Eds de France (p. 205-216).


XIX

RIO DE JANEIRO À L’OMBRE


Vous pensez si j’attendais Rio de Janeiro ! Le voyage dura treize jours. Vous souriez ? Si, si, je le vois, cela vous amuse que je guette avec impatience l’heure d’être ramené dans une prison.

L’impression que Rio me fait ? C’était tellement joli que je ne pouvais m’imaginer qu’il y eût des prisons dans un endroit pareil.

On entre dans la baie.

L’agent 29 traduit son enthousiasme par des coups de poing que je reçois dans le dos, amicalement.

Une vedette pique sur l’Itabera ; elle amène la police.

La vedette est pour nous. Nous descendons. M. Luiz me précède. L’agent 29, la main gauche sur l’étui éblouissant de son revolver, me suit pour mieux me protéger. En route !

Nous atteignons le quai.

— Crac ! vous y êtes ? fait M. Luiz. Et allez ! voilà les photographes qui croissent et multiplient. Crac ! Crac !

On me pousse dans les locaux de la police maritime. Les journalistes m’y attendent et me sautent dessus.

Enfin ! Qu’est-ce que j’ai fait ? Ils me montrent vingt journaux où ma photo domine, et sur quatre, sur cinq colonnes : O caso Dieudonné ! (Le cas Dieudonné.) Recordacoes da terra dos mortos. (Souvenirs de la terre des morts.) Dieudonné victima da justicia dos homens. Une caso de erro judiciario, Dieudonné sera innocente.

Qu’est-ce qui se passe ? Je me le demande. Je n’ai pas pipé depuis que je suis au Brésil. Je n’ai cherché que silence et oubli, et voilà que je deviens un sujet d’actualité à grosse manchette !

Faz favor ! disent vos confrères en voulant m’entraîner. Ils me crient : « Vous êtes innocent ! »

— Merci ! messieurs, merci !

Tous veulent une déclaration.

— Messieurs, je vous répondrai comme aux douaniers : « Je n’ai rien à déclarer ! »

Sans l’agent 29, je n’en sortais pas. Mon brave ami me dégage. Une auto est devant la porte. Elle nous emmène. M. Luiz Zignago, l’ami et moi.

Nous filons vers le ministère de la Justice.

Que me veut le ministre ?

Nous voici devant le bâtiment. Un bel escalier, ma foi ! Un huissier géant. Quel salon ! Comme locaux de justice, je n’ai connu que les prisons. Il y a aussi des palais ! Des bustes de marbre, des fauteuils, et ce n’est que le cabinet d’attente !

Le géant vient nous prendre, pousse une portière : le ministre nous apparaît.

Il me regarde, il me regarde même bien. Je reste immobile. Il semble las et à la fois. Il dégage son fauteuil pour être plus à l’aise. Il part dans une longue conversation avec M. Zignago. Mon commissaire lui conte les détails de l’affaire. Le ministre écoute, prend des notes. Je comprends que M. Zignago plaide ma cause et demande que l’on ne me mette pas en prison. Le ministre lève les bras comme pour dire qu’il ne peut rien faire, que je dois y aller. Pendant ce temps, debout à côté de moi, l’agent 29 est grandi par sa mission. Je suis sûr qu’il n’entend pas ce qui se dit. Il est sourd de tant de gloire !

Le ministre me fait un sourire et nous congédie. Nous sommes dehors. L’agent 29 s’éponge.

— Hélas ! je dois vous conduire à la Centrale. L’ambassade de France a demandé votre extradition. Le ministre est pris entre l’opinion publique d’ici et les nécessités d’ordre international.

— Tant pis ! monsieur Luiz.

Nous voilà à la Centrale.

Mes amis me remettent au chef de la police.

Nous avons les larmes aux yeux. L’agent 29 me laisse toutes ses cigarettes. M. Luiz promet de veiller sur moi. On s’embrasse, et c’est l’adieu !

Identification. Anthropométrie. Bureaux, escaliers, couloirs. Bureau, bureau, bureau ! Cellule d’attente. Une heure après : panier à salade.

Ainsi fais-je ma première grande promenade à travers Rio de Janeiro. Elle aboutit à la casa de Detencâo. Encore !

Je monte un escalier de fer. Au premier étage, on m’arrête devant la cellule 41. Quatre et un font cinq ! Mauvais chiffre ! Le cinq m’a toujours été néfaste.

La cellule a vingt mètres carrés. Ils sont dix-sept là-dedans, qui me dévisagent. Les riches ont des paillasses et des couvertures. Je fais comme les pauvres ; je sors de grands journaux de ma poche. C’est intéressant, les journaux de quarante pages, quand on est en prison, vous savez !

… Il y a plus à lire.

Ce n’est pas cela. On les étend sur les dalles, c’est épais ; ça vous préserve mieux du froid ! J’arrange mes souliers en traversin. Je me couche.

Première nuit !

Deux Allemands, trois Espagnols, cinq Portugais, un Polonais, cinq Brésiliens et un Français (moi), telle est la case à mon réveil.


FEBRONIO !

Parmi tous, il en est un qui fait un bruit formidable : un Indien. Il met ses habits au bout d’un manche à balai et les enflamme. D’une main il tient le manche, de l’autre il fait le salut militaire. Il crie : « Vivo Diabo ! » Vive le Diable ! Il veut prendre mes journaux pour les brûler. Je les défends. Il saute sur mes souliers que je rattrape. Il est nu. Devinez qui c’est ? Febronio !


… Febronio est en ce moment pour le Brésil ce que Landru fut pour la France. La célébrité de l’un vaut celle qu’avait l’autre. Ils ne l’ont pas gagnée, cependant, sur le même champ de crime. Landru travaillait dans l’article femme, Febronio préférait le rayon garçonnet. Il les faisait bouillir, après, dans une marmite, prétendant que des voix célestes lui en donnaient mission. Le nombre de ses sacrifices connus se monte à six. Au dixième, affirme-t-il, la nouvelle religion eût d’un seul coup éclairé le monde. C’est du moins ce qu’il m’expliqua à l’aide d’un interprète, lorsque, recherchant les traces de la captivité de Dieudonné, je visitai la prison de Rio. Ce dont il se plaignait surtout, c’est qu’en l’arrêtant, on eût arrêté les desseins du Très-Haut !


— Voilà avec qui l’on m’a mis, reprend mon évadé.

Cette fois, je suis bien abandonné. Comme je n’ai pas un milreis et que la nourriture de la prison brésilienne passe mal, je meurs de faim. Je l’absorbe, mais elle s’évade de moi. Je me souviens qu’un des Allemands polyglottes m’avait prêté la traduction française d’un roman russe. Ce que l’on y mangeait, dans ce livre ! On y mangeait à toutes les pages. « Ah ! que je me disais, si j’étais là-bas ! »

Le sixième jour, je vois arriver un monsieur, Me  Fessy-Moyse, avocat du consulat français. Il faut vous dire que j’avais écrit à notre ambassade. Dans ma lettre, je disais : « Vous demandez que je me rende aux autorités françaises, et vous m’avez fait enfermer dans une prison brésilienne ; comment en sortir pour satisfaire votre désir ? De plus, vous devez connaître, monsieur l’ambassadeur, les habitudes pénitentiaires du pays. Ici, le prisonnier se nourrit, pour les trois quarts, par ses propres moyens. Personnellement, comme moyens, je n’ai que celui de ne rien manger. »

Me  Fessy-Moyse m’apporte cinquante milreis de la part de M. Conty. Il ajoute cinquante milreis de sa poche. Il obtient que je sois mis dans une cellule du rez-de-chaussée. Adieu, Febronio et tes invocations au diable et tes feux de joie tellement inquiétants que, les nuits, je ne dormais plus afin d’être prêt à les éteindre !

J’ai de l’argent. J’achète les journaux. Ils sont remplis de mon affaire. Regardez seulement les titres ; vous aurez une idée de ce qui se passait : Le Brésil a-t-il le droit de livrer Dieudonné ? Nous devons libérer Dieudonné. La Gazeta dos Tribunâes est plus violente. Elle prend officiellement mon parti. L’article est signé J. V. Pareto junior.

Le soir de ce même jour, à trois heures, deux messieurs se font ouvrir ma cage.

— Je suis Pareto junior, avocat, dit l’un d’eux. Et voilà M. Beaumont, directeur de la Gazette des Tribunaux, Nous venons, au nom de la conscience brésilienne, nous constituer vos défenseurs. Je demanderai pour vous l’habeas corpus au Suprême Tribunal fédéral !

C’est tellement beau qu’un mal de tête que j’ai disparaît illico.

Ils me serrent la main avec effusion.

— Vous avez maintenant deux amis, disaient-ils.

Le lendemain 2 août, deuxième visite. Ma cellule devient un salon, il ne me manque que des chaises et un piano. C’est le consul de France, en personne, M. Henri Brun.

— Je viens vous annoncer officiellement que le gouvernement français ne demande plus votre extradition.

Un consul de France dans ma cellule avec une bonne nouvelle à la bouche, voilà de nouveau que le merveilleux entre dans ma vie !

Une heure après :

Vous êtes libre, vient me dire le directeur de la prison.

Mon gardien ajoute : « Au revoir, professor ! »

Je suis devenu professeur !

Attendez, il y a encore autre chose. Mon compagnon de cellule est superstitieux. Quand il me voit boutonner ma besace, il me dit : « Donne-moi ta ceinture ; avec elle, tu t’es sauvé du naufrage, tu as réussi la deuxième évasion, et maintenant tu sors de la Cadeïa. Donne-la à moi qui n’ai pas de chance. » Je la lui donne.

Ceci vous explique pourquoi, un quart d’heure plus tard, ahuri, égaré, je me trouve dans la rue, au milieu d’une capitale inconnue, avec un pantalon qui dégringole !