent aux Juifs, c’est de n’avoir pas été convaincus par ses miracles, qui l’avaient convaincu lui-même, et qui avaient fait de lui, à ses propres yeux, l’envoyé spécial et comme une émanation de la Divinité. Il en a été de même, sans aucun doute, de Mahomet, des nombreux Madhis arabes et des sept Bouddhas indiens. Pour fonder une religion dans l’antiquité, il a dû suffire d’avoir découvert par hasard quelques-uns de ces phénomènes nerveux dus à l’action physiologique du cerveau sur l’organisme, mais attribués de bonne foi à l’intervention divine par ceux-là mêmes qui les produisaient.

Cependant, dans le nombre de ces faiseurs de miracles, croyez-vous qu’il n’y ait pas eu aussi des fourbes et des imposteurs, ayant surpris quelques-uns de ces merveilleux secrets de la nature, et les ayant habilement exploités pour s’assurer une influence prestigieuse sur les populations ignorantes et crédules ? Encore aujourd’hui, le plus mince interne des hôpitaux, le dernier des étudiants en médecine pourrait, s’il lui plaisait, se faire passer pour sorcier aux yeux des habitants de nos campagnes. Que serait-ce donc dans ces vastes régions de l’Europe où la foi aux sortilèges et aux puissances occultes est encore si vivace ? Que serait-ce surtout dans les continents de l’Asie et de l’Afrique, où les lumières de la civilisation n’ont pas encore pénétré ?

C’est pourquoi, nous qui avons besoin de voir, et de voir scientifiquement, avant de croire, nous voulons être là pour contrôler vos miracles, si vous consentez à nous en montrer. Nous voulons être là pour vous sauver vous-mêmes d’être les victimes des apparences, d’être trompés par des faits mal étudiés, d’être entraînés par vos dispositions mystiques qui vous hallucinent et vous font voir des prodiges et des événements surnaturels dans les moindres accidents fortuits, dans de simples coïncidences ou dans des phénomènes purement physiologiques. Nous voulons surtout être là si vous ressuscitez un homme guillotiné, parce qu’il ne faut pas que nous puissions vous soupçonner d’avoir servi aux naïfs un décapité parlant, comme on en voit à la foire. À cette condition, nous vous mettons au défi de faire repousser une tête, une jambe, un bras, un doigt ou un cheveu, à la piscine de Lourdes.

  1. Ne serait-ce pas à une pure influence morale et à l’action de l’imagination sur le physique, que l’homéopathie et le mattéisme, ces médecines idéales et hypothétiques, sont redevables de leurs succès accidentels ?
  2. Cet ouvrage est à lire tout entier, aussi bien que ceux de Charpignon et de Hack Tuke, cités plus loin. Ajoutons-y : Padioleau, Médecine morale ; Liébault, Du sommeil et des états analogues, considérés surtout au point de vue de l’action du moral et de l’imagination sur le physique.
  3. Hack Tuke, Le Corps et l’Esprit. Action du moral et de l’imagination sur le physique. Paris, 1886.
  4. Charpignon, Étude sur la médecine animique et vitaliste.
  5. Le lecteur se souviendra que dans cette longue citation le Dr Bernheim parle d’observations faites par lui-même, et qui constituent la seconde partie de son livre de la suggestion appliquée à la thérapeutique. Nous nous permettons d’en recommander la lecture aux praticiens qui hésitent à recourir à l’hypnotisme, parce qu’ils n’en connaissent que les exhibitions théâtrales, les manifestations extrêmes et les pratiques abusives.
  6. Charcot, Leçons sur les maladies du système nerveux. Paris, 1872-73.
  7. C’est toujours Bernheim qui parle des observations qu’il a faites dans sa propre clinique.
  8. Voir la note précédente.
  9. Voir la note 2, page 70.
  10. Ce mieux était si sensible qu’un journal clérical de la localité donne à cette occasion à Bagnères-de-Bigorre le nom de « vestibule de Lourdes ».
  11. Dieu est toujours partout.
  12. Il n’y a dans la nature qu’un principe universel, éternel et agissant… Dire que quelque chose est hors de lui, ce serait dire qu’il y a quelque chose hors du grand Tout. Dieu étant le principe universel de toutes les choses, toutes existent donc en lui et par lui. (Voltaire, Dictionnaire philosophique, art. Idée, section II.)
  13. En agissant sur le cerveau par la suggestion mentale, hypnotique ou non, on peut rendre la peau, les muscles et les nerfs insensibles à la douleur. On peut empêcher le sang de couler d’une veine piquée, etc., etc…
  14. M. Bernheim cite un grand nombre de faits établissant avec la dernière évidence que l’on pourrait réellement exécuter ce que nous proposons ici sous une forme ironique non pour nous moquer, mais pour aider à notre argumentation et montrer à combien d’erreurs et d’impostures l’humanité est exposée.
  15. Chaque pèlerinage ne peut durer qu’un certain temps, après quoi la vogue s’épuise et les miracles cessent de s’opérer, parce que l’imagination et le cerveau ne sont plus assez vivement impressionnés pour entrer dans les dispositions nécessaires à leur production. Qui parle aujourd’hui de Verdelais ou de La Salette ? Il est vrai que La Salette reçut un coup mortel le jour où Mlle de la Merlière fut contrainte d’avouer en plein tribunal que c’était elle qui avait apparu à Maximin et à Sidonie dans le rôle de la Vierge. Mais cette supercherie n’avait pas empêché les miracles de se produire auparavant, avec tout autant d’entrain que dans la suite à Lourdes. Paray-le-Monial aussi a eu son moment de faveur. « Sauvez Rome et la France. » C’est peut-être parce que Marie Alacoque n’a sauvé ni Rome ni la France, qu’on a déserté son sanctuaire. — Quelle singulière idée que d’avoir placé sur nos autels cette visionnaire hystérique à qui la simple vue d’un morceau de fromage donnait des attaques de nerfs, et qui, dans ses accès de nymphomanie, s’imaginait coucher avec Jésus-Christ, et reposer, nu à nu, sur sa poitrine et dans ses bras ! Telle fut pourtant l’origine de la dévotion du Sacré-Cœur. Il est au moins étonnant, pour ne pas dire inconvenant, qu’on ait mis tant de maisons d’éducation de jeunes filles sous les auspices d’une dévotion qui a sa source dans une pure hallucination érotique.