X. X.
Marcellin Lacoste (p. 45-54).

V

ROUSSEAU, SAINT PIERRE ET VOLTAIRE

D. — Rousseau n’a-t-il pas dit : « Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu ? »

R. — Permettez-moi d’achever votre citation. Cinq lignes plus loin, le vicaire Savoyard, auquel Rousseau a prêté ces paroles, résume sa profession de foi en ces termes : « Avec tout cela, ce même Évangile est plein de choses incroyables, de choses qui répugnent à la raison et qu’il est impossible à tout homme sensé de concevoir ni d’admettre. Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté. »

Ainsi Rousseau, par la bouche du vicaire Savoyard, expose avec impartialité les deux faces de la question : d’un côté, ce qui peut faire croire à la divinité de Jésus-Christ ; de l’autre côté, ce qui doit en faire douter. Il se prononce en faveur du doute. Son vicaire, tout en admirant ce qu’il y a de grand et de sublime dans le récit évangélique, reste sceptique malgré lui, parce que le sens commun et la raison lui défendent d’admettre la vérité de la religion chrétienne. Que font les prédicateurs ? Ils passent sous silence cette seconde partie et se contentent de citer la première. Les naïfs restent convaincus que Rousseau a reconnu la divinité de Jésus-Christ, et le tour est joué.

D. — Pascal a dit : « Je crois volontiers des histoires dont les auteurs se font égorger. »

R. — Pascal a voulu prouver par ces paroles la sincérité des apôtres et des premiers disciples dont la bonne foi, en effet, est évidente. Mais on peut se tromper de bonne foi ; on peut donner sa vie pour une conviction sincère, quoique erronée. Il y a dans toutes les religions une foule de gens prêts à mourir plutôt que d’apostasier, ce qui ne prouve pas que toutes ces religions soient vraies.

Les évangélistes ont cru sincèrement à la résurrection de Jésus-Christ, mais une étude attentive de leurs écrits nous démontre qu’ils ont cru sans aucune investigation sérieuse, sans aucune donnée scientifique, sans même soupçonner que la mort de Jésus pouvait n’être qu’apparente et qu’ils étaient exposés à confondre un état temporaire de léthargie ou de catalepsie avec la mort véritable. Ils attribuent naïvement à la possession du démon toutes les maladies nerveuses et hystériques de leur époque, et ils qualifient de miracle la cessation momentanée de ces affections cérébrales sous l’influence de la suggestion hypnotique, inconsciemment pratiquée par Jésus-Christ. Jésus lui-même partage leur erreur et finit par se regarder comme une sorte d’émanation de la Divinité. C’est un phénomène d’illuminisme qui s’est produit dans tous les temps et dans tous les pays. Cependant, malgré cet illuminisme, Jésus n’a jamais complètement oublié la distance qui sépare l’homme de la Divinité. Lorsqu’on lui reproche publiquement de s’être laissé appeler Fils de Dieu, c’était le moment ou jamais d’affirmer sa propre divinité, puisqu’il est supposé n’être venu sur la terre que pour se manifester aux hommes et leur révéler la vérité. Or, que répond alors Jésus ? Simplement ceci : « Moïse n’a-t-il pas écrit que nous sommes tous les enfants de Dieu ? »

Ainsi, Jésus ne se dit le fils de Dieu que d’une manière figurative et comme nous pouvons nous-mêmes nous dire les enfants de Dieu. S’il se croit plus particulièrement en communication avec la Divinité (comme Moïse, Mahomet ou Bouddha ont pu le croire avec la même bonne foi), il ne s’est néanmoins jamais donné d’autre titre que celui de « Fils de l’homme ». Il n’y a pas un mot dans les trois premiers Évangiles qui puisse justifier l’adoration de Jésus-Christ comme Dieu.

Ce n’est que dans l’Évangile selon saint Jean, composé beaucoup plus tard et sous l’influence des idées païennes[1], que l’on voit apparaître la première notion de la divinité de Jésus-Christ et du dogme de la transsubstantiation, inconnu aux trois premiers évangélistes. Il y a eu, d’ailleurs, un grand nombre d’autres évangiles rejetés par l’Église comme apocryphes, parce qu’ils étaient trop évidemment la condamnation des dogmes nouveaux, successivement ajoutés aux croyances primitives. De ce nombre a été l’Évangile selon les Hébreux, écrit sous l’inspiration directe de saint Pierre et qui était le code religieux de la première Église de Jérusalem. Mais les Actes des Apôtres nous ont conservé la véritable doctrine de saint Pierre, telle qu’il l’exposait dans sa première prédication :


Chapitre II. Vers. 22. « Hommes Israélites, écoutez : Vous savez que Jésus de Nazareth a été un homme que Dieu a rendu célèbre parmi vous, par les merveilles, les prodiges et les miracles qu’il a faits par son entremise au milieu de vous.

Vers. 23. » Vous ayant été livré par un ordre exprès de la volonté de Dieu et par un décret de sa prescience divine, vous l’avez fait mourir par les mains des méchants.

Vers. 24. » Mais Dieu l’a ressuscité, en arrêtant les douleurs de l’enfer, parce qu’il était impossible qu’il y fût retenu.

Vers. 36. » Que toute la maison d’Israël sache donc que Dieu a fait ce même Jésus Seigneur et Messie. »


Ainsi, le jour où, pour la première fois, l’Évangile est annoncé au monde, le jour où débute cette série de prédications qui devait avoir une si grande influence sur les destinées humaines, saint Pierre distingue nettement entre l’homme et la Divinité. Jésus, pour lui, n’est qu’un homme juste, suscité par Dieu, protégé par Dieu, livré par Dieu aux méchants. Ce n’est pas Jésus qui ressuscite par l’effet de sa propre puissance : c’est Dieu qui le ressuscite, comme c’est Dieu qui opère des miracles par son entremise. Jésus, pour saint Pierre, a simplement été fait « Seigneur et Messie », c’est-à-dire prophète et chef spirituel. Le mot Messiah — en hébreu — signifie oint, c’est-à-dire consacré par l’huile sainte. Ce titre ne s’appliquait d’abord qu’à la consécration des pontifes. Plus tard on y joignit l’idée d’une mission divine quelconque. C’est ainsi que l’on trouve le nom de Messiah appliqué dans la Bible à un grand nombre de personnes (Exode, XXVIII, 41 ; XXIX, 7, etc. — I Rois, II, 10, 35 ; XVI, 9, 16 ; — II Rois, I, 14 ; II, 4 ; — III Rois, XIX, 15 ; — IV Rois, XI, 12. — Psaumes XVIII, 51 ; XX, 7. — Sagesse, II, 18 ; V, 5. — Ecclésiastique, IV, 7, 11.)

On trouve même ce mot de Messiah appliqué à Cyrus par Isaïe (XLV, 1).

Traduit littéralement en grec par Chrestos (oint, huilé) et devenu plus tard une espèce de nom propre en latin, ce mot de Messie ou Christ, bien loin d’établir la divinité de Jésus, signifiait au contraire, dans la bouche de saint Pierre, que Jésus n’était que l’envoyé spécial de la Divinité.

Telle fut, en effet, la doctrine de l’Église primitive tout entière, jusqu’à ce qu’elle eut subi l’influence du paganisme grec et qu’on eut trouvé le moyen de concilier, par le dogme ingénieux de la Trinité, l’idée de l’unité divine avec l’adoration d’un homme, c’est-à-dire le monothéisme avec l’idolâtrie.

D. — S’il fallait vous en croire, la théologie de saint Pierre serait bien peu dissemblable de celle de Voltaire et de Rousseau. Mais à propos de Voltaire, n’est-ce pas lui qui donnait pour mot d’ordre à ses amis : « Mentez, mentez encore ; il en restera toujours quelque chose ? »

R. — Non, Voltaire n’a pas dit cela. Je vous mets au défi de trouver cette phrase dans ses lettres ou dans ses écrits. C’est une pure invention du clergé, travestissant et mettant en pratique, tout à la fois, ce mot de Basile — un des siens — dans la pièce de Beaumarchais : « Calomnions, calomnions ; il en restera toujours quelque chose. »

Que de bourdes de cette sorte on vous fait avaler ! Ne vous a-t-on pas fait croire que Voltaire mourant avait mangé ses excréments et bu le contenu de son vase de nuit en punition de ses plaisanteries sur la cuisine d’Ézéchiel ?


« Ce que vous mangerez sera comme un pain d’orge cuit sous la cendre ; vous le couvrirez devant le peuple des excréments qui sortent de l’homme.

» Je dis alors : Ah ! ah ! ah ! Seigneur Dieu ! mon âme n’a point encore été souillée, et depuis mon enfance jusqu’à ce jour, jamais bête morte d’elle-même ou déchirée par d’autres bêtes n’est entrée dans ma bouche.

» Le Seigneur me répondit : Eh bien ! je vous donne la fiente des bœufs au lieu des excréments humains… » (Ézéchiel, ch. IV, 12-15.)


Les commentateurs ne voient dans ce passage qu’une allusion à la coutume des peuples du désert, qui, faute de bois, se servent de fiente de chameau desséchée pour faire cuire leurs aliments. Mais s’il s’était agi de cette coutume, Dieu en aurait-il parlé dans une vision comme d’un châtiment nouveau et particulier aux Juifs ?

Il faut d’ailleurs remarquer que les Juifs habitaient alors la Palestine et non le désert. Voltaire veut donc que l’on prenne ce passage au pied de la lettre.

Ézéchiel semble être quelque peu de l’avis de Voltaire et ne pas trouver aussi naturelle que les commentateurs bibliques l’innovation culinaire recommandée par l’Éternel. Malgré sa docilité bien connue, il ne peut s’empêcher de se récrier : « Ah ! ah ! ah ! Seigneur Dieu ! »

Donc, même en acceptant l’interprétation des commentateurs, Voltaire aurait été bien excusable de trouver plaisante la figure du bon Ézéchiel à l’idée de manger du pain cuit de cette façon.

Du reste, pas un seul libre-penseur ne meurt que l’on n’invente aussitôt quelque légende sur ses derniers moments. Dernièrement c’était Littré qui aurait demandé un prêtre et que ses amis auraient empêché de se confesser. On en a dit autant de Lamennais et de cent autres. Ce qui devrait cependant vous faire réfléchir et vous mettre en garde contre tous ces racontars, c’est qu’ils ne sont affirmés que par des gens qui n’étaient pas là. Quant à ceux qui étaient présents, ils les nient. Mais peu importe. Il suffit qu’une bourde de ce genre ait une fois été lancée dans le public pour que tous vos prédicateurs la répètent de confiance, sans se préoccuper d’en vérifier l’exactitude, sachant bien que vous ferez de même, et que vous vous garderez de remonter jusqu’à la source pour contrôler leurs citations et leurs assertions.

Votre naïveté me rappelle ce jeune vicaire qui, dans une prosopopée hardie, avait apostrophé véhémentement les ombres de Voltaire et de Rousseau. Après un temps de silence savamment ménagé, le prédicateur, arc-boutant ses deux poings contre sa poitrine et portant ses coudes en avant, s’écriait triomphalement : « Répondez, Voltaire !… Répondez, Rousseau !… Vous le voyez, mes frères, les impies se taisent et ne répondent pas. »

Quant au fond de la question, vous avez parfaitement tiré la conclusion. La théologie de saint Pierre est bien plus voisine de celle de Voltaire et de Rousseau que de celle de l’Église actuelle.

  1. Nous avons eu précédemment l’occasion de signaler la composition tardive de l’Évangile selon saint Jean, où l’on parle de la mort de saint Pierre comme d’un fait appartenant déjà au domaine de l’histoire.