Albert Mérican (p. 87-89).


XII

LA SITUATION POLITIQUE


Elle sortit en me regardant. Un instant, en la suivant du regard, j’oubliai le garçon qui attendait toujours ma réponse.

Cet homme toussa, sans doute pour me rappeler qu’il était là.

— Faites entrer, fis-je sèchement, quelque peu vexé de ma distraction.

Un moment après, sir Lewis Markham entrait. Cette fois, je le voyais en « civil ». Il portait du reste ce vêtement avec une aisance assez rare chez les militaires.

Nous nous serrâmes cordialement la main.

— Allons, allons, fit-il, je vois que notre blessé va pouvoir bientôt reprendre place dans le rang.

— Certes…

Il me coupa la parole :

— Par exemple, reprit-il, une fois rentré dans le rang, il importe de n’en plus sortir.

Je le regardai d’un air interrogatif :

— Oui, répliqua-t-il, car le soldat qui veut jouer au général, si valeureux qu’il soit, fait perdre la bataille à ses alliés.

Le ton de sir Lewis me choquait. Pourtant, je ne me révoltai point.

Je sentais que, pour parler ainsi, il devait avoir de bonnes raisons.

Sans doute, mon attitude lui plut, car son accent se fit moins sévère.

— Si l’on m’avait écouté, on ne vous aurait rien confié de l’affaire ; mais on a tenu à être agréable au Times… Cela atténue votre responsabilité… Un journaliste, épris de sa profession, ne pouvait résister au désir de se rendre au Puits du Maure.

— Quoi ? Vous savez, m’écriai-je, stupéfait de voir le capitaine Markham au courant de mes faits et gestes.

Il me toisa d’un coup d’œil railleur :

— Vous n’allez pas vous étonner de cela… Vous avez interrogé toute la ville pour découvrir l’emplacement du Puits du Maure… et quand on questionne une cité entière… le malheur est que vous avez éveillé la défiance du comte de Holsbein, qu’il est sorti de l’Armeria avec vous, sans avoir tiré les documents de leur cachette…

Je ne pus arrêter cette phrase curieuse :

— Alors, on l’a dévalisé en pure perte ?

— Presque.

— Que signifie ce : presque ?

— Que le papier dérobé à Londres manquait ; mais que des notes chiffrées nous ont révélé que le comte se croyait entouré d’ennemis, et qu’il allait tenter une expérience pour s’assurer que personne ne serait capable de rompre les mailles du filet tendu autour de sa personne.

Je songeai au voyage de Wilhelm Bonn ; ce voyage dont Niète m’avait vaguement parlé, mais ma « faim de savoir » fut plus forte, et je murmurai :

— Le filet tendu par X 323 ?

Et le capitaine, inclinant la tête :

— Vous le connaissez ?

Cette fois, il haussa les épaules.

— Qui le connaît ?

— Pourtant, vous l’avez vu ?

— En dix occasions… Toujours différent de lui-même…

Avec un abandon qui me prouva que l’attaché militaire était aussi intrigué que moi, au sujet du mystérieux personnage, répondant à l’appellation de X 323.

— Ainsi, reprit-il, j’ai appris votre équipée par lui… Il est venu à l’ambassade, dans mon cabinet, sous l’apparence d’un boy télégraphiste… d’un gamin de dix-huit ans à peine… Il a deviné à mes regards dirigés vers la sonnerie électrique, que je méditais quelque chose contre son incognito.

— Et ?

— Il m’a prévenu que je n’étais pas de force… que nul ne le suivrait contre sa volonté. Il est sorti de mon bureau… J’ai aussitôt téléphoné au concierge de dépêcher un de nos agents à la poursuite du boy de la poste.

— Il lui a échappé ?…

— Plus fort que cela. L’agent et le concierge prétendent qu’aucune personne répondant au signalement donné n’est sorti de l’hôtel de l’Ambassade.

J’allais insister. Sir Lewis ne me le permit pas :

— Laissons cela, voulez-vous… Promettez-moi de ne plus tenter d’expédition comme celle du Puits du Maure… Au surplus, vous sachant mieux, est-ce pour cela que je suis venu.

Je promis, très mortifié du résultat piteux de mes entreprises.

— Bien, fit alors l’officier, sans paraître remarquer ma confusion… Puisque vous êtes raisonnable, je veux vous faire part de quelques renseignements, qui auront leur place dans l’enquête que vous poursuivez pour le Times.

Du coup, j’oubliai tout le reste.

Me promettre des éclaircissements, prouvait que, malgré les apparences, on ne me tenait pas rigueur d’une incartade bien excusable.

— Donc, reprit-il, la situation franco-allemande s’aggrave de jour en jour. Sans doute, le gouvernement germanique, auquel les papiers dérobés à Londres font défaut, essaie d’envenimer le débat autrement.

— Cela ne m’étonne pas.

— Moi non plus, car je sais que dans un avenir prochain, la guerre sera un besoin fatal pour l’Allemagne.

Et d’un ton doctoral, que l’on prend volontiers dans les ambassades, lorsque l’on s’adresse à un profane :

— Deux périls intérieurs menacent l’empire : le péril socialiste… La Social-Démocratie enfièvre les nuits du souverain et de ses conseillers. Or, ce danger réel est sur le point de se voir multiplié par dix, à raison du krach industriel imminent.

— Un krach industriel… dans ce pays qui a si extraordinairement étendu son champ d’opérations depuis 1870 ?

— Parfaitement, avec les cinq milliards extorqués à la France, après la guerre néfaste de 1870-71, l’Allemagne a créé son industrie de toutes pièces. Elle a le plus bel outillage du monde, parce que complètement neuf. Elle a des savants, de remarquables ingénieurs, d’excellents ouvriers… Seulement, son capital ayant été dévoré par cette création… elle est aujourd’hui une immense maison de commerce à laquelle le fonds de roulement fait défaut, et que la faillite, guette à chaque échéance.

Je restai muet.

La situation que Markham venait de préciser avec une si terrible netteté, m’apparaissait tellement dangereuse, que l’importance du document volé passa pour ainsi dire au second plan dans mon esprit.

— La faillite ou le krach, puisque la faillite se nomme ainsi pour les États, mettrait sur le pavé trois millions de social-démocrates. Ces gens privés de pain et bien enrégimentés, c’est la révolution certaine.

— Mais alors, quoi que l’on fasse, la guerre est inévitable, puisqu’elle est le seul dérivatif à la révolution qui menace le trône des Hohenzollern.

Mon interlocuteur approuva du geste :

— Elle est risquée, la guerre, depuis que notre vieille Angleterre a amené la coalition défensive des peuples d’Europe… Elle est un expédient désespéré… Le document serait un tremplin… À son défaut, on essayera d’un palliatif…

Et avec un sourire ironique, car il est toujours agréable à un Anglais de constater les embarras de l’Allemagne, sir Lewis continua :

— Si l’on pouvait soutenir l’industrie en lui allouant des primes, peut-être parviendrait-on à lui faire traverser heureusement la passe difficile. Seulement, on a calculé les sommes nécessaires… Il faudrait créer dans l’empire pour un milliard d’impôts nouveaux.

— Ce que l’on vient de proposer au Parlement.

— Justement.

— Ce projet ne sera pas voté.

— Je le crains, et alors ce sera la guerre.

J’eus une de ces exclamations patriotiques que l’on ne réprime par aucun raisonnement.

— Alors, pourquoi pas de suite ?

— Parce que dans quelques mois, la partie déjà fort belle pour nos amis et pour nous, le sera devenue davantage.

Puis, avec ce flegme admirable qui le caractérise, sir Lewis reprit :

— L’Allemagne sait cela comme nous. Aussi est-elle tiraillée par le désir et la crainte du conflit. Savez-vous ce qu’elle exige maintenant pour l’incident de Casablanca ?

— Les bandelettes qui recollent ma tête répondent pour moi.

— Alors je vous éclaire. La France a accepté de faire juger le différend par le tribunal arbitral de la Haye.

— Je sais cela.

— Eh bien, le gouvernement allemand exige que la France exprime auparavant ses regrets des voies de fait problématiques dont aurait été victime un employé du consulat à Casablanca.

La prétention teutonne me stupéfia.

Avoir un procès, cela arrive à tout le monde ; mais reconnaître que la partie adverse a raison avant de se présenter devant ses juges, cela ne s’est jamais vu.

Et la conclusion de mes réflexions fut cette phrase :

— En ce cas, la guerre est inévitable.

À ma grande surprise, mon interlocuteur nia de la tête.

— Non ?

— Non, parce que la France, sur le conseil ami de notre souverain…

Le capitaine salua avant de poursuivre :

— Va répondre diplomatiquement… Nous sommes certains qu’en gagnant du temps, on peut encore retarder l’échéance… Si l’Allemagne perdait l’assurance de posséder bientôt le document dont la publication affolerait les cerveaux d’outre-Rhin, elle se montrerait conciliante… Eh ! eh ! sir Max Trelam, vous avez appris à l’Université… je ne sais plus laquelle… que l’élan moral est un facteur de succès non négligeable.

Et sur cette plaisanterie de pince-sans-rire, il acheva :

— Deux personnages peuvent faire parvenir le document : le comte de Holsbein, bien trop surveillé pour réussir… et M. de Kœleritz, cet envoyé extraordinaire commercial accrédité auprès du gouvernement espagnol… Informez-vous ce soir de sa santé. Je crois que, d’ici à quelques jours, il ne sera pas en état de rendre à son pays le service secret que l’on espère de lui.

— Que prétendez-vous me faire supposer ?

— Cherchez, informez-vous… Et sur ce, je ne veux pas vous fatiguer davantage… Au revoir, sir Max Trelam. Croyez que j’ai la plus sincère estime pour votre caractère.

Il marchait vers la porte.

Une dernière question me monta aux lèvres.

— Et la marquise de Almaceda, vous la connaissez également ?

La « Tanagra » venait de se présenter impérieusement à ma pensée.

Pourquoi ?

Était-ce pas association d’idées puisque la personnalité de X 323 avait dominé tout l’entretien ?

Peut-être. En tout cas, la réponse de sir Lewis ne me renseigna pas du tout.

— Madame de Almaceda, fit-il… grand nom espagnol ; femme exquise ; grosse fortune.

Et ouvrant la porte, sans attendre que je fusse arrivé près de lui afin de prendre ce soin.

— Ne vous dérangez donc pas… Se faire reconduire par un malade est stupidement cruel… Vivez heureux, sir Max Trelam.

Il était sorti, évitant ainsi les interrogations nouvelles que je n’eusse pas manqué de lui adresser, au sujet de l’énigmatique marquise de Almaceda.