Albert Mérican (p. 116-119).


XX

HEURES TROUBLES


Je restais étourdi.

La combinaison qui venait de m’être révélée m’apparaissait devoir aboutir au succès.

X 323 non prévenu, donnerait tête baissée dans le piège à lui tendu.

Non prévenu… Eh ! by Heaven ! si je savais où le rencontrer, je le préviendrais, moi… c’eût été mon devoir strict d’Anglais loyal.

Mais où rencontrer ce personnage que l’on n’entrevoyait jamais, s’il ne le permettait point.

Et puis comment même reconnaître un homme qui n’a pas un visage habituel, auquel il soit possible d’attribuer son nom ou son pseudonyme ?

Est-ce qu’il allait être victime de ses précautions surhumaines ?

Serait-il un mort, parce qu’il lui avait plu de vivre Sans Visage ?

Par cette question intérieure, on voit que mon intérêt n’allait pas seulement au champion de l’Angleterre. L’homme lui-même en avait sa large part.

Je me sentais affectueux à l’égard du personnage mystérieux que je ne pouvais pas me vanter de connaître.

Vous avez tous éprouvé les souffrances d’amitié, l’inquiétude que cause la certitude qu’un ami fait une bêtise, s’enfonce dans une entreprise dangereuse ou compromettante, s’enlise dans des relations indignes de lui.

Je me trouvais dans cet état désagréable, pénible ; seulement ceci se compliquait pour moi de ce que ma sympathie n’avait possibilité de s’exprimer que dans le vide… Mon ami étant un véritable feu follet, un être insaisissable, un mythe.

Oh ! un ami Sans-Visage… Un ami que notre imagination nous montre mort, avec sur les épaules une tête à transformations, c’est, je le jure, une impression de folie… Il semble que les lobes du cerveau se craquèlent, se fêlent, se dissocient.

Je suis persuadé que, derrière mon buisson, je fus durant un bon moment, absolument privé de raison.

Comment ne me trahis-je pas par un mouvement intempestif ? Je l’ignore… Les fous ont des minutes de calme.

Et puis, je me retrouvai dans ma cachette avec ma lucidité renaissante… Ah ! ma raison revenait de loin. Un aérolithe vous tombant sur la tête doit produire des effets de même nature.

Le comte et son secrétaire causaient gaîment.

Ils se réjouissaient de l’issue probable de leur combinaison ; M. de Holsbein se rengorgeant sous les compliments sincères de son subordonné.

Et tout à coup, effet de réaction sans doute, luminosité succédant, par le jeu naturel des fonctions, au brouillard… une pensée, ou plutôt une série de pensées s’épanouirent claires, précises dans mon cerveau.

C’était Minerve sortant tout armée du crâne de Jupiter… J’eus même le sourire en me remémorant le conte mythologique.

Jupiter, atteint de migraine, à une époque où l’on ignorait quinine, antipyrine et pyramidon, se faisant donner un coup de hache sur la tête, ce qui mettait au jour Minerve, déesse de la sagesse.

Oh ! la sagesse humaine, résultat d’une migraine, comme c’est bien cela !

Mais, voyons ma « Minerve » personnelle.

J’allais tâcher de regagner le salon sans être aperçu des causeurs… Je formulerais ma demande de mariage rapproché, dès la rentrée du comte.

Puis je partirais, je me rendrais là, où j’avais déjà rencontré X 323, avec l’espoir vague de l’y revoir.

Je ne me dissimulais pas que ces démarches présentaient à peine une chance favorable sur cent… et encore étais-je généreux en supposant même une chance.

Si tout cela était inutile ; alors j’entrerais résolument en scène. Je savais le secret du Puits du Maure, donc, rien de plus simple que d’arriver dans le sous-sol de l’Armeria. Et là, ma foi, là, je défendrais X 323… Un Anglais n’a pas le droit de déserter son drapeau… Un drapeau qui représentait à cette heure, chose étrange pour un drapeau, la paix de l’Europe.

Très bien ! Mais j’avais promis à Niète de l’accompagner le soir au Théâtre Royal. Il était triste de renoncer à cette joie.

Foin de mes convenances individuelles ; le Times, la Great Britain, l’Europe, le Monde et autres lieux comptaient sur moi… Je m’excuserais, ma récente blessure me fournirait un prétexte excellent, pour rentrer à l’hôtel et me coucher avec le jour.

Oui, c’était cela.

Et avec des précautions qu’eût envié un Indien de Fenimore Cooper ou de Mayne Reid Captain, je quittai ma cachette.

Dieu et mon Droit ! Le Dieu britannique protégeait le bon Droit, en vertu, sans doute, de l’accord intervenu entre les deux parties, lors de la confection de la devise du Royaume-Uni, qui souligne si magistralement l’Écusson national.

Et j’étais confortablement installé dans le salon, lorsque M. de Holsbein se décida à réintégrer le corps de logis principal.

Notre entrevue fut courte. Il écouta d’un air distrait ma requête, et sans marquer les résistances que je craignais, il fixa, à trois semaines de là, le jour où ma bien-aimée Niète aurait été l’épouse de Max Trelam.

Évidemment, le meurtre de X 323 le préoccupait trop pour qu’il discutât une chose de si mince importance que le mariage de sa fille.

En d’autres dispositions d’esprit, j’aurais jugé sévèrement son indifférence ; mais je me sentais moi-même si impatient d’agir que je lui fus reconnaissant de m’épargner l’ennui d’un entretien prolongé.

Je le quittai, le priant d’avertir Mlle de Holsbein que je souffrais de ma blessure, et que je croyais prudent de m’imposer un repos absolu.

Il haussa légèrement les épaules, comme pour dire :

— Reposez-vous autant qu’il vous plaira. Cela m’est parfaitement égal.

Mais il promit de transmettre mes excuses à Niète ; lui-même s’excusa sur des travaux urgents et alla s’enfermer dans son cabinet de travail.

Il avait hâte de ne plus être en face de moi. Je concevais ce besoin d’être seul, vis-à-vis de sa pensée.

Allons, je pouvais me mettre à la recherche de X 323.

Mais sous le vestibule accédant à la Carrera de San Geronimo, je me trouvai face à face avec Niète.

Elle n’avait pu supporter l’attente, et rentrait de meilleure heure avec Concepcion, afin de connaître plus tôt le résultat de mon entretien avec son père.

La réponse la réjouit.

Puis elle s’inquiéta quand, avec un peu d’embarras, je lui déclarai ressentir de violentes douleurs de tête.

Pauvre chère mignonne… L’idée du mensonge ne pouvait naître en elle. Elle fut la première à me conseiller de rentrer, de ne pas sortir le soir même. Elle irait au Théâtre Royal avec Concepcion et son père…

Je fus sur le point de lui dire :

— Ne comptez pas sur lui.

Mais je retins à temps la phrase imprudente. J’abrégeai la conversation et je m’éloignai, en redisant après la chère douce enfant.

— À demain !

Ô chers yeux bleus ! chers yeux bleus ! Pourquoi ne vous ai-je pas considérés plus longtemps ; pourquoi n’ai-je pas pénétré mon âme de vos scintillements de saphirs ?… Regret subtil, facette douloureuse dans les mille facettes du désespoir !

Le Salon du Prado, la maisonnette de la rue Zorilla me virent successivement, anxieux, fureteur… Pas de X 323, naturellement.

Je m’y attendais.

Un moment, j’eus la pensée de me présenter chez la marquise de Almaceda… J’y renonçai… Savais-je maintenant quels étaient les liens l’unissant à X 323… Le connaissait-elle moins superficiellement que je ne le connaissais moi-même ?

Dans ces sortes d’affaires, on ne saurait s’entourer de trop de précautions.

Et enfin, le correspondant du Times, puisqu’il faut tout dire, n’était pas autrement fâché de jouer un rôle dans l’aventure.

Quel encens si je sauvais X 323, et du même coup la paix européenne. Le Times me tresserait des couronnes… d’or, car le « patron » est généreux pour ceux qui servent bien le journal.

Plus il rentrerait d’or dans mon escarcelle, plus doux serait le nid que je bâtirais à ma bien-aimée « engagée ».

Ah ! fou ! pauvre fou ! les phtisiques, lit-on, rêvent ; la vie impossible à l’heure même où elle s’éteint. Hélas ! ils ne sont point les seuls. Tous, tant que nous sommes, nous nous épuisons en projets, oubliant que l’avenir, ce collaborateur sans lequel rien ne se fait, ne nous appartient pas.

Je regagnai l’hôtel de la Paix. Je me munis de quelques sandwiches, d’un petit flacon d’Alicante et, la nuit protectrice ayant étendu sa cendre sur Madrid, je m’engageai dans le dédale de rues devant me conduire à la Taberna Camoëns et au Puits du Maure.

J’arriverais à l’Armeria bon premier, en m’y prenant si longtemps avant l’heure fixée par le comte.

Peut-être, si X 323 obéissait à un raisonnement analogue, me serait-il permis de le prévenir. Et c’est nous qui surprendrions le comte, oui l’immobiliserions sans, d’ailleurs, lui faire de mal.

Il est mal porté d’occire son beau-père, et cette idée ne se présenta même pas à mon esprit.

Je traversai la taberna sans encombre. Je me trouvai seul dans l’enclos du Puits. Le déversoir fonctionna dans la perfection… ; j’eus bien soin de le refermer avant de descendre, afin que le niveau remontât à son degré normal ; — il fallait vingt minutes pour cela, je l’avais appris lors de ma dernière expédition.

De la sorte, ceux qui me suivraient par la voie souterraine, ne se douteraient pas qu’un représentant du Times les y avait précédés.

Le couloir parcouru, je soulevai la dalle mobile. Je la remis soigneusement en place, après qu’elle m’eût livré passage ; puis, à tâtons, dans le sous-sol obscur, j’allai me blottir derrière un caparaçon de guerre, admirable embuscade pour un curieux.

Et confortablement assis par terre, je dégustai mes sandwiches, raisonnablement arrosés d’alicante.

Quand on est de faction, il est sage de renouveler ses forces.

J’avais longtemps à attendre… Mais j’y étais préparé. Le caparaçon s’accompagnait d’une housse somptueuse de velours frappé et brodé… Je l’étendis sur le sol, sans respect pour sa valeur historique, ni pour le haut personnage ignoré qui l’avait autrefois chevauchée.

Je m’allongeai mollement sur cette couverture improvisée. Je me sentais désormais une patience inlassable.

Sur une housse, royale peut-être, je me déclarai que je commençais une faction de sybarite, et cela me donna véritablement un grand courage.