Eds de France (p. 194-204).


XVIII

UN FAMEUX VOYAGE


Il est six heures, le soir du même jour. Je crois bien que, dans ma cellule, je cours encore après mon entendement !

Un gardien ouvre la cage. Il me fait signe de prendre mon chapeau, de m’épousseter le mieux que je peux, de m’embellir, quoi !

Il me manque tout pour reluire. Il le comprend. Je le vois partir dans le couloir et revenir portant deux brosses, l’une à habits, l’autre à souliers. J’astique mes cuirs, je me bichonne. L’après-midi, l’on m’avait conduit chez le perruquier de la prison, si bien qu’à la fin on aurait peut-être pu trouver au Brésil un homme aussi élégant que moi, mais certainement pas davantage !

Je suis le gracieux gardien. Il me mène à la direction de la Cadeïa.

M. Luiz Zignago m’y attend.

À côté de lui, au port d’armes, le plus magnifique agent de l’État de Para. Il est jeune, grand et beau dans un uniforme neuf. Il a la tenue, il est de la race de ceux que l’on attache à la personne des personnages politiques. Il n’en est pas de plus magnifique à la porte de l’Élysée. M. Zignago me le présente : « L’agent 29 ».

Les portes de la prison s’ouvrent devant nous trois. Nous sortons.

— L’Itabera ne part qu’à onze heures du soir, dit le commissaire. Je suis venu vous chercher avant ; comme cela, nous pourrons prendre tout à l’aise l’apéritif, dîner à l’hôtel et gagner le port en fumant un bon cigare.

Je dis : « Merci, monsieur le commissaire ! » Que vouliez-vous que je dise ?

Et nous nous arrêtons place de la Republique, au café da Paz.

— Connaissez-vous un homme heureux ? me demande M. Luiz.

— Je vous remercie, que je dis en souriant. Je serais difficile si je me plaignais.

— Il ne s’agit pas de vous. L’homme heureux, c’est l’agent 29. Regardez-le !

Il jubilait.

C’était la récompense de cinq années de bons services. Dans son quartier, on ne voyait jamais traîner les boîtes à ordures. Il n’y avait ni chiens errants, ni batailles. Quant aux dames de nuit, joli garçon comme il est, il les menait d’un seul clin d’œil. Cela le désigna au choix. Il n’était jamais sorti de Para ; alors, accomplir un voyage de treize jours, visiter Pernambouc, Bahia, voir Rio, il n’en dormait plus ! Il vivait l’un des plus beaux moments de son existence.

Soudain, sous le coup du bonheur, l’agent 29 cherche ma main et me la secoue avec une reconnaissance que je n’oublierai jamais.

On trinque, puis on boit. Et l’on va dîner.



On est bien calé tous les trois contre une même table, mais un curieux défilé commence.

Les gens qui entrent, M. Luiz les connaît. Ce sont des commissaires de police, dés agents de la sûreté, des guardas civils. À chacun mon hôte me présente, et c’est, de leur part, d’infinies protestations d’amitié. On parle toujours des poules qui trouvent un couteau ; il faudrait changer ça et mettre un peu à la mode le forçat qui rencontre la protection de la police. C’est un étonnement d’une bien meilleure qualité. On me souhaite bon voyage.

— Au Para, vous êtes chez vous, qu’ils disent !

Je n’ose rien dire ; mais, tout de même, une heure avant, où étais-je ? En prison ! C’est peut-être cela qu’ils appellent chez moi ? Pour dire la vérité, je ne comprends plus rien à rien. Alors, je mets un gros cigare dans mon bec et je laisse courir.

On se lève tous trois. Il est dix heures. Faisant une grande fumée, nous cheminons sans souci vers le Port of Para. On y arrive. La prison, ou je ne sais qui — en tout cas ce n’est pas moi — a fait porter nos bagages. Je reconnais à la douane ma vieille besace de Guyane. Je me baisse pour la charger ; l’agent 29 se précipite et me la prend des mains. Je regarde partir avec attendrissement, manié non sans respect par le représentant de la loi, le dernier instrument de mon évasion.

L’Itabera illumine le quai. Je trouve le bateau admirable. Après les pirogues d’Acoupa et de Strong, vous pensez ! Des voyageurs montent à la coupée et en descendent. Nous la gravissons à notre tour. Soudain, l’agent 29 opère un redressement prodigieux, M. Luiz s’incline : le préfet de police et ses deux adjoints sont sur le pont qui m’attendent.

… Dites-moi, mon vieux Dieudonné, n’est-ce pas un tout petit peu fort, cette dernière affaire-là ?

Le visage de l’évadé marqua un grand étonnement.

— Ce n’est pas la peine de m’avoir écouté si longtemps, si vous ne me croyez pas. Je ne dis que ce qui s’est passé, cela fait déjà bien assez. Si vous voulez les preuves…

… Le préfet et ses adjoints vous attendent. Après ?

— Ils me serrent la main. Les autres passagers tournent autour de nous. Ah ! c’était curieux à voir, l’embarquement de Dieudonné pour Rio de Janeiro, c’est moi qui vous le dis ! Ce fut un événement. Le préfet de police me demande de ne pas m’évader pendant le voyage. Je lui en donne ma parole. Il ajoute : « Si l’on ne vous extrade pas, revenez au Para, vous serez bien accueilli. » Je l’en remercie. Un journaliste m’offre un cigare, le second préfet me tend une allumette, la famille de l’agent 29, qui l’accompagne jusqu’à bord, vient me serrer la main. Je tends mes mains. Je n’en ai pas assez pour tout le monde. Je sens même que l’on m’embrasse. Je veux me dégager. L’agent 29 me fait comprendre que c’est sa mère ; alors j’offre l’autre joue. La sirène meugle. Les non-voyageurs descendent. Derniers cris. L’Itabera s’enfonce dans la nuit amazonienne.

On vogue. On vogue. Le 9 juillet, c’est Sao Luiz de Maranhâo. Le 11, Fortaleza. Le 12, Aera Branca. Le 13 au soir, une féerie : Pernambouc qui s’illumine. Toute la journée, l’agent 29 a fourbi, astiqué, ciré. Il est prêt, ganté de blanc, revolver au côté, visière sur les yeux. Il attend de pied ferme ceux de Pernambuco. Il sautera à la gorge du premier policier qui osera m’appréhender.

Nous mouillons.

Une vedette aborde. Elle porte trente investigadores de Pernambouc. Ils prennent le bateau d’assaut. Aucun doute : ils vont m’enlever. L’agent 29 se met devant moi. M. Luiz va à la rencontre de la troupe. Je reconnais dans le nombre l’un de ceux venus à Belem pour m’arrêter. L’agent 29 me fait de petits signes qui signifient : « Qu’il approche, et vous allez voir ! »

Une seconde vedette : trente journalistes. Le plus petit commence à soutenir la thèse de Pernambouc, et dit, à ce que je comprends, que Pernambouc aurait parfaitement le droit de m’arrêter. L’agent 29, champion de Para, fonce sur lui. À minuit, les soixante visiteurs sont redescendus. M. Luiz, l’agent 29 et moi, tous trois installés au bar, nous buvons à notre amitié, à la victoire de Para sur Pernambouc, et, comme nous sommes le 14 juillet, à la prise de la Bastille.

Et c’est le lendemain. Nous descendons à terre. Nous achetons les journaux. Ils chantent en prose et en vers le 14 juillet 1789. En première colonne, les portraits de M. Doumergue et de Clemenceau. À côté — j’en demande pardon à M. le Président de la République ainsi qu’au Père la Victoire — le portrait de Dieudonné ! C’est les circonstances seulement qui l’ont voulu !

Tous les journaux plaident en ma faveur. L’un d’eux : A Noticia, annonce sur un immense placard pendu à son balcon mon arrivée à Recife. L’agent 29 me montre la chose. La foule, journal en mains, me reconnaît. On s’écarte pour me laisser passer. Un homme m’offre un portrait de saint Vincent de Paul avec une prière donnant trois cents jours d’indulgences. Le bon Dieu est plus généreux que les hommes : à trois cents jours d’indulgences pour une bonne pensée, notre grâce arriverait vite, au bagne ! Un capucin me serre la main ! Mais l’agent 29 a soif. On va boire. On regagne l’Itabera. Départ.

La mer est mauvaise. L’agent 29 est malade ; il me confie son revolver, sa malle et ses bottes. Nous sommes dix-sept sur le pont ; il n’a foi qu’en moi ! Quand il va mieux et que je vais mal, il garde mes affaires.

— Une orange, agent 29 !

— Un verre d’eau glacée, Ougène !

Deux vieux et bons copains.



Bahia ! C’est la nuit. Nous descendons. L’agent 29 me dit qu’il compte bien rigoler. Nous rencontrons un de ses amis de Para, sergent comptable. Et nous partons voir les négresses.

À quatre heures du matin, l’agent 29 debout sur une table, chante un fado. Je m’absente un instant. Je reviens. Mon gardien a disparu !

Et le bateau part à six heures ! Où est passé mon gendarme ?

Je m’inquiète. J’appelle. Sa voix me répond. Il roucoule un duo d’amour dans une chambre au premier étage. J’attends. Cinq heures ! Il est long ! Cinq heures et quart ! Je monte et frappe. Il m’envoie promener ! Alors, je force la porte. Il ne veut rien savoir, et la négresse se cramponne à un si bel homme. Je le tire par les pieds, je l’aide à se rhabiller. Je prends son revolver qu’il oubliait sur la table de nuit. Enfin, il me suit…

En dégringolant de la haute dans la basse ville, il me disait : « Pas si vite, Ougène ! »

Nous n’avons eu que le temps d’attraper l’Itabera.